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Accoucher et nourrir ? Le savoir-faire de la mère

Le siècle xviiie siècle s’ouvre sur un débat autour des compétences et du savoir- faire de la mère. Ce sont deux importantes personnalités de l’époque qui réfléchissent à la question : le médecin janséniste Philippe Hecquet, Docteur-régent de la faculté de médecine de Paris, et Guillaume Mauquest de La Motte, chirurgien-accoucheur. Plus exactement, le débat va se concentrer sur l’opportunité d’employer des accoucheurs auprès des femmes et des nourrices ; il est le révélateur d’une fracture qui est en train de se produire entre deux professions au sujet du corps de la femme : médecins et chirurgiens-accoucheurs. En effet, il s’agit du premier de toute une série de débats entre différents savoirs sur la question, qui reprend en quelque sorte la fracture entre médecine pratique et médecine théorique des siècles précédents.

Ce débat est important également parce qu’il nous signale encore une fois la cœxistence de différentes conceptions et représentations du corps féminin.

Loin d’être seulement un débat entre anciens et modernes sur la question de la médicalisation de la naissance, il montre la complexité du discours qui continue à se nourrir des pratiques et des croyances autour de la naissance.

Pourtant, le débat entre savoirs et différentes disciplines se focalise progres-sivement sur un objet précis : le savoir-faire de la mère. C’est en distinguant

« ce qu’elle sait faire » de ce qu’elle ne sait pas, que les hommes de science trouvent une nouvelle légitimité dans le domaine de la naissance.

Ainsi la raison la plus importante qui pousse Philippe Hecquet à se positionner, en 1707, contre les chirurgiens accoucheurs est déjà annoncée dans le titre de son traité : De l’indécence aux hommes d’accoucher les femmes [et de l’obligation des mères de nourrir leurs enfants]. Dans ce texte nous pouvons lire :

Le métier d’Accoucheur n’appartient donc pas aux hommes : ce n’est en eux qu’une usurpation, ou une entreprise téméraire fondée sur la timidité des

femmes, qui ont cru par cette indigne soumission assurer leurs vies, & sur la crédulité des maris, qui par cette dangereuse complaisance ont cru plus sûrement conserver leurs femmes. Mais on verra dans la suite que c’est abuser de la confiance des uns & des autres, en montrant que le secours d’un Accoucheur est rarement nécessaire, que cette profession est intruse dans le monde, sans titre, & de nouvelle invention, dont on s’est toujours aisément passé & dont on peut sûrement se passer encore 1.

La dénonciation de l’intrusion masculine dans le monde féminin de la naissance met en lumière une dimension importante et pourtant sous-estimée par l’historiographie : la pudeur du corps féminin. Cette intrusion choque avant tout les sensibilités : l’accouchement montre à des hommes étrangers le sexe de la femme. C’est cela qui pousse Hecquet, comme d’autres, à considérer l’accouchement comme un domaine réservé aux femmes. Il ne s’agit donc pas d’une apologie du savoir des femmes au sujet de la naissance, ni d’un refus du progrès, comme nous le signalait déjà Helen Rouch 2, mais de la nécessité de respecter les lois de la pudeur.

Il faut en fait considérer que le sexe féminin qui accouche n’a pas encore acquis complètement un intérêt scientifique : il n’a pas une valeur en tant qu’objet d’étude scientifique. À ce moment et dans certaines interprétations pendant longtemps, l’accouchement est considéré comme un acte honteux, presque sale. D’autant plus que l’accouchement, comme tout autre phénomène touchant le corps féminin, n’a pas été encore mis en relation avec la notion de nature, du moins en médecine.

Ce qui est biologique n’est pas associé, pour le moment, à une idée de spontanéité ou de naturalité positive. Cela est très important car c’est précisément sur cette question de nature et naturalité que dorénavant les médecins et les sciences naturelles vont réfléchir et débattre de manière différente. Nous allons y revenir. Suivons pour l’instant l’argumentation de Hecquet, médecin pieux, qui essaye de convaincre ses contemporains des raisons qui interdisent aux hommes la profession d’accoucheur :

L’art d’accoucher appartient uniquement aux femmes & que la profession d’accoucheuse est aussi ancienne que le monde […]. On répond cependant à tout ce qu’on a dit contre les femmes sur ce sujet, touchant leur peu de capacité leur ignorance naturelle, leur peu de génie pour les sciences & sur ce qu’on leur reproche que c’est des hommes qu’elles tiennent le peu qu’elles savent sur les accouchements. L’on tire aussi cette conséquence, qu’on peut se passer d’accoucheurs, & que les femmes seules suffisent pour une profession qui leur

1 Philippe Hecquet, De l’indécence aux hommes des accoucher les femmes et l’obligation aux mères de nourrir leur enfant. Ouvrage dans laquelle on fait voir par des raisons de physique, de morale et médecine que les mères n’exposeraient ni leur vie ni celles de leur enfans en se passant ordinairement d’accoucheurs et des nourrices, Paris, Étienne, 1708, p. 9-10.

2 Hélène Rouch, Préface à Philippe Hecquet, De l’indécence aux hommes d’accoucher les femmes suivi de : De l’obligation aux mères de nourrir leurs enfants, [1707], Paris, Côté-femmes éd., 1990.

appartient de droit, qui n’est point au dessus de leur portée que l’intérêt seul leur a enlevé & dont l’injustice des hommes les prive encore aujourd’hui 3.

Dans la pensée de Hecquet la médecine est au service du religieux : le Salut est garant de santé. Pour obtenir l’un, et donc l’autre, il faut que les femmes fassent profession de vertu :

Les accoucheurs eux mêmes n’offriront plus aux femmes que des secours nécessaires et indispensables : car la Providence récompensant la piété des mères, facilitera la naissance de leur enfans [sic] & affranchira leur sexe, du moins en ce point, de la dépendance des hommes 4.

Il est important de souligner un autre aspect de la pensée de Hecquet qui nous parait inédit à cette époque : les femmes, à travers la maternité, pourraient se libérer partiellement du pouvoir masculin. Savoir accoucher pourrait alors se transformer en une aptitude spécifique, une compétence féminine.

Cette idée est consolidée d’ailleurs par le deuxième volet de son œuvre : De l’obligation des mères de nourrir leurs enfants, dans lequel le médecin essaye de persuader le lecteur de l’importance de l’allaitement maternel :

On a donc crû devoir encore aider les mères de s’acquitter de leur devoir en ce point et après les avoir rassurées contre les frayeurs quelles se faisaient d’être accouchées par d’autres que par des hommes, on s’est proposé de les ramener de l’erreur qu’elles font de confier leurs enfants à des Nourrices étrangères.

L’entreprise est grande il est vrai, mais ce n’est pas la difficulté qui se présente dont il faut s’occuper mais de la vérité de ce qu’on recherche quand la matière est aussi grave que celle-ci 5.

Hecquet, tout en soulignant la difficulté, insiste sur ce qu’il serait souhaitable d’attendre d’une mère c’est-à-dire qu’elle allaite son propre enfant.

S’il est difficile de nuancer les préoccupations de Hecquet, il est cependant certain que la question du savoir faire des mères rentre dans l’espace de la discussion médicale.

La réaction de La Motte, au traité de Hecquet, nous permet de saisir tous les enjeux présents à cette époque sur la question des compétences maternelles. Dans l’édition de 1718 de sa Dissertations sur la génération, sur la superfétation, La Motte donne La réponse au livre intitulé De l’indécence aux hommes d’accoucher les femmes, & sur l’obligation aux mères de nourrir leurs enfans de leur propre lait 6 :

3 Philippe Hecquet, De l’indécence aux hommes des accoucher les femmes et l’obligation aux mères de nourrir leur enfant, op. cit., « Préface », [sans numération p. 8-10].

4 Ibid., [sans numération p. 16].

5 Philippe Hecquet, De l’obligation des mères de nourrir leurs enfants, « Préface » [sans numération : p. 98-99].

6 Guillaume Mauquest De La Motte, Dissertations sur la génération, sur la superfétation, et la réponse au livre intitulé « De l’indécence aux hommes d’accoucher les femmes, & sur l’obligation aux mères de nourrir leurs enfans de leur propre lait », Paris, Laurent d’Houry, 1718.

L’objet de cette réponse, est de prouver bien sérieusement l’avantage que les femmes reçoivent journellement, de deux sortes d’usages dans lesquelles elles ne peuvent ni ne doivent être troublées à l’avenir, comme elles ne l’ont point été par le passé. Le premier usage, est de se servir d’hommes pour s’accoucher.

Le second, qu’elles ne doivent pas nourrir leurs enfans [sic], d’elles-mêmes, à moins que l’inclination qui les y porte, ne soit soutenue d’un bon tempérament, d’une bonne santé, d’une complexion forte & vigoureuse, & d’une intégrité de mœurs irréprochable 7.

La Motte pose le problème des compétences féminines, en matière d’accou-chement et allaitement, d’une autre manière : l’ignorance des femmes à ce sujet provoquerait des conséquences négatives sur le développement de l’enfant.

L’ignorance & l’extrême témérité des Sages-femmes, qui mettent souvent leurs Accouchées dans un si mauvais état, qu’elles sont obligées de s’exposer aux yeux des Chirurgiens, pour réparer leurs fautes, ce qui met leur pudeur à une terrible épreuve 8.

Il est alors important de souligner l’idée sur laquelle La Motte insiste : le bien-être moral et physique de l’enfant et l’incapacité des femmes d’en prendre soin :

les devoirs de la nature, en donnant un secours à l’enfant, dont la délicatesse, l’âge, la complexion, & le tempérament de la mère la rendent souvent incapable.

Ajoutez que les mauvaises inclinations d’une mère pouvant se communiquer à son enfant avec son lait, comme on le voit d’ordinaire, on n’a pas de meilleur moyen, que le lait d’une Nourrice d’un caractère tout opposé, pour remédier à ce défaut. Ainsi cette substitution, d’un lait étranger à celui de la mère devient alors un devoir de Religion 9.

Cependant l’inquiétude de La Motte dissimule un enjeu professionnel : c’est en questionnant le savoir-faire des femmes que le chirurgien peut imposer sa présence à côté de la mère.

C’est au profit de cette idée que l’on impose une nouvelle exigence : il faut surveiller et contrôler l’accouchement et il faut établir des règles, des limites à l’action des femmes qui s’occupent de l’enfant. Il faut seconder l’effort que la nature fait pour procréer, en protégeant les enfants de l’ignorance des sages-femmes et du comportement des mères. C’est là, pour l’instant, qu’intervient une idée de nature : elle n’est pas féminine, au contraire les femmes sont spontanément ignorantes à propos de l’enfance. C’est un véritable manque de savoir-faire qu’il attribue aux femmes. Il faut donc veiller et surveiller les gestes des sages-femmes ainsi que les attitudes des mères.

Dans ce contexte, de La Motte estime que la solution qui permettrait de contrôler les soins des enfants est la professionnalisation des tâches féminines.

D’un côté le savoir masculin des accoucheurs doit remplacer l’absence de

7 Ibid., p. 131-132.

8 Ibid., p. 131-132.

9 Ibid.

savoir-faire des sages-femmes, de l’autre il faut limiter le domaine d’action des mères en lui préférant une nourrice. Ce dernier aspect est remarquable car en fait le métier de nourrice n’est pas nouveau. La mise en nourrice est une pratique répandue mais à cette époque l’on essaye, avec insistance, de soustraire le choix de l’allaitement au domaine des femmes, tout comme l’accouchement.

Parallèlement on attribue des rôles de plus en plus précis à la nourrice et à la mère. La fonction de la nourrice devient l’emblème d’une idée nouvelle de la maternité.

Il faut préciser que lorsque de La Motte fait allusion à la mère, il ne fait pas référence à toutes les mères : puisque justement la nourrice n’est pas considérée à partir de son statut de mère, mais en tant que nourrice de l’enfant d’une autre femme. Cette distinction implicite entre la mère et la nourrice est très importante. Nous pourrions en fait croire que les médecins s’inquiètent du bien-être des enfants (comme si une nouvelle sensibilité sur l’enfance s’imposait), alors qu’en réalité, ces règles que les médecins établissent sont réservées seulement aux couches riches. Cette distinction laisse donc, pour l’instant, une marge de manœuvre beaucoup plus importante aux classes populaires : il n’y pas de prescription pour les femmes du peuple.

Par ailleurs il faut souligner que les textes de médecine pratique, les abrégés et les recueils, continuent en effet à donner des conseils beaucoup moins prescriptifs et moraux. Derrière ces transformations, nous pouvons repérer le même corps, celui de la femme qui a accouché. Pourtant le centre de ce discours n’est pas tant ce corps biologique que les fonctions sociales qui dominent l’usage de ce corps c’est-à-dire la mère et la nourrice.

Alors que ces deux rôles existent depuis longtemps, le discours médical se concentre de plus en plus sur cette question jusqu’à en inverser le sens : la nourrice perd son statut de mère, de femme qui accouche et son corps est envisagé seulement comme un corps qui nourrit les enfants de quelqu’un d’autre. À cette époque donc, l’on ne s’intéresse pas aux fonctions maternelles des nourrices envers leurs propres enfants.

Cette ambiguïté du discours, fondée sur la distinction en classes sociales, construit un savoir qui envisage la nécessité d’une hiérarchie entre les corps féminins.