• Aucun résultat trouvé

À Marseille c’est Jean Baptiste Lautard 7 qui se penche, le premier, sur la question du recensement des aliénés dans La maison des fous de Marseille (Figure 13).

Motivée par la nouvelle loi de 1838, il écrit :

J’ai tracé l’histoire de cet établissement, en inscrivant avec exactitude, sur mes tablettes, les événements les plus remarquables dont il fut le théâtre jusqu’à ce jour ; j’ai fait, en un mot, de l’hôpital de Marseille, ce que fait l’historien d’une peuplade nouvellement découverte 8.

5 Pour la France voir par exemple : Lucien Deboutteville, Notice statistique sur l’asile départemental des aliénés établi à Rouen, pendant les dix premières années de son existence, 11 juillet 1825 à fin décembre 1834, Rouen, impr. de N. Periaux, 1835 ; Alexandre Bottex, Rapport statistique sur le service des aliénés de l’hospice de l’Antiquaille, Paris, J. B. Baillière, Lyon Savy, 1839 ; J. B. Carrier, Études statistiques sur les aliénés traités dans l’asile de Saint-Jean-de-Dieu, Lyon pendant les années 1838, 1839 et 1840, Lyon Savy en 1841 ; Léonce de Lamothe, Recherches historiques et statistiques sur les asiles d’aliénés de Bordeaux et de Cadillac, suivies de Notes pour servir à la rédaction d’un programme général d’asile d’aliénés, Bordeaux, impr. de Balarac, 1844.

Pour l’Italie voir par exemple : G. S. Bonacossa, Saggio di statistica del R. Manicomio di Torino dal 1 gennaio 1831 al 31 dicembre 1836, Torino, Favale, 1837.

6 Voir par exemple : Lucien Deboutteville, Rapport sur la visite des asiles d’aliénés de la Grande-Bretagne, présenté à M. Ernest Leroy, préfet de la Seine-Inférieure, extrait.

L. Deboutteville et Mérielle, rapporteurs, Rouen, impr. de A. Péron, 1853 ; Jules Falret, Notice sur les asiles d’aliénés de la Hollande, Paris, impr. de L. Martinet, 1862 ; Giuseppe Girolami, Intorno ad un viaggio scientifico ai manicomi delle principali nazioni di Europa, 1854.

7 Jean Baptiste Lautard : « docteur en médecine, Chevalier de l’ordre royal de la légion d’honneur, médecin en chef de la maison des aliénés, professeur de médecine légale et directeur de l’école secondaire de médecine, secrétaire perpétuel de l’académie de Marseille, membre du jury médical des Bouches du Rhône des plusieurs académies », sur le frontispice de Jean Baptiste Lautard, La maison des fous de Marseille. Essai historique et statistique sur cet établissement depuis sa fondation en 1699 jusqu’en 1837, Marseille, Achard, 1840.

Sur l’asile de Marseille au xviiie siècle voir Joseph Alliez et Jean-Pierre Huber, « L’assistance aux malades mentaux en Provence au xviiie siècle ». Annales médico-psychologiques, 142, 3 ; 1984, p. 321-342.

8 Jean Baptiste Lautard, La maison des fous de Marseille Essai historique et statistique sur cet établissement depuis sa fondation en 1699 jusqu’en 1837, Marseille, Achard 1840, p. 20.

Lautard prend en charge le service de l’hôpital Saint Lazare de Marseille en 1802 et y reste jusqu’en 1837 9. Son objectif est de rassembler les statistiques à partir du xviie siècle. Ces statistiques – que l’on ne peut pas utiliser d’un point de vue quantitatif 10 – sont alors divisées en deux périodes, 1699-1802 et 1803-1837, et rassemblent donc les données de plusieurs années.

Dans les collectes de données, il regroupe les aliénés sur la base des

« causes d’aliénation » en utilisant les deux catégories qui sont à la base du corpus esquirolien : causes physiques et causes morales. C’est précisément l’organisation de son discours qui nous permet d’avoir un premier aperçu de la manière dont est représentée la folie maternelle dans l’asile de Marseille.

Lautard accorde une place importante aux causes organiques de la folie et c’est dans cette catégorie qu’il range les folies des « suites de couches ». Il évalue que sur 714 femmes (sur 1408 aliénés) rentrées à l’hôpital en 36 ans (1803-1837), 10 étaient atteintes de folie provoquée par les suites de couches.

Sans cependant approfondir la question des couches, Lautard signale par ailleurs comment la grossesse pouvait intervenir dans l’internement à l’asile :

Dans tous les temps, moins bien soignées que les hommes, les femmes du peuple ont été plus facilement confinées dans les asiles publics, pour peu qu’elles deviennent incapables de remplir les soins du ménage; les maris ont communément paru s’en détacher sans peine et ne plus s’occuper de leur sort, dès l’instant qu’elles ne sont plus sous leurs yeux 11.

La remarque est très intéressante car elle nous révèle que, au-delà d’une représentation organique, la folie est déjà absorbée dans les pratiques d’inter-nement par le biais du rôle de la femme au sein de la famille : l’incapacité à assurer cette fonction peut finalement être à la base de l’internement. Il faut signaler par ailleurs que nous avons là une représentation complètement opposée à celle fournie par Kraepelin selon lequel on gardait les femmes folles plus facilement à la maison. Ce décalage important est sans doute l’une des preuves du traitement différent de la folie selon les classes sociales : alors que les grands aliénistes font souvent référence aux classes riches, Lautard fait référence aux classes pauvres : où travail féminin et travail masculin s’équivalent.

Cela semble signaler aussi que vers la fin du xixe siècle, la folie de femmes dans les couches aisées est déjà regardée depuis un point de vue social (la fonction des femmes au sein de la société) alors que pour les couches pauvres domine une interprétation organique.

9 Sur l’histoire des asiles de Marseille jusqu’au xixe on peut retrouver quelque indication aussi dans : Hippolyte Vassal, L’Asile des aliénés de Marseille, Marseille, Impr. et Papeterie du Midi, M. Schikler, 1891.

10 Sur l’utilisation des statistiques des asiles nous pouvons faire les mêmes considérations que Tixhon fait à propos des statistiques criminelles. Elles se révèlent des sources très précieuses, non pas d’un point de vue statistique, mais comme miroir des représentations et des discours de l’époque, cf. Axel Tixhon, « Les statistiques criminelles belges du xixe siècle : Du crime au criminel. De la société à l’individu. Le chiffre au service de l’État », op. cit.

11 Ibid., p. 84.

Nous trouvons ces éléments encore un peu plus tard, dans les dynamiques d’internement du nouvel asile construit à Marseille consacré spécifiquement aux aliénés : l’asile de Saint Pierre, bâti durant les années 1840 autour de la rue Saint Pierre, sur les terres de M. Timone (Figure 14 et Figure 15).

C’est le médecin Honoré Aubanel 12, déjà en service à Saint Lazare, qui organise le déplacement des malades en 1844 et qui prend le service du nouvel hôpital. En 1850, il rédige un compte-rendu pour le département des Bouches-du-Rhône, l’administration responsable de la pension des malades indigents, conformément à la nouvelle loi de 1838.

12 Honoré Aubanel, Médecin français (1811-1863). Sur la biographie d’Aubanel méconnue on peut lire la nécrologie publiée sur les Annales médico psychologiques : « Honoré Aubanel naquit à Auriol, en 1810, d’un père médecin, justement estimé dans son pays. Ses premières études médicales, faites à Paris, datent de 1833. Il apporta dans ses premières années de travail une telle ardeur, qu’il parvint à l’internat en 1836 et au doctorat en 1839. Placé comme interne à l’hospice de Bicêtre, il dirigea aussitôt ses études vers l’aliénation mentale, poussé vers cette branche de la science, soit par goût, soit par l’amitié que lui avait vouée M. Reynard, ancien député de notre département, qui, sachant l’intention du docteur Guiaud de prendre sa retraite, était bien aise de doter Marseille d’un médecin spécialiste dont il connaissait tout le mérite. Le docteur Ferrus l’attacha à son service et lui voua dès lors une amitié qui ne s’est jamais démentie. Nommé en 1840 médecin en chef de l’hospice Saint Lazare et de sa succursale Saint-Joseph, il y exerça pendant quatre ans son service médical, assista à la création du nouvel asile des aliénés, dont il dirigea la division et dont il fit l’installation en 1844. [...]. Aubanel redoubla de zèle jusqu’à ses dernières années, et publia successivement plusieurs mémoires et comptes rendus qui accrurent sa bonne réputation médicale et le firent considérer dans notre ville et dans toute la France comme un des spécialistes les plus distingués. En 1839, il publia comme sujet de thèse un mémoire Sur les hallucinations ; En 1841, conjointement avec le docteur Thore, son ami, des recherches statistiques sur l’aliénation mentale, couronnées par la Société des Annales d’hygiène et de médecine légale ; En 1843, un mémoire sur les fausses membranes de l’arachnoïde ; En 1844, une notice sur l’asile des aliénés de Malte dont je lui avais fourni les matériaux. En 1846, un rapport légal sur un cas de stupidité ; En 1847, des considérations médico-légales sur quelques cas de folie homicide ; En 1849, un mémoire médico-légal sur un cas de folie homicide méconnu par les assises du Var ; En 1850, un compte rendu de son service médical pendant huit ans ; En 1853, des rapports médicaux sur deux aliénés accusés de meurtre ; En 1861, un compte rendu médical de 1850 à 1861. Pendant ces vingt années, il publia encore dans les Annales médico psychologiques divers articles très estimés, et qui dénotent le praticien le plus consommé. Membre de la Société impériale de médecine de Marseille, il remplit pendant quelque temps les fonctions de secrétaire général, fut ensuite nommé président de cette Société. Il présida également pendant dix ans notre comité médical. […] La mort de ses deux filles, deux anges de vertu, arrivée à deux ans d’intervalle, empoisonnèrent son existence auparavant si belle, si calme, si heureuse. La science seule pouvait le consoler, et il se cramponna à cette ancre de salut. Mais bientôt il fut atteint d’une maladie, fruit de ses longs chagrins passés, de sa vie laborieuse et d’une nouvelle déception qui l’atteignait dans ce qu’il avait de plus cher, son hospice d’aliénés, pour lequel il avait sacrifié vingt ans de son existence, et qu’il avait fait un des asiles les plus perfectionnés de la France. Une haute autorité du département le vengea bientôt d’une mesure administrative, aussi nuisible à l’établissement lui-même que répulsive au sentiment général d’estime qu’il avait inspiré à tous ses confrères et aux autorités judiciaires, qui invoquaient si utilement et si souvent son opinion dans les cas douteux de crime ou de folie qu’elles avaient à juger. Un procès ridicule de responsabilité médicale, et dont il triompha avec le plus grand honneur, vint mettre le comble à son existence brisée ; ce fut le coup fatal. Retiré à la campagne, il y vécut solitairement avec ses pensées et avec son cerveau brisé d’émotions […] », in Annales médico psychologiques, quatrième série, t. premier, vingt et unième année, vol. 1, Paris, Masson, 1863, p 317-320.

Plan de l’asile Saint Pierre à Marseille, 1911.

« L’épidémie de choléra de l’asile Saint-Pierre, à Marseille (été 1911), mesures prophylactiques, par MM. Salimbeni et Dopter, « Histoire de l’épidémie de l’asile », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1912, série 4, no 17, p. 465.

Plan de Marseille (Google map 2012) avec localisation du plan original de l’asile Saint Pierre sur l’emplacement actuel de l’hôpital de la Timone.

Le texte d’Aubanel 13 nous fournit des renseignements assez précieux. Comme il l’avait déjà fait à Bicêtre 14, Aubanel regroupe les internés selon différentes catégories et, pour ce qui concerne les causes, son compte rendu donne des détails très précis qui nous permettent de saisir certaines des caractéristiques de l’internement asilaire de cette époque 15.

Pour ce qui est des raisons qui sont à l’origine de l’internement des femmes, il fournit des informations importantes sur la folie puerpérale.

Aubanel regroupe en effet les causes d’aliénation des malades rentrés à l’hôpital entre 1841 et 1849 en cinq classes : causes morales, excès, privations, causes organiques, causes externes 16. Si ces statistiques n’ont aucune valeur quantitative (d’autant plus que sont regroupées sur huit ans 864 malades, dont 407 femmes), elles sont cependant très intéressantes, car elles nous permettent d’avoir une vue d’ensemble des dynamiques de l’internement peu après la promulgation de la nouvelle Loi.

Dans ses tableaux statistiques, Aubanel introduit parmi les causes organiques, la grossesse et l’accouchement. Avec les troubles de la menstruation, elles sont en fait rangées à coté de maladies physiques ordinaires : la variole, la pneumonie, l’otite, le choléra.

Sur la base des statistiques d’Aubanel, les troubles liés à la folie puerpérale représentent donc sur l’ensemble des causes de la folie des femmes : 2,5 %, sur 9 ans. Peu importantes d’un point de vue statistique, elles sont pourtant signalées par le médecin, conformément à la réflexion menée à ce moment par l’aliénisme : les causes liées à la vie « génésique » de la femme font partie intégrante du savoir également dans les pratiques médicales.

13 Honoré Aubanel, Compte-rendu du service médical [de 1841 à 1849] et du service administratif [1848] de l’asile des aliénés de Marseille, Marseille, Impr. Sénès, 1850.

Dix ans plus tard Aubanel rédigea un autre compte rendu de son travail à l’asile de Marseille, mais suite au deuil de ses deux filles il ne pourra pas le compléter avec le statistiques des aliénés : Honoré Aubanel, Compte-rendu du service médical de l’Asile des aliénés de Marseille de 1850 à 1861, Marseille, Bremond, 1861.

14 Honoré Aubanel et Ange-Marie Thore, Recherches statistiques sur l’aliénation mentale, faites à l’hospice de Bicêtre Paris, J. Rouvier, 1841. Le texte est attribué erronément à Bourdin par Frédéric Carbonel : « Bourdin, Claude-Étienne, « Recherches statistiques sur l’aliénation mentale faites à l’Hospice de Bicêtre par messieurs Aubanel et Thore », Annales Médico-Psychologiques, 1844, t. III, p. 141-147, in Frédéric Carbonel, « L’asile pour aliénés de Rouen. Un laboratoire de statistiques morales de la Restauration à 1848 », Histoire et mesure, vol. xx – no 1/2, 2005, p. 97-136. En réalité il s’agit d’une recension de Bourdin au travail de Aubanel – très critique – dans les Annales médico-psychologiques : Annales médico-psychologiques, no 03, Paris, Masson, 1844, p. 141-147.

15 Sur l’histoire des asiles en France : « Asiles et fous », Romantisme, no 141, 3, 2008 ; Hervé Guillemain : Diriger les consciences, guérir les âmes. Une histoire comparée des pratiques thérapeutiques et religieuses (1830-1939), Paris, La Découverte, 2006 ; La méthode Coué.

Histoire d’une pratique de guérison au xxe siècle, Paris, Seuil, 2010 ; Chronique de la psychiatrie ordinaire. Patients, soignants et institutions en Sarthe, xixe-xxie siècles, Le Mans, La Reinette, 2010.

16 Les tableaux sont reconstruits sur la base des tableaux d’Aubanel dans le Compte-rendu du service médical [de 1841 à 1849] et du service administratif [1848] de l’asile des aliénés de Marseille, op. cit., p. 157-160.

Si nous essayons alors de faire un bilan des causes d’internement à l’asile à la moitié du xixe siècle, nous pouvons constater la diffusion d’une interprétation organique de la folie des femmes, mais d’un point de vue quantitatif cela pèse peu sur la totalité des femmes internées : les causes morales sont beaucoup plus importantes.

Nous pouvons apprécier également cela en regardant par exemple d’autres statistiques publiées sur la même période. Alors que dans d’autres asiles on ne prend pas en compte la dimension « génésique » de la folie, dans certains cas, les statistiques de l’époque nous informent que la puerpéralité, quand elle est prise en compte, représente environ 10 % des représentations de la folie.

En France par exemple le Rapport statistique sur le service des aliénés de l’hospice de l’Antiquaille (à Lyon) 17 spécifie que sur 542 femmes internées dans les années 1830, 45 le sont pour « suites de couches » soit 8,3 % et 25 pour « menstruation ».

La folie puerpérale, bien qu’elle puisse être présente et cachée parmi d’autres causes (notamment celles morales de chagrins domestiques, etc.), est évaluée pour l’instant seulement depuis le point de vue organique. Ce n’est pas une maladie de la maternité, mais une maladie des moments physiologiques liés à l’engendrement : grossesse, accouchement et allaitement.

Nous pouvons alors constater que dans les pratiques asilaires, comme dans la réflexion aliéniste, ces folies sont visibles et perçues déjà à la fin du xixe siècle, mais elles influent peu sur la représentation globale de la folie, qui reste attachée à une représentation morale. Leur poids sur la totalité des folies varie selon les quatre cas considérés entre 2,5 et 9,0 %. Cette représentation statistique est conforme à celle des traités de l’aliénisme de la même époque.