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Dans les internements compris dans la période des années 1920 et 1930, nous observons encore une incertitude importante dans l’usage des diagnostics spécifiques à la folie puerpérale. On préfère souvent évoquer simplement soit des questions organiques liées à l’accouchement, soit signaler l’existence d’un accouchement récent dans la vie de la malade. Il en est ainsi dans le cas de Mme J. M. P. 31, 28 ans, placée d’office en 1924.

À l’arrivée à l’asile on dit que la malade :

présente un état d’excitation vive à veste maniaque, propos incohérents… logorrhée. Accouchement récent. Aurait présentée des troubles mentaux lors de deux accouchements antérieurs 32.

31 ADBR, 5 X 85, femmes.

32 Ibid.

Après quelques jours d’observation on formule un double diagnostic, témoignant de la difficulté interprétative. La malade :

est atteinte de psychose maniaque post puerpérale – excitation psychique – propos sans suite 33.

Cette difficulté interprétative est transversale, puisque même lorsqu’il s’agit de femmes qui proviennent des maternités, l’utilisation de diagnostics puerpéraux n’est pas assurée. C’est le cas par exemple de Mme S. B. C. 34, 29 ans, née à Bastia en 1894, placée à l’asile en 1924. Dans le certificat médical du médecin de la Maternité on écrit que :

Nous soussigné Dr P.J. docteur en médecine […] certifions avoir examiné Mme […] actuellement en traitement à l’hôpital de la Conception et avoir constaté qu’elle est atteinte de troubles nerveux à la forme lypémaniaque ayant débuté par des idées de dépression, avec auto-accusation, impulsions au suicide aggravé à la suite d’un accouchement, avec tentative de suicide par défenestration 35.

Le transfert à l’asile depuis la Maternité est transcrit dans le diagnostic de l’asile. La malade est :

Atteinte de psychose post-partum, tentative de suicide par défenestration 36. Ce diagnostic n’est pourtant pas maintenu par la suite. Après les deux semaines d’observation, on va privilégier un autre aspect de la folie de la malade. L’on dit alors que la malade :

Est atteinte de psychose dégénérative à base lypémaniaque. Tentative de suicide par défenestration 37.

Cette ambivalence peut aussi avoir les contours d’une sorte de dilution du diagnostic : des informations qui se perdent durant le temps de vie à l’asile.

C’est par exemple le cas de Mme A. L. R. B. 38, âgée de 30 ans, qui rentre à l’asile en 1924. Dans le certificat du médecin qui signe l’internement nous lisons :

Je […] certifie que Mme […] est atteinte de troubles psychiques post puerpéraux caractérisés par un délire incessant de l’agitation, des pleurs, menaces, idées de suicide.

Dans le certificat d’admission à l’asile, la référence à l’accouchement est placée entre parenthèse, comme pour donner un simple détail explicatif. Nous lisons ainsi que la malade :

Est atteinte de troubles mentaux (de manie aiguë, à la suite d’un accouchement récent) 39.

33 Ibid.

34 13 H dépôts 559, Registre des entrés par placement volontaire : hommes et femmes, vol. 1, 12/2/1924-04/09/1925.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 Ibid.

38 Ibid.

39 Ibid.

Après l’observation, les médecins découvrent que la malade a une infection puerpérale. Mais on accorde à cette infection une interprétation « ancienne » : une maladie sympathique de l’utérus. Le diagnostic de folie puerpérale, que le médecin avait élaboré au départ, disparaît pour laisser la place à l’hystérie :

[La malade] est encore très confuse, désordre des idées, mais l’agitation nocturne tend à se calmer. L’état bocal de l’utérus légèrement infecté à la suite d’un accouchement hystérique s’améliore progressivement 40.

Il faudra remarquer l’annotation de l’accouchement hystérique qui aurait provoqué l’infection : on lie encore à l’hystérie un pouvoir organique, l’utérus malade qui contamine à la fois le corps et l’esprit.

Sur le plan interprétatif, nous n’observons pas de changements importants non plus dans les internements des années 1930. Par exemple, le dossier médical de Mme C. F. G. 41 ne fait aucune référence à l’entité nosographique de la psychose puerpérale, alors que c’est manifestement le cas suivant les critères de l’époque. Mme C. F. G. est née de parents français en Tunisie, elle habite Marseille depuis quinze ans, « exerçant la profession d’imprimeuse », elle est mariée et elle a un enfant de quelques mois. Son mari est chauffeur et

« gagne 25 frs par jour. » Au moment de l’internement, en 1929, elle a 24 ans.

À son arrivé à l’asile nous lisons que la malade :

présente un état maniaque avec logorrhée, mobilité des idées, incohérence des propos, désordres des actes, cris menaces, violences, insomnie 42.

Par la suite, après la période d’observation, on signale que la malade a accouché récemment ; fait qui est marqué par ailleurs à titre concomitant. On dit alors qu’elle est :

atteinte de manie avec logorrhée, fuites des idées, désordres des actes, cris, menaces, violences, insomnie. Accouchement de date récente : 2 mois 43.

Dans le dossier nous découvrons par ailleurs que c’est la malade elle-même qui a provoqué son internement, car elle s’est rendue spontanément au Commissariat de police :

Le 23 mars se présente une femme qui descend d’un taxi dont elle n’a pu acquitter la course. Elle déclare : « je veux tuer ma belle-mère qui m’a volée et je veux qu’elle soit condamnée à 20 ans de travaux forcés ». Elle est très surexcitée et ne fait que crier. Au bout d’une demi-heure elle se met à genoux et prie en demandant Saint Antoine. Ensuite elle nous fait connaître qu’elle sait nous endormir et que notre portefeuille va passer de notre poche dans la sienne. Puis elle se met à chanter et à danser 44.

La belle-mère, convoquée au Commissariat, déclare alors :

40 Ibid.

41 ADBR, 5 X 93 femmes A F 1930.

42 ADBR, 5 X 93 femmes A F 1930.

43 Ibid.

44 Verbal du Commissaire du 1er arrondissement de Marseille, Ivi.

Ma belle-fille […] est sortie de la Maternité le 12 courant [mars 1929] où elle avait accouchée d’un petit garçon le 4. Depuis le 19 mars 1929 elle dépense de l’argent sans compter, veut tuer tout le monde qui l’entoure et quitte la maison sans dire où elle va 45.

En revanche le dossier médical ne fait aucune référence à la psychose puerpérale, alors que nous avons l’impression que dans sa communauté on saisit le lien entre folie et accouchement.

Durant les années 1930, la provenance des malades depuis la Maternité, n’implique toujours pas forcément un diagnostic de psychose puerpérale à l’asile.

Même si l’hôpital pose ce diagnostic au moment de la demande d’inter-nement, souvent, comme durant les années précédentes, l’asile modifie le diagnostic et fait disparaître la puerpéralité. En témoigne le cas de Mme F. M., 34 ans, d’origine sarde, mariée, qui habite Marseille depuis 1919. Elle a quatre enfants : Speranza 9 ans, Adriana 6 ans, Catherina, 4 ans, Ernesta 3 mois.

« L’époux sujet italien, âgé de 45 ans, journalier, gagne 30 francs par jour. » Dans le certificat médical de l’hôpital de la Conception, nous lisons que la malade:

est atteinte d’aliénation mentale : psychose puerpérale : excitation maniaque avec agitation, logorrhée, […] fuites des idées, cris, violence, et que son état nécessite son internement dans un asile d’aliénées 46.

Mais dans le certificat de l’asile nous lisons que la malade :

présente de l’aliénation psychique et motrice avec logorrhée mobilité de l’attention et des idées impulsives 47.

Enfin on dit que la malade :

est atteinte de manie avec logorrhée, mobilité de l’attention, désordres des actes, cris, chants, se traîne par terre, se déshabille, déchire 48.

Pourtant, à partir des années 1930, on commence à insister dans les dossiers sur les attitudes féminines et sur le savoir-faire maternel, alors qu’on a l’impression que les malades ont parfois essayé simplement de s’échapper d’une vie misérable ou qu’elles sont en révolte contre leur mari et leur famille.

Dans ces cas, la violence et la rébellion se mélangent : il est difficile, à partir des dossiers, de reconstruire les parcours biographiques.

C’est le cas par exemple pour Mme M. G. 49, née à Marseille, 34 ans, couturière, mariée, avec quatre enfants de 7 ans, 4 ans, 1 an et 2 mois. Placée d’office en 1930 avec un diagnostic d’ « exaltation psychique », elle sortira rapidement la même année.

Dans le procès-verbal le mari déclare:

45 Ibid.

46 Ibid.

47 Certificat de 24 h, ivi.

48 Ibid.

49 ADBR, 5 X 94 femmes G M, 1930.

Ma femme […] est atteinte d’aliénation mentale depuis deux ans. Son état s’est aggravé depuis le mois de mai dernier des suites de son dernier accouchement.

En février 1929 elle était partie subitement avec mes deux enfants aînés. Elle a été retrouvée à la frontière Suisse et elle est revenue à Marseille. Vendredi dernier à midi elle a abandonné le domicile conjugal laissant nos quatre enfants et depuis je ne l’avais plus revue. Ce matin un gardien de la paix est venu m’avertir qu’elle s’était rendue au commissariat de Saint Barnabé. Ces jours derniers elle maltraitait nos enfants et ne s’occupait pas du dernier âgé de deux mois. Elle tient des propos incohérents parle de politique d’anarchie etc.

En résumé ma femme est dangereuse pour elle et pour nos enfants. Je crains qu’elle commette des actes de violences à leur égard 50.

La violence de la malade, toujours mise en évidence, car justifie à elle seule l’internement à l’asile, se transforme alors progressivement en fonction de ce que l’on estime être violent dans la société 51. Ce n’est plus seulement la violence envers l’entourage qui est stigmatisée, mais aussi la manière dont la femme s’occupe de la famille et des enfants. La notion d’incapacité à être mère s’impose progressivement dans les descriptions des dossiers. Mais elle ne remplace pas l’interprétation organiciste de la maladie.

Ce double registre moral/social et organique est bien visible dans le dossier par exemple de Mme N. A. F. 52. Au moment de l’internement elle est âgée de 34 ans, de profession « ménagère », elle est mariée, et elle a deux enfants : de 12 ans et de 3 mois. Le mari, âgé de 38 ans, est employé à la « Cie des tramways .»

Elle est internée en 1930 sous la demande d’un médecin de Marseille. Dans le certificat du médecin nous lisons que :

[N. A. F.] a allaité jusqu’à ces jours derniers son enfant, une fillette avec [sic]

trois mois. Elle a présenté des troubles nerveux qui sont allés en s’accentuant.

Tantôt irritable tantôt au contraire apathique, s’occupant d’une façon illogique de son enfant à cause d’absences fréquentes de mémoire elle commet des erreurs qui peuvent être très préjudiciables pour son entourage comme pour elle-même […]. Estimant que Mme présente des troubles mentaux concomitants avec la lactation et que la malade est dangereuse pour elle-même 53.

Même si les interprétations de la folie restent ancrées dans la dimension organique, le regard vis-à-vis des mères se transforme, et la tolérance face à leurs comportements se modifie. Alors qu’au paravant, on faisait référence à une notion de violence furieuse, dont l’agressivité était le centre, l’on donne progressivement de plus en plus de détails sur les bizarreries de comportement.

Dans le même dossier médical, le mari de la malade déclare :

50 Ibid.

51 Sur la notion de violence dans histoire et sur l’histoire des comportements violents à Marseille voir les travaux de Céline Regnard : Céline Regnard-Drouot, Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société 1851-1914, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; Céline Regnard-Drouot, « Le creuset des infortunes. Les violences comme conséquence de la précarité. Marseille 1851-1914 », Interrogations, no 4, Besançon, Université de Franche-Comté, 2007.

52 ADBR, 5 X 95 1930, Femmes.

53 Ibid.

Ma femme […] s’est accouchée il y a trois mois environ. Depuis, son état de santé s’est affaibli peu à peu ; il y a huit jours, elle a commencé à donner des signes d’aliénation mentale. En effet mardi dernier elle a bu deux verres d’urine qui étaient préparés pour l’analyse, puis de l’eau de Cologne, en un mot, toutes les bouteilles qui lui tombaient sous la main. Malgré mes conseils, et la surveillance dont je l’ai entourée, je n’ai pas pu la convaincre qu’elle faisait mal 54.

Une voisine de la famille est appelée à témoin. Elle déclare:

Je suis une amie de la famille F. La femme, depuis huit jours, n’est plus dans son état normal ; elle déraisonne, et devient dangereuse pour elle-même, et pour son jeune bébé 55.

Malgré le fait que les attitudes de la mère sont stigmatisées pour souligner la folie, dans les certificats d’internement à l’asile, on ne fait aucune référence à une notion de folie puerpérale. Dans le certificat d’admission à l’asile, nous lisons que la malade :

présente un état confusionnel avec découragement, lassitude, actes inconsidérés, insomnie 56.

En outre, dans le certificat, rédigé après l’observation, on dit que la malade : est atteinte de mélancolie confusionnelle, avec dépression, lassitude, actes inconsidérés, insomnie, en voie d’amélioration 57.

Dans les dossiers, les détails fournis par différents documents, nous montrent les transformations de la codification de la folie. Comme un monde à l’envers, l’asile cristallise en son intérieur les représentations des dynamiques sociales, plus que les réelles déviances à la norme.

La raison de l’internement à l’asile reste, pour les femmes, comme pour les hommes, la dangerosité ; même si dans la narration des dossiers l’on insiste sur les comportements anormaux. C’est l’explication de la folie qui se transforme, et s’affine, et qui récupère à partir des codes sociaux la notion de normal et pathologique.

Voyons dans un dernier exemple ce processus d’aller et retour entre l’asile et la société.

Mme O. J. D. est âgée de 27 ans, au moment de l’internement. Internée en 1929, elle est mariée et a trois enfants (âgés de 6 ans, 3 ans et un mois). C’est le même mari qui fournit la preuve de la folie et qui centre la narration sur la maternité. Il déclare ainsi :

Mon épouse […] a été internée à l’asile […] où elle est restée pendant six mois.

Elle s’est accouchée le 4 courant et quelques jours avant, j’avais constaté qu’elle s’énervait facilement. Après son accouchement son état s’est aggravé à un point tel qu’il nécessite à nouveau son internement. Depuis une semaine je

54 Ibid.

55 Ibid.

56 Ibid.

57 Ibid.

suis obligé de rester à la maison pour la garder et la surveiller. Aujourd’hui j’ai dû envoyer mes trois jeunes enfants chez des amis. Elle déraisonne en disant qu’elle veut voir enterrer ses enfants. Toute la journée elle parle sans s’arrêter et ne tient pas de conversation. Elle se met à rire, puis à pleurer ou à chanter.

Elle cherche dispute à des voisins qui sont absents. Elle ne fait que s’habiller ou se déshabiller. Cet après-midi, elle s’est habillé en homme. Elle se met à la fenêtre en chemise 58.

Encore une fois, bien que la malade ait été internée à deux reprises à la suite de ses deux accouchements, dans les fiches de l’asile l’on ne fait pas référence à la psychose puerpérale. On constate simplement l’accouchement. Au moment de l’internement le médecin de l’asile dit que la malade :

présente un état maniaque avec confusion des idées, désordres des actes, insomnie. Accouchement remontant au 4 décembre, pas d’hyperhémie, déjà traitée 59.

Par la suite, même la référence à l’accouchement disparaît dans le diagnostic définitif. Nous lisons que la malade :

est atteinte de manie avec mobilité et confusion des idées, désordres des actes, cris, chants, violences, insomnie, déjà traitée 60.