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La convergence des idées : la folie maternelle, un paradigme nécessaire

Les traités de médecine pratique reflètent vers la fin du siècle les nouveaux regards portés sur la maternité. Il faut dire qu’une nouvelle alliance se noue entre certaines professions, par exemple les sages-femmes et les médecins 22.

Des pamphlets écrits par des femmes commencent aussi à être publiés sur ces questions. C’est le cas de Marie-Angélique Anel Le Rebours 23, qui en 1767 publie Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants. Dans ce texte nous lisons :

Je vois avec une grande satisfaction que le nombre des femmes qui nourrissent leurs propres enfans augmente chaque jour et que leur succès intéresse ces petits élèves dont l’extérieur annonce la force et la santé causent beaucoup de joie. Ce sont les difficultés qu’ont quelques femmes, en commençant à nourrir, qui m’ont déterminée à écrire sur cette matière intéressante. On verra qu’il est aisé d’éviter les difficultés ; qu’en s’y prenant bien le succès est sûr; et que l’on ne souffre point 24.

Le Rebours en donnant des conseils pour éviter les engorgements des seins, nous révèle la distance prise avec les traités de médecine pratique du xviie siècle, où l’on donnait des conseils pour « tarir les sources lactées ».

D’ailleurs c’est elle-même qui met en exergue cette transformation en signifiant sa surprise face à ce changement de posture :

Il est étonnant que l’on soit obligé d’écrire pour indiquer la meilleure manière de réussir à nourrir 25.

En insistant sur les nouvelles compétences maternelles, elle fait de l’allai-tement maternel une source d’occupation bénéfique, une nouvelle liberté féminine :

Les douleurs aux seins sont provoquées par le fait qu’on attend trois jours à donner à téter […]. On trouve qu’il est fort assujettissant de nourrir ; pour moi je trouve que cette occupation assujettit beaucoup moins que tous les usages de

22 Les premières écoles pour les sages-femmes sont créées en Europe à la fin du xviiie siècle.

À ce propos voir : Mireille Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982 ; Jacques Gelis, La sage-femme ou le médecin. Une nouvelle conception de la vie, Paris, Fayard, 1988 ; Jennifer J. Popiel, “Making Mothers: The Advice Genre and the Domestic Ideal, 1760-1830”, Journal of Family History, 29, 2004, p. 339-350 ; Nathalie Sage-Pranchère, Mettre au monde. Sages-femmes et accouchées en Corrèze au xixe siècle, Tulle, Archives départementales de la Corrèze, 2007.

23 « Marie-Angélique Anel, […] est connue par son Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants, 1767, […]. Un Supplément, où Observations sur le danger et l’inutilité de préparer pendant la grossesse le sein des femmes qui se proposent de nourrir leurs enfants parut en 1772. Ce Supplément est refondu dans les éditions de l’Avis, publiée » en 1775 et 1783, et toutes les deux intitulées Troisième édition : il n’en existe point avec le titre de quatrième. La cinquième est de l’an vu (1799) […]. Cet ouvrage, très estimé, a été traduit en allemand et en danois », in Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Ral-Richa, Michaud Frères, 1824, p. 207.

24 Marie-Angélique Anel Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans, Troisième édition, revue, & considérablement augmentée, Paris, Théophile Barrois le jeune, 1783, p. xi.

25 Ibid., p. xiii.

la société […]. Un des plus grandes avantages qu’ont les mères en nourrissant leur enfans elles-mêmes, c’est de pouvoir les gouverner à leur goût ; et d’être dispensées de s’assujettir à la routine ordinaire 26.

Maternité et allaitement maternel semblent devenir chez les classes riches le nouvel horizon d’une liberté féminine possible. Le rêve de Hecquet s’est-il-réalisé ? La maternité comme émancipation de la dépendance aux hommes ? Ce n’est pas la religion qui a fait ce miracle c’est la raison, la science, la rencontre entre médecine et philosophie. Dans un perpétuel échange, les discours se sont nourris les uns les autres et ont trouvé une nouvelle harmonie.

C’est dans une monographie sur le lait, écrite par Philippe Petit-Radel 27 professeur de chirurgie à la faculté de Paris, que nous pouvons percevoir l’ampleur des changements subis par le discours sur le corps et sur l’esprit maternel. Évoquant la scène d’un accouchement, il dit :

Les couches ont été heureuses la mère tranquille dans son lit, se repaît d’un plaisir qu’elle a quelque fois acheté bien cher par les peines qu’elle a éprouvé tout le temps de sa grossesse & pendant sa délivrance. Les parents considèrent dans le nouveau-né un rejeton qui un jour poussant de nouvelles branches, étendra & multipliera leur existence, la joie est peinte sur le visage de chacun, mais tout à coup une autre scène se présente, la tristesse chasse la gaieté, les ris et le plaisirs disparaissent. Vous demandez la cause d’un changement subit ; ouvrez les rideaux e [sic] voyez dans son lit la mère malheureuse aux prises avec la mort. Un accident imprévu a tari les sources lactées, & l’humeur errante, à l’évacuation de la quelle se refusent tous les excrétoires opprime un viscère dont la vie requiert l’entière liberté […]. La superficie du cerveau et des membranes entrent en éréthisme, les pouls se resserrent du trouble de la machine ; les idées se dérangent et tous les symptômes d’une frénésie paraissent. Mères que vous refusez de souscrire aux lois générales de la nature, si la considération de maux que vous causez à vos enfants, en leur refusant le présent, dont vos organes se sont enrichis pour eux, que la prospective du tableau que nous venons vous offrir, vous ramène à votre devoir 28.

Depuis les outils conceptuels mis en place par les médecins, la femme une fois accouchée, devrait être délivrée de toutes les incommodités, maladies, bizarreries que cette présence d’enfant dans son corps avait provoquées. À moins que, dans les couches ne s’installent pas les fièvres, qui prolongent donc son état physiopathologique.

Aux couches on a donc donné un statut différent à partir du moment où on a rendu physiologique l’allaitement : il fait du bien à l’enfant, à la mère et au lien entre les deux. Si durant les couches se produisent des « accidents inattendus » les médecins manquent désormais d’une catégorie explicative.

26 Ibid., p. 185.

27 Philippe Petit-Radel (1749-1815).

28 Philippe Petit-Radel Essai sur le lait, considéré médicinalement sous ses différents aspects, ou Histoire de ce qui a rapport à ce fluide chez les femmes, les enfans et les adultes, soit qu’on le regarde comme cause de maladie, comme aliment ou comme médicament, 1786, p. 51-53.

Pourtant celle-ci serait indispensable pour distinguer les fièvres délirantes, dont seulement certaines conduisent au décès de la femme, et expliquer les changements subis du comportement de la femme qui suivent l’accouchement.

Si alors les couches ont sans doute gagné une nouvelle visibilité à travers la progressive médicalisation de la maternité, elles manquent de nouvelles interprétations capables d’expliquer tous les phénomènes qui peuvent s’y produire.

Par ailleurs, dans les suites de couches, le corps de l’enfant n’est plus à l’intérieur (chose qui expliquait beaucoup de dérèglements), mais il est à l’extérieur. Cela n’est pas rassurant, parce qu’on a beaucoup insisté sur le fait qu’il a besoin de sa génitrice qui doit le nourrir et le soigner.

Et si elle ne le fait pas ? Comment faut-il s’y prendre?

C’est désormais un problème d’ordre médical.

Dans ce chapitre nous allons faire ce qu’il semblerait à première vue un détour par rapport au sujet traité. Nous allons en effet repartir à la fin du xviie siècle pour analyser les questions qui sont autour de l’infanticide, de l’abandon d’enfant et plus généralement donc la question des transgressions autour de la maternité.

Si en effet à travers les sources médicales, nous avons l’impression que la maternité est progressivement codifiée, même si c’est de manière assez hétérogène comme nous avons pu le constater, grâce aux sources judicaires nous allons mieux comprendre la question.

L’articulation entre normes et transgressions se fait en effet au prisme des comportements sociaux qui échappent aux règles imposées par la société.

C’est sans doute là que nous pouvons le mieux saisir l’imbrication des savoirs autour de la maternité, ainsi que les stratégies mises en place par les personnes, au-delà des représentations codifiées.

Normes

La manière dont la société d’Ancien Régime se positionne face à l’abandon d’enfant 1 et à l’infanticide 2, nous permet de mettre en évidence d’autres éléments reliés à l’histoire de la folie maternelle.

Nous avons pu constater, à propos du discours médical et de la pensée philosophique, que durant les xviie et xviiie siècles, on n’associe pas au refus d’enfant le dérangement d’esprit ou le comportement pathologique de la mère.

1 Une approche nouvelle de l’histoire de l’abandon est proposée par : Jean-Pierre Bardet et Guy Brunetj, dir., Noms et destins des Sans Famille, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007.

2 Sur l’histoire de l’infanticide il y a beaucoup de travaux, mais très peu sortent d’une image assez édulcorée où il serait le produit de la misère ou d’une réparation de la honte féminine (voir plus bas). L’historiographie commence cependant à mettre en évidence des aspects inédits : Cf. Christophe Regina, « L’infanticide au siècle des Lumières à Marseille. Une affaire de femmes ? », Lucien Faggion, Christophe Regina, La violence. Regards croisés sur une réalité plurielle, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 285-312.

Cette idée est confirmée par l’organisation des normes à cette même époque : il existe en fait un aménagement de règles censées réduire les pratiques d’abandon d’enfant que l’on considère répandues et donc « ordinaires 3 ».

Ces normes, avant l’introduction du Code Pénal en 1810, sont fondées essentiellement sur la réglementation des tours d’abandon, et en France, sur l’obligation de la déclaration de grossesse. De fait le crime d’infanticide n’existe pas au sens strict du terme et il est assimilé, dans des circonstances précises, au meurtre ou à l’assassinat.