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La première revue de l’aliénisme français, les Annales Médico-Psychologiques, fondée en 1843, contribue à la diffusion d’un savoir sur la folie de couches, consacrant aussi un espace à la question. Cela témoigne que cette espèce de

1 Jean-Étienne Dominique Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, t. I, Paris, 1838, p. 230. Esquirol intègre dans son traité publié en 1838 les observations et les réflexions de 1818-1819 : il s’agit donc toujours des mêmes 92 femmes de la Salpêtrière.

folie est devenue une maladie à part entière 2. Et en 1842 Benedict Auguste Morel 3, à l’époque jeune étudiant, a rédigé un mémoire pour une communi-cation sur la « manies de femmes en couche 4. »

La revue fait ainsi une description du travail de Morel :

La manie des femmes en couches n’est pas une affection rare, et seulement observée de nos jours. Néanmoins l’histoire de ce genre d’aliénation mentale est restée encore bien incomplète. Nous savons donc gré à M. Morel du choix de son sujet […]. M. Morel entre en matière en jetant un coup d’œil sur les doctrines relatives aux maladies mentales, et qu’il résume dans le spiritualisme et le matérialisme. Imbu des idées de spiritualisme il ne rejette pas d’une manière absolue la doctrine opposée mais il blâme la génération médicale actuelle de s’être trop longtemps livrée, dans l’étude de la folie à des recherches anatomo-pathologique, négligeant son élément essentiel : l’élément psychologique. Cette pensée […] le domine soit dans l’examen de la folie en général, soit dans l’étude de la manie puerpérale, qui est présentée comme spécimen de l’application de la doctrine 5.

C’est précisément la manie puerpérale qui donne au débat médico-philoso-phique un exemple parfait : elle offre une réflexion qui croise le paradigme organique avec le moral. De manière analogue, mais désormais antithétique, à l’hystérie 6, la manie puerpérale permet une réflexion féconde sur la maladie.

Il ne faut pas oublier que la médecine, dans son ensemble, à travers ses différentes spécialités, s’interroge désormais sur tout ce qui pourrait prouver (ou non) une spécificité des maladies des femmes. Par conséquence elle propose de plus en plus de réflexions sur la physiologie des femmes et sur ce qui la caractérise et l’éloigne de la pathologie.

2 À partir de 1849, les interventions de la revue sur la question sont de plus en plus récurrentes.

D’abord par des comptes-rendus de la presse étrangère (belge, anglaise), puis avec des articles originaux français. Cf. par exemple : « Observation d’une grossesse compliquée d’éclampsie, ayant nécessité l’accouchement forcé et suivi de manie puerpérale », Annales Médico-Psychologiques, no 1, 1849, p. 601-603 ; « Folie puerpérale, communication par le docteur Webster », Annales Médico-Psychologiques, no 3, 1851, p 129.

Ainsi par exemple, entre 1849 et 1859, la revue dédie dix articles à la question. Le nombre reste plus ou moins constant par la suite au xixe siècle même si la question est accentuée par les médecins. Comme nous le dirons par la suite, la folie puerpérale semble plus un prétexte discursif qu’une réelle nécessité diagnostique.

3 Benedict Augustin Morel (1809-1873).

4 Je n’ai malheureusement pas trouvé le mémoire originel dont Morel parle dans son traité en 1852 : « Les réflexions qui suivent me sont communes avec mon ami et ancien collaborateur, M. le docteur Lasègue. Je les ai publiés en partie déjà dans un mémoire sur la manie, suite de couches », Bénédict Augustin Morel, Traité théorique et pratique des maladies mentales considérés dans leur nature, leur traitement et dans leur rapport avec la médecine légale des aliénés, t. 1, réf. 1, Paris, Victor Masson, 1852, p. 236 ; et aussi Bénédict Augustin Morel, Traité des maladies mentales, réf. 1, Paris, Masson, 1860, p. 199. La mémoire de Morel sur la manie des femmes en couche est d’ailleurs également cité par la nouvelle édition de : Jan Ellen Goldstein, Console and Classify: The French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century : With a New Afterword, University of Chicago Press, 2002, p. 265.

5 Annales Médico-Psychologiques, no 3, 1844, p. 147-148.

6 Nous faisons référence au débat sur le sexe et l’hystérie, sur l’histoire de l’hystérie cf.

Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du xixe siècle à la Grande guerre, Paris, La Découverte, 2003 ; M. Micale, Approaching Hysteria: Disease and Its Interpretations, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1995.

Or, il faut signaler que chacun trouve une spécificité par le biais du champ d’investigation du savoir dans lequel il s’inscrit. Par ailleurs, les savoirs médicaux puisent l’un dans l’autre et rendent donc très hétérogène la discussion sur le féminin et la femme. C’est sans doute à la moitié du xixe siècle que le débat sur la différence entre homme et femme est le plus prolifique, du point de vue de la médecine. Quelle est la fonction la plus importante chez la femme ? Quel est l’organe qui préside à cette fonction ? Est-ce la puissance de l’utérus ? Est-ce la présence/absence des règles ? Est-ce la fonction de reproduction 7 ?

La réflexion des médecins aliénistes offre un point de vue privilégié sur la question, car il doit tenir compte aussi bien de la dimension morale qu’organique : les hésitations entre une interprétation et une autre sont importantes à cette époque.

En 1851 le travail de Brierre de Boismont sur la menstruation 8 est repris par les Annales Médico-Psychologiques avec le titre « Recherches bibliographiques et cliniques sur la folie puerpérale, précédées d’un aperçu sur les rapports de la menstruation et de l’aliénation mentale. » Dans l’article on peut lire :

L’étude de l’influence de la grossesse, de l’accouchement et de l’allaitement, sur la production des maladies mentales, se lie trop intimement à celle des rapports de l’utérus avec le cerveau, pour que nous séparions ces deux sujets. Le plan de ce travail se trouve donc tout naturellement tracé : 1. Désordres cérébraux liés à la menstruation ; 2. Désordres cérébraux liés à l’état puerpéral 9.

Les désordres de la femme sont donc désormais aisément associés au cerveau, mais ce cerveau n’est toujours pas indépendant de l’utérus.

Si la terminologie évolue, le contenu n’est pas vraiment différent : Esquirol avait déjà souligné, dans ses observations, le lien implicite entre troubles de la menstruation et troubles de la puerpéralité. Or ce lien est développé, articulé et explicité dans une élaboration du discours qui se veut de plus en plus scientifique, alors qu’il puise dans les savoirs déjà existants et socialement partagés, voire dans les préjugés. En effet, on discute de la différence du féminin, non pas pour théoriser l’infériorité des femmes, mais parce que cette différence que l’on constate permet de faire des spéculations sur l’organique et le moral : réflexion médico-philosophique qui est au centre de ce siècle. C’est en essayant de trancher sur cette question que les médecins intègrent dans leur élaboration scientifique les stéréotypes de la différence.

7 Sur influence du darwinisme dans la médecine cf. Stéphanie Shields, SunilBhatia, “Darwin on Race, Gender, and Culture”, The American psychologist, vol. 64, no 2, 2009, p. 111-119.

Sur l’importance de théories sur la menstruation cf. Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, « Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque », Clio, 14/2001, p. 207-229.

8 Brierre de Boismont, De la menstruation considéré dans ce rapport physiologique et pathologique, Paris, 1842.

9 Brierre de Boismont, « Recherches bibliographiques et cliniques sur la folie puerpérale précédées d’un aperçu sur les rapports de la menstruation et de l’aliénation mentale », Annales Médico-Psychologiques, no 3, 1851, p. 574-610.

Ainsi la folie puerpérale, comme la fièvre puerpérale, et comme toutes les maladies des femmes, sont le prétexte pour faire le point sur les connaissances, d’un savoir qui baigne entre la philosophie (et la morale) et la science. Nous allons donc insister, dans les paragraphes qui suivent, sur la position de chaque auteur qui prétend avoir trouvé la clé interprétative à la folie puerpérale. Cela nous permettra par la suite de souligner encore une fois les ambivalences des discours, les résistances de la pensée et les transformations 10.

La thèse inaugurale de 1851 à l’université de médecine de Strasbourg de Matthieu Weill, médecin interne à l’asile de Stephansfeld sous la direction d’Henri Dagonet, intitulée Considérations générales sur la folie puerpérale, suscite beaucoup d’intérêt.

Elle a le mérite, aux yeux des contemporains, de raviver cette réflexion en introduisant les recherches sur l’anatomo-pathologie :

Dans l’état actuel de la science nous ne pouvons pas nous rattacher d’une manière exclusive à l’une ou l’autre de ses opinions ; mais nous croyons que l’on doit, surtout pour l’étude de l’aliénation mentale, faire marcher parallèlement le notions de la physiologie et de la psychologie […]. Toutefois […] il est des faits acquis à la science ; telle est l’influence directe et immédiate qu’exerce sur le système nerveux un état pathologique spécial, l’état puerpéral par exemple, cause si ordinaire de folie 11.

Ainsi Weill, réaménage les liens entre folie et puerpéralité :

La grossesse et l’état puerpéral modifient le système nerveux et le rendent plus impressionnable aux causes d’irritation, quelques causes physiques, des métastases et d’impressions morales, sont de nature à jeter dans la fonction nerveuse une perturbation qui amène rapidement à la folie. La femme, dans les premiers temps de l’état puerpéral est sujette à des congestions cérébrales qu’il importe de surveiller et quelquefois à des épanchements séreux ventriculaires.

Les ramollissements du cerveau, du corps calleux, de la voute à trois piliers, ont été quelquefois la conséquence de cette diastase qui se forme alors et qui se manifeste par l’atonie générale, la flaccidité des tissus, souvent même par une sorte de dissolution du sang 12.

La thèse fait une première distinction entre les différentes formes de la folie puerpérale, la manie et la lypémanie, et amène donc dans le débat une hiérarchisation du diagnostic. La folie puerpérale devient une définition générique, alors que la manie en serait la forme de courte durée mais plus violente, et la lypémanie la forme mélancolique, plus longue.

10 Nous avons choisi de citer ici les auteurs qui se placent en rupture, et qui sont les plus répertoriés à l’époque. On pourra retrouver dans la bibliographie l’intégralité des articles, thèses et monographies consacrées à la question.

11 Matthieu Weill, Considérations générales sur la folie puerpérale, thèse de médecine de Strasbourg, no 229, 1851, p. 3-4.

12 Ibid., p. 38-39.

Le travail de Weill est donc recensé à plusieurs reprises par les Annales Médico-Psychologiques, qui continuent entre temps à mettre en valeur les travaux relatifs à la question 13.

Si les partisans du « spiritualisme », sont censés voir dans la folie une origine morale, laissant peu de place à l’interprétation médicale, les

« matérialistes » – positivistes – sont certains que les nouvelles découvertes de l’anatomo-pathologie et sur la transmission de la maladie affranchiront le monde de nombreuses maladies.

Beaucoup des médecins aliénistes choisissent la voie du milieu. Morel, désormais chef médecin à l’asile de Maréville, revient sur la question dans son Traité théorique et pratique des maladies mentales.

l’étude des causes de ces affections [mentales] nous montrera leur double point de départ qui s’appuie également sur les éléments physiologiques et intellectuels constituant l’homme au point de vue de sa dualité. En d’autres termes, il existe des causes physiques et des causes morales, et si nous pouvons dire à juste raison comme médecin, que la folie est une maladie, nous ne pouvons cependant comme philosophe séparer son étude de l’étude de nos facultés, de celle de nos instincts, de tout ce qui forme en un mot l’homme intellectuel, moral et sensible. La manie, suite de couches, est un exemple frappant de la pluralité des causes physiologiques et morales qui peuvent amener ce trouble permanent des facultés constituant le délire 14.

Une fois de plus le discours sur la folie puerpérale témoigne des difficultés de la médecine à séparer la physiologie de la pathologie. Mais ce discours est utile à la spéculation sur le dualisme humain.