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La philosophie aliéniste et les maladies des femmes en couches : Philippe Pinel

La contribution de Philippe Pinel à la définition de la « folie puerpérale » est intéressante car elle révèle à la fois les questionnements autour de cette définition mais aussi les spécificités de la construction du savoir sur l’aliénation 11. Pinel est au départ un médecin de province qui, s’installant à Paris, va mettre longtemps avant d’installer sa carrière. Et c’est précisément à cette époque de sa vie, alors qu’il n’est pas encore célèbre, qu’il traduit l’abrégé de pratique médicale de l’écossais Cullen : First Lines of the Practice of Physic. Cette traduction est très importante car elle influence le travail de Pinel et de toute une génération de médecins à propos de la pratique médicale et de la nosographie.

La nosographie devient ainsi le point manquant de la fracture entre théorie et pratique médicale, en réhabilitant la pratique et les praticiens, et en lui conférant une méthode scientifique, voire théorique. C’est cette médecine, que nous reconnaissons aujourd’hui comme clinique.

L’apologie, d’un véritable savoir médical, est reprise par Pinel dans sa Nosographie philosophique ou La méthode de l’analyse appliquée à la médecine, publiée en 1798. Pour lui, il s’agit en fait de s’émanciper de la médecine « humorale et populaire 12 ».

Il est alors intéressant de regarder quelle place il donne, à cette époque, à la folie des femmes. Dans la première édition de la Nosographie c’est dans les vésanies (aliénation de l’esprit), ordre premier de la classe quatrième des maladies, les névroses, que Pinel parle des femmes :

Les femmes aussi, par leur extrême sensibilité et l’énergie de leurs affections, peut-être aussi par la vivacité incœrcible de leur imagination, sont les plus exposées aux mêmes maladies nerveuses, souvent compliquées avec l’hystérie à un degré plus ou moins marqué. Il paraît, d’après le recensement des insensés de l’un et de l’autre sexe contenus dans les hospices publics, que le nombre des femmes dans un état d’aliénation est à-peu-près double de celui des hommes, et même plus. C’est du moins le résultat que donne la comparaison des hospices de Bicêtre et de la Salpêtrière, où j’ai exercé successivement la médecine 13.

11 Michel Foucault avait déjà mis en perspective l’œuvre de Pinel en la situant dans contexte réformateur et proto-psychiatrique ; voir en particulier : Michel Foucault, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963. Par la suite l’historiographie est revenue à plusieurs reprises sur le personnage de Pinel. Cf. Dora B. Weiner, Comprendre et soigner : Philippe Pinel (1745-1826), la médecine de l’esprit, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999. Pour des contributions de médecins/historiens, voir : Michel Caire, « Philippe Pinel en 1784.

Un médecin « étranger » devant la Faculté de médecine de Paris », Histoire des sciences médicales, XXIX, no 3, 1995, p. 243-251 ; Jacques Postel, Éléments pour une histoire de la psychiatrie occidentale, Paris, L’Harmattan, 2007.

12 Ivi, Introduction.

13 Philippe Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine, vol. 2, 1797, p. 10.

L’observation « privilégiée » en tant que médecin dans un hôpital pour femmes, lui indique alors la marche essentiellement hystérique de la folie féminine. En effet, déjà caractérisée par son lien avec le désir sexuel, l’hystérie peut (aussi) toucher les femmes en couches :

L’hystérie en général est plus ordinaire aux jeunes filles d’une constitution ardente; aux personnes du sexe de tout âge vouées à une continence volontaire ou forcée, aux jeunes veuves qui se livrent à la bonne chair et à des lectures lascives, aux femmes mariées pendant une longue absence de leurs époux. Une menstruation laborieuse ou irrégulière, des accidens pendant la grossesse, les couches, peuvent aussi produire l’hystérie 14.

Il faut cependant constater que la réflexion sur le féminin est absente de la première édition de son traité sur l’aliénation mentale 15. Toutefois, il est intéressant de voir comment elle évolue au cours des différents textes, car cela nous permet de voir par la suite les affinités, et les différences, de la théorisation sur la folie et la fièvre puerpérale.

Pinel reprend en effet la réflexion sur les corps des femmes depuis le point de vue organique, dans la deuxième édition de la Nosographie en 1803, et l’élargit. Ainsi, dans cette édition, il attire l’attention sur une espèce de fièvre particulière des femmes en couches : la fièvre puerpérale.

Parmi la classe première des maladies, les fièvres, il y aurait une « affection locale primitive » dont le siège est le « péritoine » ou l’utérus 16.

Mais c’est dans la troisième édition de la Nosographie, que Pinel revient et affine sa pensée sur la fièvre puerpérale, en lui consacrant plusieurs pages :

La Fièvre puerpérale est-elle une fièvre primitive ou sui generis ? Rien n’a plus varié que les opinions des médecins sur la fièvre puerpérale. Si on compulse les auteurs depuis Hippocrate jusqu’à nos jours, l’on voit que les uns désignent sous ce nom la phlegmasie de l’utérus, les autres l’inflammation des intestins et de l’épiploon, quelques-uns la péritonite, d’autres une fièvre adynamique, certains une fièvre inflammatoire, certains autres une fièvre gastrique, quelques autres une fièvre ataxique, etc. ; enfin il n’est pas de fièvres et de phlegmasies, etc. qu’on n’ait observées à la suite des couches, et auxquelles on n’ait donné le nom de fièvre puerpérale 17..

Pinel nous amène au centre de la réflexion de l’époque sur la fièvre puerpérale, en contestant sa spécificité ; pour appuyer sa thèse il écrit, à propos des causes qui en seraient à l’origine :

Mais peut-on avec raison regarder le lait comme la cause de ces maux lorsqu’on fait attention que les femmes qui allaitent ne sont point exemptes de la fièvre puerpérale ? Que pendant le cours de ces fièvres le lait n’est pas toujours

14 Philippe Pinel, Nosographie, 1797, op. cit., p. 48.

15 Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, Richard, an IX.

16 Philippe Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine, 2e éd., Paris, A. Brosson, an XI, (1802-1803), t. I, p. 410, et t. II, p. 214.

17 Philippe Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine, III Edition, Paris, Brosson, 1807, p. 341-342.

supprimé, que d’ailleurs la matière à laquelle on donne si souvent le nom de lait dans ces cas n’est autre chose que du véritable pus ? 18

Pour lui la question est simple, la fièvre puerpérale n’est pas une fièvre spécifique de la femme qui accouche. À l’inverse, c’est la fragilité de la femme à certaines époques de la vie qui l’expose à beaucoup de maladies :

La grossesse et l’accouchement changent tellement la constitution de la femme, qu’ils la rendent propre à contracter toutes les maladies épidémiques au milieu desquelles elle se trouve. La première dentition, l’époque de la première menstruation, l’époque non moins redoutable de la cessation des menstrues, en imprimant à l’organisme des modifications si considérables, rendent l’enfant et la femme susceptibles de contracter la plupart des maladies et sont autant de causes de l’intensité plus grande de ces dernières. D’ailleurs on sait combien le sexe, l’âge, le tempérament, les blessures, les climats, les saisons, l’exposition, les ingesta, les acta, les percepta, apportent de modifications dans la marche des maladies. Appellera t-on fièvre de dentition, fièvre menstruelle, fièvre de puberté, fièvre de l’âge critique, fièvre de nourrice, etc. les maladies sans nombre qui peuvent survenir dans chacune des circonstances que je viens d’exposer ? N’en doit-il pas être de même de la fièvre dite puerpérale ? Celle-ci est-elle autre chose que les maladies sans nombre qui surviennent aux nouvelles accouchées et que modifie à l’infini l’état actuel de la femme ? 19

Au-delà du fait que ce que Pinel exprime ici, trouvera une confirmation scientifique par la suite – les fièvres puerpérales sont des infections dues à la contamination d’une bactérie pour la plupart de l’espèce Staphylococcus, fréquente donc à l’hôpital 20 –, il est intéressant de constater que Pinel soulève un débat plus vaste sur la spécificité du corps féminin et de ses maladies.

Alors que ce débat avait déjà traversé la médecine depuis ses origines, il est ici enrichi et mis à jour avec les connaissances et les problématiques de cette période.

Le nombre des décès provoqués par la fièvre puerpérale à l’hôpital est important durant ce siècle, et donne donc une nouvelle vision, du moins alarmante, des pathogénies des femmes en couche. Par ailleurs, bien que des médecins aient émis très tôt l’hypothèse d’une cause exogène dans l’origine de la fièvre puerpérale (et notamment la promiscuité des malades à l’hôpital), l’idée d’une morbidité interne au corps de la femme a entravé cette réflexion.

Pinel, depuis ce point de vue, désigne alors par la suite les couches comme des causes organiques de la folie, et non comme des causes spécifiques.

Dans la deuxième édition du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale de 1809, Pinel pose les bases d’une réflexion sur les différentes formes

18 Ibid., p. 344.

19 Ibid., p. 345.

20 Il faut signaler que ce discours partagé par beaucoup des médecins, trouvera beaucoup de détracteurs. Au sujet du débat sur la fièvre puerpérale au milieu du siècle, voir par exemple les communications faites par différentes médecins à l’Académie en 1858, publiées sous le titre : De la fièvre puerpérale : de sa nature et de son traitement, communications a l’Académie Impériale de Médecine, Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1858. Sur la fièvre puerpérale à Paris voir : Scarlett Beauvalet-Boutouyre, Naitre à l’hôpital au xixe siècle, op. cit.

de la folie, et trace les causes qui en seraient responsables : les prédispositions individuelles, les « causes morales » et les « causes physiques ». Les trois causes sont souvent concomitantes et étroitement liées.

C’est précisément en décrivant les causes qu’il fait une importante distinction à propos du sexe : l’homme et la femme ont une sensibilité différente qui les expose différemment à la folie :

L’énergie d’une impression physique ou d’une affection morale tient autant à l’intensité de la cause déterminante qu’à la sensibilité individuelle, qui admet d’ailleurs des grandes variétés, suivant une disposition originaire, l’âge, le sexe, le climat, la manière de vivre ou des maladies antérieures 21.

En s’attardant davantage sur le discours de Pinel, on voit qu’il existe une prédisposition propre aux femmes, la sensibilité qui :

est extrême à certaines époques de la vie des femmes, telles que, la puberté, la grossesse, les couches, et ce qu’on appelle l’âge critique. Quel trouble n’excitent point alors les moindres émotions ! Et il faut s’étonner si à l’arrivée d’une aliénée dans l’hospice les premières notions qu’on acquiert sur son état antérieur annoncent si souvent une semblable origine de la maladie ? 22

Finalement Pinel réintègre l’idée d’une spécificité féminine par le biais d’une réceptivité différente aux maladies : la sensibilité, une émotion qui dans sa réflexion trouve une place entre l’organique et le moral.

Cependant dans son traité les causes organiques de la folie, dont les couches, gardent une place d’accidents contextuels :

On doit mettre au nombre de ces causes [organiques] : l’hypocondrie produite par des accès divers, l’habitude de l’ivresse, la suppression brusque d’un exutoire ou d’une hémorragie interne, les couches, l’âge critique des femmes, les suites des diverses fièvres, la goutte, la suppression imprudente des dartres ou de quelques autres affection cutanée, un coup violent porté sur la tête peut être quelque conformation vicieuse du crâne 23.

La réflexion, très hétérogène, de Pinel sur le corps et l’esprit des femmes, nous montre ainsi qu’au moment où l’aliénisme met en place une épistémologie disciplinaire, l’idée d’un diagnostic sur la folie puerpérale est dans l’esprit du temps. Qu’il s’agisse de la différente sensibilité ou de la précarité des couches, Pinel intègre dans le corpus aliéniste une idée : pour différentes raisons, les couches de la femme sont des moments à risque de folie.