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Durant cette période (de la fin du xixe jusqu’aux années 1930) peu de choses changent au niveau interprétatif dans les pratiques de l’asile : les diagnostics liés à la folie puerpérale sont utilisés de manière incongrue, sporadique et contradictoire. Les fonctions physiologiques liées à l’événement de la maternité restent comme des causes accessoires de la folie. Il semble finalement que, dans la pratique asilaire, prévaut l’idée que les folies maternelles sont des folies tout court, qui éclatent parfois à l’occasion de la maternité. Mais la perception de ce que devrait être une mère se transforme visiblement, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’asile : les attentes par rapport à la fonction sociale de la maternité augmentent sensiblement vers les années 1930 en concomitance avec la pression sociale, politique et démographique de ces années.

Cette pression ne fait pourtant pas interner plus de femmes qu’aupa-ravant : l’internement à l’asile reste sur la longue période provoqué par des circonstances qui sont étrangères à la définition de la folie. Misère, précarité, isolement et violence restent les causes principales de l’internement : autant pour les hommes que pour les femmes, mères ou non. Derrière la plupart des internements à l’asile public, il y a une famille désemparée qui n’a pas d’outils ou de ressources différentes autres que l’envoi à l’asile. Il serait fort intéressant de pouvoir croiser les internements des couches riches avec

58 Ibid.

59 Ibid.

60 Ibid.

celles des pauvres. Les dossiers personnels contenus dans les archives des cliniques privées 61 ne contiennent pas d’informations médicales, se limitant à enregistrer l’information administrative. Sans doute les dossiers médicaux n’ont pas été transmis aux dépôts des archives.

Cependant nous avons déjà pu constater qu’à l’asile il y avait aussi des internements de la classe moyenne où la femme ne travaille pas. Là aussi, le problème principal est l’impossibilité de s’occuper de la malade et le fait que sa folie réside dans l’abandon de ses fonctions sociales. Cela ne sollicite pas forcément un diagnostic lié à la folie/psychose puerpérale. Ainsi par exemple Mme J. O. D. est internée deux fois entre 1928 et 1930 à la suite de ses deux accouchements. Dans les renseignements fournis par la Mairie, en 1929, nous lisons :

La malade, âgée de 27 ans, née à Marseille le 23 mars 1902, mariée, a trois enfants, âgés de 6 ans, 3 ans et un mois […]. Son mari, employé de tramways gagne 1050 fcs par mois 62.

Dans le certificat d’internement de l’asile nous lisons que la malade : présente un état maniaque avec confusion des ides, désordres des actes, insomnie. Accouchement remontant au 4 décembre, pas hyperthermie, déjà traité. À maintenir 63.

Après l’observation, le diagnostic est maintenu ; la malade :

est atteinte de manie avec mobilité et confusion des idées, désordres des actes, cris, chants, violences, insomnie, déjà traitée. À maintenir en traitement 64.

Pour conclure sur les dynamiques de l’internement à l’asile dans la période comprise entre la fin du xixe siècle et les années 1940, il faut souligner que l’usage des diagnostics liés à la folie puerpérale reste sur cette période assez limité : sur plus de 1000 dossiers individuels féminins consultés, aucun n’est uniquement centré sur ce diagnostic. Lorsqu’il est cité dans certains documents, il disparaît dans d’autres. Cela nous signale que pour cette époque les métamorphoses de la maladie mentale et la variation des symptômes sont plus importants que le diagnostic. Même dans des cas flagrants de folie liée à la puerpéralité, le diagnostic n’est pas forcement assuré, on l’utilise souvent à titre concomitant, jamais pour modifier l’interprétation de la maladie.

L’asile semble peu sensible au débat théorique de l’aliénisme, et en revanche plus sensible aux représentations de la société : la folie puerpérale est alors progressivement liée aux disfonctionnement de la maternité sans que cela pèse sur les différents diagnostics. L’effort fait par les médecins des asiles de

61 J’ai consulté différentes séries de cliniques privées marseillaises qui servaient à la prise en charge des aliénés ayant des ressources. La série 5 X 105-106 contient par exemple les dossiers personnels de aliénés de la « Maison de santé de St. Marthe » mais il n’y a pas suffisamment d‘informations détaillées : ils gardent le nom, et le date d’internement.

62 ADBdR, série 5 X 95, 1930.

63 Ibid.

64 Ibid.

prendre en compte les transformations du savoir psychiatriques butte sur les difficultés de la gestion quotidienne des asiles.

Il faut cependant envisager que les choses se modifient pour la période suivante : les 200 dossiers médicaux que nous avons pu consulter en tant qu’échantillon de l’asile de Maison Blanche, de la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1970 (avec donc une dérogation supplémentaire exceptionnelle par rapport aux termes de la Loi), indiquent que vers les années 1960, l’usage du diagnostic de psychose puerpérale devient systématique et à l’inverse presque abusif. Il s’agirait alors, mais le conditionnel est nécessaire, d’un décalage entre débat théorique et pratique asilaire. Nous avons pu par ailleurs déjà entrevoir ce décalage temporel dans les dossiers analysés. En revanche nous sommes persuadés que ce nouvel usage de la psychose puerpérale aux alentours des années 1960 est plutôt lié aux bouleversements des pratiques asilaires de ces années. Car à cette époque, le diagnostic va peser sur les thérapies que l’on envisage et effectivement, les psychoses et les graves dépressions sont traitées systématiquement par électrochocs. L’expression

« psychose puerpérale » prend ainsi du sens aussi au niveau interprétatif en concomitance avec des pratiques thérapeutiques différentes. Mais il reste des conjectures spéculatives : il faudra attendre la levée de la dérogation, dans un siècle, pour se repencher sur la question et reprendre l’étude des dossiers personnels.

Conclusion

ainsi que sur l’histoire des diagnostics, ici celui de folie puerpérale 1.

En 1940, la sous-inspectrice de l’Assistance Publique du Département des Bouches du Rhône écrivait au Préfet pour avoir des renseignements sur un pupille 2 :

J’ai l’honneur de vous faire connaître que j’ai admis en dépôt dans mes services, à la date du 20 avril 1939 le jeune : M. A. né le 23 janvier 1939 à Miramas dont la mère Mme M., née G. M., était internée à l’hôpital psychiatrique de Montperrin à Aix en Provence. Or M. le directeur de cet hôpital m’informe que Mme M. a été rapatriée en Espagne le 20 août 1940 en exécution de vos instructions. Je vous serais obligé de vouloir bien me faire savoir dans quelles conditions a été effectué ce rapatriement et la raison pour laquelle le rapatriement de l’enfant en question n’a pas été ordonné en même temps 3.

La réponse ne tardait pas. Ainsi le bureau du Préfet répondait :

J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’expatriement dans son pays natal de la nommée […] a été ordonné en vertu des conventions d’assistance franco-espagnoles sur la demande de l’État d’origine. J’ajoute que mes services ignoraient totalement qu’un enfant de la malade avait été accueilli par l’Assistance Publique et que l’expatriement de celui-ci en Espagne ne semble pas devoir être envisagé si, comme il est permis de le penser, le père de cet enfant, ainsi que son frère résident toujours à Miramas 4.

Le rapatriement forcé des malades étrangers fait partie des histoires que l’on peut rencontrer et retracer dans les structures asilaires des Bouches-du-Rhône durant les années 1920-1940. Les départements sont en effet obligés, par la loi de 1838, d’apporter secours aux malades aliénés indigents présents sur le territoire, et ils essayent donc de s’en débarrasser le plus possible. Grâce à des accords internationaux, les malades non naturalisés sont alors ramenés aux frontières, et par la suite pris en charge par les autorités locales 5.

1 Nous avons déjà signalé les travaux en rapport avec l’ambivalence entre prévention et contrôles sanitaires autour la maternité ; cf. l’intéressant travail de Catherine Rollet, Les carnets de santé des enfants, coll. « Corps santé société », Paris, La Dispute, 2008.

2 ABDR, série 5X81, femmes A-Z, 1940 : Aix-en-Provence (Hôpital psychiatrique de Montperrin), G. M. M.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Je n’ai pas trouvé d’études consacrées à cette question particulière, qui mériterait d’être traitée à part entière dans une recherche approfondie. J’avais cependant essayé de reconstruire l’histoire de liens entre folie, migration et maternité des femmes italiennes internées dans les asiles de Bouches-du-Rhône lors d’un colloque à l’Université de Genova en 2008. L’article est ensuite paru en italien : Francesca Arena, « Maternità, follia e migrazione. L’internamento delle italiane nel Manicomio di Marsiglia nel primo Novecento.

Spunti per una ricerca », in Francesca Alberico, Giuliana Franchini, M. Eleonora Landini, Ennio Passalia, dir., Identità e rappresentazioni di genere in Italia tra Otto e Novecento, Dismec, Genova, 2010, p. 37-49.

La séparation forcée entre la mère et l’enfant, dans ce cas particulier que nous avons cité, relève d’une erreur bureaucratique : en effet, dans le

« Bulletin de renseignements » de la première hospitalisation de la malade, en 1933, stipulait en réalité : « fils : néant ».

Ce document est l’un des documents indispensables pour avoir dans une même fiche, comme nous l’avons constaté par ailleurs, accès à l’ensemble des renseignements administratifs de la personne internée, à un moment donné, sans avoir à consulter l’intégralité du dossier.

À ce moment, en 1933, on avait déjà commencé les procédures de rapatriement de Mme G. M, et sur ces documents, elle n’avait pas d’enfant.

Cependant en lisant l’intégralité du dossier nous apprenons que G. M., née en 1900 en Espagne, avait déjà un enfant au moment de son premier internement à l’asile. Sur le certificat du docteur de la commune de Miramas on pouvait lire en 1933 :

Je soussigné […] certifie que Mme […] est atteinte de début d’aliénation mentale se traduisant par « hypergenitalité », jalousie envers son mari, accuse son mari de vouloir la tuer, ne mange pas et empêche sa fille de manger par méfiance envers toute le monde 6.

En outre, l’administration de la même commune de Miramas, à laquelle on avait demandé des renseignements, afin de faire avancer la procédure de rapatriement, avait répondu :

Voulant s’assurer par nous mêmes de la situation de Mme […] nous nous sommes rendus à son domicile. Nous l’avons trouvé se livrant à des excentricités, proférant des menaces contre son mari qu’elle accuse de vouloir l’empoisonner, ou la tuer. Les voisines, qui la surveillent pendant l’absence du mari, nous ont déclaré que dans la journée d’hier elle avait jeté son chapeau dans le feu et qu’elle avait voulu brûler le linge familial. Elle ne mange pas et elle empêche sa fille de manger supposant que son père veut également l’empoisonner 7.

Mme G. M. était internée en septembre 1933, avec un diagnostic de « dépression psychique avec idées de persécution et de jalousie à l’égard de son mari » ; elle sortait par la suite après un mois d’asile.

Mais à la suite de son deuxième accouchement, elle était à nouveau internée au printemps de 1939. Dans le certificat médical de l’asile on lisait qu’elle était :

atteinte de débilité mentale avec excitation psychique, confusion des idées désorientation et désordres des actes. Allaitement continu d’un enfant depuis trois mois ; plaie contuse avec ecchymose à la racine du nez, consécutive – dit- elle – à un coup donné par son mari. Déjà internée il y a six ans à la suite d’une bouffée délirante de persécution 8.

La procédure de rapatriement était par ailleurs mise en œuvre durant l’été 1940, et Mme G. M. était ainsi accompagnée à la frontière espagnole et confiée

6 ABDR, série 5X81, femmes A-Z, 1940 : Aix-en-Provence (Hôpital psychiatrique de Montperrin), G. M. M.

7 Ibid.

8 Ibid.

aux autorités locales. Il faut cependant souligner que déjà dans le bulletin de renseignements relatif à l’internement de 1939, on avait précisé, que G. M.

avait déjà, à ce moment-là, deux enfants : Pedro, 5 ans et Antonio, 3 mois. Ce premier enfant était donc vraisemblablement un garçon et non pas une fille ; peu importe : au moment de son rapatriement forcé vers un asile espagnol, G. M. sur papier n’était pas mère.

Cet exemple, comme par ailleurs tous les autres selon les nombreux dossiers consultés, souligne que l’histoire de la folie puerpérale se superpose avec d’autres histoires, et qu’il est assez difficile de s’arrêter uniquement à l’interprétation de la dimension médicale et de la maladie ou à l’histoire de la maternité. Au cours de la recherche, il est progressivement apparu que les diagnostics de folie puerpérale reposent sur un élément assez ambivalent : une prétendue origine organique du trouble depuis une notion très floue : l’état puerpéral (aujourd’hui périnatalité). Cette temporalité du corps des femmes – la puerpéralité –, sur laquelle les médecins réfléchissent pour la définir au moment de l’explosion des fièvres puerpérales, n’a pas arrêté de flotter dans l’histoire. Car les éléments qui en constitueraient l’essence à un moment donné, ne sont pas plus biologiques que moraux ; c’est-à-dire qu’il est assez difficile, de démarquer des signes physiques/organiques/biologiques fixes de ce processus, sans remarquer qu’à chaque fois, ces signes reposent et dépendent d’une interprétation morale, voire sociale. Les frontières de la physiopathologie des couches restent mobiles sur la longue période : la notion de couches normales ou physiologiques n’existe pas sans que les médecins y intègrent une interprétation morale du bien-être de la femme ou du nouveau-né.

Le diagnostic repose en effet sur un ensemble des symptômes, variables au cas par cas et dans les différents contextes. Les symptômes/signes liés à la puerpéralité demeurent sous le prisme de l’inquiétude et de l’incertitude des médecins, malgré les nouvelles techniques mises en place progressivement par la médecine. Car il faut souligner que pour des symptômes identiques on utilise des diagnostics différents et à l’inverse pour des diagnostics identiques on peut trouver – dans les descriptions – des symptômes différents. Ce qui compte véritablement dans la production du diagnostic est l’anamnèse : le récit des antécédents médicaux et l’historique de la plainte. L’anamnèse joue un rôle essentiel, et sous-estimé par l’historiographie, dans l’histoire de la nosographie médicale. La dialectique qui se met en place entre médecin et malade, dont nous retrouvons la trace notamment dans les dossiers individuels, permet la formulation du diagnostic 9. C’est donc la rencontre

9 Sur le rapport médecins patients voir : Jacques Leonard, La France médicale, médecins et malades au xixe siècle, 1978 ; Edward Shorter, La tormentata storia del rapporto medico-paziente, Feltrinelli, 1986, trad. it. de Doctors and Their Patients: A Social History, 1985.

Sur la question de ce rapport dans les accouchements cf. le travail de Jürgen Schlumbohm:

« Comment l’obstétrique est devenue une science », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/3, no 143, p. 18-30 et « Les limites du savoir : médecin et femmes enceintes à

entre histoire personnelle du malade et cadre interprétatif de référence du médecin que se fait le diagnostic de la maladie. L’interprétation de la maladie est donc un processus à voir dans une complexité que l’on ne peut pas réduire au pouvoir du médecin ou à l’évolution des théories médicales : ces dernières sont le fruit de la circulation entre différents savoirs, y compris celui de la malade. Et en ce qui concerne la folie puerpérale, ce sont les transformations des savoirs et des représentations autour de la maternité qui vont jouer un rôle essentiel dans les transformations du diagnostic. Comme nous avons essayé de le montrer au fil de ce travail, les enjeux autour de la maternité – et notamment sa médicalisation progressive – fait basculer progressivement l’attention sur le psychisme des mères. Une importante rupture se produit alors qui va non seulement affecter le savoir-faire des femmes, mais aussi celui des hommes ainsi que le rôle du père. Les hommes sont effectivement progressivement dépossédés du savoir-faire sur les enfants. Si, en effet, les médecins s’interrogent à propos des compétences maternelles construisant progressivement des normes de plus en plus rigides sur ce que serait « être mère », ils vont aussi – dans ce même processus – invisibiliser les hommes.

Cette absence de théorisation – de la part des médecins – de la folie paternelle est remarquable 10 : un père infanticide, alcoolique, violent, fou, n’est jamais questionné depuis son statut de père ou via le bien-être psychophysique de son enfant. Pourtant en observant les pratiques sociales, on s’aperçoit que les pères sont très présents dans les asiles ou dans les affaires d’infanticide ; mais on ne fait jamais de lien entre leur paternité et leur folie. De la même manière, les médecins – sur une très longue période – ne questionnent par le fait de devenir père et ses possibles soulèvements psychiques ou physiques.

La paternité a été progressivement repensée au travers du prisme de la virilité bourgeoise : aisance physique, refoulement des émotions et identité construite sur le travail.

L’histoire de la folie puerpérale sur la longue période nous a permis en somme de constater que derrière l’histoire de ce diagnostic médical se cache une histoire genrée : durant la période considérée, l’histoire du normal et du pathologique s’entrecroise sans cesse avec l’histoire de la construction de la différence de sexes.

la maternité de l’université de Göttingen aux alentours de 1800 », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2005/1, no 52-1, p. 64-94.

10 Cf. à ce propos : Francesca Arena, Jean-Christophe Coffin, « Le silence autour de la paternité : quelques réflexions à propos des troubles et de la virilité au prisme de l’histoire de la médecine » in Silvia Medina Quintana, dir., Familias, educación y género. Tradiciones y rupturas en las sociedades moderna y contemporánea, TREA, 2018.