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La manière d’enregistrer les données autour des questions sanitaires et médicales durant l’Ancien Régime ne permet pas d’appréhender dans le détail le fonctionnement de l’internement des mères folles 36. Malgré cela nous pouvons formuler certaines hypothèses qui expliqueraient l’absence d’un internement spécifique et systématique.

Il faut en effet remarquer que les premières structures de bienfaisance de la société européenne d’accueil et prise en charge des mères sont des structures pensées pour les mères illégitimes et pour les mères prostituées.

Nous pouvons imaginer alors une société qui pratique les soins et l’inter-nement des mères – qui peu après seront internées à l’asile – par deux biais différents : d’un coté en essayant de prendre en charge par des œuvres de charité (religieuse ou laïques) les mères « transgressives », de l’autre côté, en essayant de soigner les troubles mentaux liés à l’accouchement, que l’on considère comme relevant de l’organique.

La société d’Ancien Régime invente en fait les premiers hôpitaux pour femmes enceintes. Bien avant la création des maternités pour les accouchements de toutes les femmes, ce sont des structures de protection pour des mères transgressives qui sont construites dans les villes du xviiie siècle.

À Marseille par exemple c’est l’Entrepôt de la Maison du Refuge qui est consacré à la prise en charge des mères à risque d’infanticide :

La Maison du Refuge ou Hôpital de Saint-Joseph, dit la Galère […]. Le but de l’institution était d’y refermer les femmes dont l’inconduite était notoire. Celles-ci y étaient menées de force par la justice, mais quelques-unes cependant s’y présentaient d’elles-mêmes […]. L’Entrepôt – construit en 1688 – qui était une succursale, une annexe du Refuge, peut être considéré comme la première Maternité que nous ayons eue dans le midi ; car c’est dans cette partie des bâtiments, formant un service distinct, que l’on enfermait les femmes débauchés, en état de grossesse, dans l’intention de prévenir les infanticides 37. L’Entrepôt devient seulement au fil du temps, un lieu d’accueil de la région et non pas uniquement un lieu de ségrégation ou d’isolement. À ce propos il

36 Les hôpitaux des insensés, jusqu’au xixe siècle, ne font pas de classifications nosologiques et ne rédigent pas de dossiers médicaux individuels. Par ailleurs il faut remarquer aussi que les premières maternités sont immédiatement submergées par les épidémies de la fièvre puerpérale : il est impossible de faire une distinction entre une psychose qui relèverait d’une infection et d’un trouble mental « simple ».

37 Auguste Queirel, Histoire de la maternité de Marseille, Barlatier et Barthelet, 1889, p. 6 -7.

Voir aussi aux Archives des BdR série : 8 HD : Hôpital du Refuge et de l’entrepôt fondé 1640 : réclusion et correction des femmes et filles de mauvaise vie 1560 – an VI (1798) inventaire vol. 1, Hôpitaux 1 HD -8 HD, -600 H -dépôt. Dans l’historique on peut lire : « À côté du Refuge, qui abritait les femmes condamnées, les femmes présentées par leur famille, et celles qui désiraient faire pénitence, existait l’entrepôt destiné à recevoir les femmes enceintes, depuis 1688. Les ressources de l’œuvre du refuge provenaient essentiellement d’une quête annuelle […]. Le refuge et l’entrepôt subsisteraient à l’époque révolutionnaire ; la laïcisation intervint en 1794 ; l’ouvre disparut définitivement en 1798. L’hôpital était situé à la rue qui a gardé son nom, rue du Refuge, près des Accoules ; le bâtiment existe encore ».

est intéressant de constater que certaines femmes y vont volontairement faire leurs couches, sans doute pour pouvoir se reposer, manger, se restaurer. Ainsi nous lisons dans les registres des archives de l’Entrepôt que :

J. B. fille de L. de Manosque âgée de 20 ans, et enceinte d’environ huit mois, venue volontairement 38.

La structure est reliée à l’Hôtel-Dieu de Marseille dans une prise en charge

« globale » : les femmes une fois accouchées y sont transférées avec l’enfant 39. Nous lisons encore que le :

26 septembre 1765 J. B. […] s’est accouchée aujourd’hui d’un garçon, l’enfant est passé à l’Hôtel-Dieu où la mère passera demain 40.

D’autres femmes cherchent dans cette structure sans doute un abri, car elles y vont sans n’être nullement enceinte :

Du 18 juillet 1772 J. P. S. […], âgée de 27 ans, enceinte de 7 mois et ½ ».

[Elle est] : « sortie par délibération du bureau pour n’être point enceinte, du 23 juillet 1773 41.

Nous remarquons une autre circonstance analogue pour :

M. […] âgée de 19 ans enceinte de six mois venue volontairement [est] mise dehors le 29 janvier 1775 n’étant [sic] point enceinte, après l’ordre du bureau 42. La prise en charge des mères existe donc à cette époque, mais cette prise en charge est liée à des désordres de la maternité de type moral et social.

Par ailleurs il faut remarquer qu’à cette époque les mères sont prises en charge et internées pour des dysfonctionnements organiques du corps qui sont censés provoquer la folie à savoir les pathologies liées au détournement du sang et du lait.

L’état de conservation des fonds de l’asile des insensés de Marseille ne permet pas une analyse ponctuelle des malades qui y sont enfermés durant l’Ancien Régime.

En revanche l’analyse menée par Michel Caire dans les archives judiciaires parisiennes 43 ne laisse aucun doute sur la diffusion de l’interprétation des pathologies mentales liées aux couches ou à la grossesse durant cette époque. Dans ses nombreux exemples, il s’agit toujours de cas rapportés à des dysfonctionnements d’ordre organique. En particulier les pathologies liées au

38 ADBdR, Marseille, série 8 HD G 11, Livre de l’entrepôt.

39 Je remercie Judith Aziza pour ses conseils concernant l’Hôtel-Dieu de Marseille, sur lequel elle a soutenu sa thèse en 2008 sous la direction de Régis Bertrand : Soigner et être soigné dans un hôpital d’Ancien Régime. L’Hôtel-Dieu de Marseille aux xviie et xviiie siècles.

Grace à une discussion que nous avons eu par la suite, croisant les sources de l’entrepôt et de l’Hôtel-Dieu, Judith s’est rendue compte d’où provenaient les servantes des salles des malades de l’Hôtel-Dieu qu’y travaillaient gratuitement : elles avaient fait les couches à l’entrepôt.

40 ADBdR, Marseille, série 8 HD G 11, Livre de l’entrepôt.

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Michel Caire, Les aliénés d’esprit au siècle des Lumières dans les archives judiciaires parisiennes. Thèse de doctorat, histoire, Paris, École Pratique des Hautes Études, 1998, p. 427-43. Je remercie vivement le docteur Caire.

dysfonctionnement de la production du lait, sont nombreuses. Nous en citons quelques-unes, à titre d’exemple :

La femme d’un marchand de vin « est devenue totalement folle étant enceinte d’un troisième enfant, et ce depuis un an, que c’est sans doute le lait qui luy a monté à la tête » 44.

Lors de sa première couche, […] éprouva un accident, le lait se porta à la tête, l’on craignit pour ses jours, cependant à force de précautions sa santé luy [sic] revint, mais la tête resta toujours malade, […]. Les deux couches postérieures n’ont point remédié à cet accident... (elle) paraissait dans une sorte de léthargie, elle ne s’occupait ni de son ménage ni de ses enfans, ni d’aucunes conversations, elle avait des absences de toute espèce, elle frappait et maltraitait ses domestiques, elle découpait le linge de la maison à titre d’amusement 45.

Quelques années après leur mariage, sadite [sic] femme fut si malade d’une couche que l’esprit luy ayant tourné elle versa dans des fureurs et emportements extraordinaires 46.

Il est alors intéressant de constater que dans ces cas parisiens, l’importance attribuée à la folie est de type organique en parfaite concordance avec les théories élaborées par la médecine à cette époque. Dépôts laiteux, fièvre de lait, restent sans aucun doute les seules explications que l’on donne aux phénomènes de dérangements d’esprit de la mère, sans pour autant que l’on attribue à ces maladies des significations liées à la maternité.

Le comportement, voir le tempérament, maternel reste soumis à la règle organique du mouvement du lait, sans que cela pose un problème d’ordre moral.

La fièvre de lait est un véritable paradigme explicatif pour la plupart des malaises ou des troubles de l’accouchement : un désordre organique qui peut à la fois témoigner d’un état pathologique (comme nous avons vu à propos de la folie) ou de l’état physiologique de l’accouchée.

Malgré donc les tentatives de la science, de la médecine et du droit d’encadrer, normer, expliquer et prévenir les dérèglements de la maternité (organiques et moraux), les pratiques restent transversales et hétérogènes. La résistance de ces pratiques et le succès de certaines interprétations (la fièvre de lait) seront analysés à nouveau par l’aliénisme au xixe siècle, qui essayera de lui attribuer d’autres significations.

44 Arch. Nat., Y 13978, Commissaire Joron, 10 avril 1786, in Michel Caire, Les aliénés d’esprit au siècle des Lumières dans les archives judiciaires parisiennes, op. cit.

45 Arch. Nat., Y 13976 B, Commissaire Joron, 2 décembre 1784, ibid.

46 Arch. Nat., Y 14935, Commissaire Prémontval, 18 septembre 1724, ibid.