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Toute une série d’interprétations différentes cœxistent concernant les maladies des femmes en couches, mais certains phénomènes suscitent une attention particulière. La fièvre de lait en est un exemple emblématique.

À l’origine, la fièvre de lait est considérée comme un processus d’ordre physiologique, faisant partie d’une inflammation dans la production du lait

qui ne dégénère en fièvre plus grave que dans certaines circonstances précises et pour des causes exogènes. Dans ce processus physiologique, elle pouvait provoquer un délire qui n’était donc pas considéré comme un phénomène anormal. Progressivement la fièvre de lait devient le centre de la nouvelle réflexion sur les savoirs autour du corps des femmes et subit d’importantes transformations interprétatives.

Dans le texte très polémique, publié en 1738 et attribué de manière posthume à Philippe Hecquet, Le brigandage de la chirurgie ou La médecine opprimée par le brigandage de la chirurgie nous lisons à ce propos :

La fièvre de lait venant à étourdir la science d’un Accoucheur, attirera à la malade des accidents, dont un Médecin conosciteur, saurait la parer. C’est ce qui redouble l’inquiétude de la Médecine sur l’abandon où se trouvent les accouchées entre les mains des Chirurgiens-Accoucheurs, qui les gouvernent jusque-là même comme leurs Médecins. La fièvre de lait est cependant le point de vue d’où s’aperçoivent tous les malheurs présents & avenir qui accueillent les accouchées, ou qui les rendent infirmes le reste de leurs jours, par les impressions que laissent dans leurs entrailles un lait mal distribué ». Car la fièvre de lait par elle-même n’est pas plus une maladie d’accouchée, que les douleurs pour l’accouchement sont une maladie de femme grosse 1.

Il est intéressant de constater de quelle manière la description organique et humorale de la fièvre de lait devient le départ, dans la pensée du médecin, pour envisager une nouvelle discussion sur le corps de la femme et une nouvelle lutte contre les chirurgiens-accoucheurs. Ainsi il continue son texte en superposant des explications organiques au processus de lactation, ses risques pathologiques et la nécessité de l’expérience d’un bon médecin et thérapeute.

Il s’agit finalement du même combat de Hecquet contre les chirurgiens : le texte, évidemment trop polémique auparavant pour être publié, trouve, en

1 De ce texte existent deux versions : l’une attribuée sur le frontispice à Hecquet en deux volumes : Le Brigandage de la chirurgie ou la médecine opprimée par le brigandage de la chirurgie ; Le Brigandage de la pharmacie, ouvrage posthume de M. Philippe Hecquet, Utrecht, les sœurs de C.-G. Le Fèvre, 1738, l’autre est anonyme, Le brigandage des la chirurgie, s. l. 1738, la pagination correspond : p. 116-119. Sur ce texte on peut lire dans l’Encyclopédie méthodique : « En 1731, parut le brigandagede la médecine, dans la manière de traiter les petites véroles & les plus grandes maladies par l’émétique, la saignée du pied,

& le kermès minéral, avec un traité de la meilleure manière de guérir les petites véroles par des remèdes & des observations tirées de fustige. Dans la première partie de cet ouvrage, Hecquet peint avec force les ravages dont il croit que l’on peut accuser l’abus de la saignée du pied, de l’émétique du kermès minéral. Quelques partisans de la pratique, contre laquelle il se déclare, se crurent désignés dans l’ouvrage ; sur leurs plaintes, les exemplaires furent saisis. Mais cette affaire ayant été soumise à l’examen du premier médecin, il prouva qu’on prenait à tort épouvante, & sur son témoignage la saisie fut levée, & le livre eut beaucoup de court […]. Après la mort d’Hecquet parurent deux autres parties relatives à cet ouvrage à savoir : le brigandagede la chirurgie, ou la médecine opprimée par le brigandage de la chirurgie, ouvrage posthume de M. Philippe Hecquet, docteur-régent, & ancien doyen de la faculté de médecine de Paris, première partie, Utrecht, chez les sœurs de C.-G. Le Fèvre, 1738 ; Le brigandagede la chirurgieest précédé de la lettred’un médecin de la faculté de Paris, fur ce que c’est que le brigandagede la médecine : cette lettre avait déjà été imprimée du vivant de l’auteur, en 1736 ; mais il n’en fut tiré que peu. », in Encyclopédie méthodique, vol. 7, Paris, HA-JUS, 1798, p. 86.

peu de temps un éditeur. C’est un signe manifeste que l’on peut désormais critiquer la profession des chirurgiens accoucheurs, et également que l’idée d’une physiologie de la maternité a gagné des partisans.

Ainsi la fièvre de lait, prise comme révélateur de l’écart entre les savoirs, condense les nouvelles significations que l’on attribue à la maternité. Encore une fois ce sont donc les enjeux de pouvoir entre les différentes disciplines qui sont au centre d’une nouvelle réflexion sur le corps de la femme. Il faut constater par ailleurs qu’on assiste, en parallèle, à une réflexion spécifique sur la fièvre puerpérale et que les premières épidémies nosocomiales ont déjà frappé les accouchées dans les hôpitaux 2. C’est sans doute aussi pour cela que la fièvre de lait représente à cette époque la frontière entre la physiologie et la pathologie de la maternité : on remarque avec effroi que les femmes qui accouchent à l’hôpital décèdent d’une fièvre qui ressemble beaucoup à la fièvre de lait et on essaye donc par la suite de faire des distinctions.

À partir des années 1770, sous la pression de la série d’épidémies qui se succèdent – et grâce aux réformes sanitaires 3 – les médecins consacrent en effet de plus en plus d’observations à la fièvre puerpérale 4. Cette fièvre, dont on ne connait pas la véritable cause mais dont on soupçonne la nature contagieuse 5, serait donc une aggravation de la fièvre de lait, qui reste donc d’ordre physiologique :

Il survient vers le troisième jour de l’accouchement un mouvement de fièvre ou plutôt une fièvre éphémère appelée fièvre de lait qui se termine communément par l’éphidrose ou par les urines. Elle est purement nerveuse la nature l’excite pour la révolution du lait. Lorsqu’ à cette fièvre se joignent les symptômes de la gastro-bilieuse, c’est la fièvre puerpérale putride dont le caractère essentiel consiste dans une douleur abdominale vive et fixe avec gonflement une sensibilité extrême au toucher et souvent la déplétion des mamelles 6.

Cet écart entre les deux fièvres est comblé, dans la deuxième partie du siècle, par des caractéristiques spécifiques du corps et de l’esprit de la mère : la

« mauvaise constitution », et « les affections de l’âme ». Ce serait donc le

2 La première épidémie remarquée par les médecins dont nous avons trouvé une trace en France est celle de 1664 : « En l’année 1664, M. de Lamoignon, premier Président, touché de la prodigieuse quantité de femmes qui mouraient à l’Hôtel-Dieu, manda Vesou, Médecin de cette Maison, pour en savoir la cause : elle provenait, selon ce dernier, de la situation de la salle des accouchées sur les salles des accouchées sur la salle des blessés, d’où il s’élevait des vapeurs malfaisantes ; ces accouchées étoilent sujettes à un flux de sang, qui les conduisit au tombeau : on en ouvrit, il s’y trouva des abcès. II en périssait plus ou moins, selon que le nombre des blessés était plus grand », in Jacques René Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, Imprimés par ordre du Roi, l’imprimerie de Ph.-D. Pierres, 1788, p. 241.

3 Sur cette période voir la partie introductive du travail de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Naître à l’hôpital au xixe siècle, op. cit.

4 Jacques René Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, op. cit., p. 238.

5 Malgré les explications de cette fièvre soient à cette époque encore liées à une interprétation

« sensitive » plusieurs médecins dénoncent l’état dans le quel on pratique les accouchements.

Et ils proposent des solutions qui auraient sans doute amélioré la santé de femmes. Ces propositions restent pendant longtemps lettre morte.

6 Étienne Tourtelle, Éléments de médecine théorique et pratique, Chez F. Levrault, 1799, p. 336.

corps de la mère elle-même qui serait responsable de la transformation du physiologique en pathologique.

François Doublet, Médecin de la Faculté de Paris et de la Société Royale de Médecine, qui avait déjà écrit en 1783 un mémoire sur les Remarques sur la fièvre puerpérale 7, publie peu de temps après, par ordre du Roi, un traité entièrement consacré à cette pathologie. Dans ce texte il fait le point sur la question des fièvres des accouchées en se positionnant dans une conception moderne :

Mais, continue-t-il, la fièvre de lait n’est pas toujours aussi simple. La mauvaise constitution, le régime, les affections de l’âme peuvent lui donner un caractère dangereux; et il appelle la complication qui en résulte, fièvre de lait putride ou fièvre symptomatique 8.

Il est alors intéressant de constater que par le bais de la fièvre puerpérale, la fièvre de lait est moralisée. C’est sans doute grâce à cette transformation que certains auteurs lui prêtent une naturalité physiologique. La nature organise les corps de manière parfaite, c’est le comportement humain (voire féminin) qui détourne le physiologique en pathologique. Les mères deviennent alors entièrement responsables de cette transformation : il leur suffirait de nourrir leurs enfants pour ne pas tomber dans les conséquences néfastes de la fièvre puerpérale, du moins c’est l’avis de certains médecins 9.

Si pour certains médecins la fièvre de lait témoignait uniquement du processus de la lactation, pour d’autres elle devient l’argument majeur pour essayer de convaincre les mères de nourrir leurs enfants. C’est cet ensemble de transformations qui donne une nouvelle signification au délire de la femme accouchée : ce délire qu’on a observé, isolé, rendu autonome, se voit maintenant imputée à une fonction maternelle.

Le texte du médecin Des Essartz, – que Rousseau utilisera pour rédiger l’Émile – De l’éducation corporelle des enfans en bas âge ou réflexions-pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux

7 François Doublet, Remarques sur la fièvre puerpérale, s. l., 1783.

Ces remarques sont à l’origine « insérées dans le cahier du Journal de Médecine du mois de décembre 1783, et dans celui de janvier 1784 » in François Doublet, Nouvelles recherches sur la fièvre puerpérale, Paris, Méquignon l’ainé, 1791, p. 4.

8 François Doublet, Nouvelles recherches sur la fièvre puerpérale, Paris, Méquignon l’ainé, 1791, p. 40-41.

9 Lorsque l’on commence à observer systématiquement les femmes accouchées dans les hôpitaux on se rend compte que la fièvre puerpérale n’a rien à voir avec l’allaitement. Et qu’au contraire dans le cas d’une fièvre puerpérale déclarée il est préférable que la femme n’allaite pas. Voir par ex Daniel Delaroche, Recherches sur la nature et le traitement de la fièvre puerpérale ou inflammation d’entrailles des femmes en couche, P.Fr. Didot le jeune, 1783 :

« Si la sécrétion du lait continue pendant la maladie, il faut avoir soin de ne pas le laisser accumuler au point de causer une tension douloureuse des seins, laquelle ne manquerait pas d’augmenter l’éréthisme du système sanguin. C’est pourquoi si la femme n’allaite pas son enfant, (& il vaut mieux, dès que les symptômes commencent à devenir urgents, qu’elle s’en abstienne) il faut tirer assez de lait par la succion, ou de quelqu’autre manière, pour prévenir tout engorgement douloureux », p. 180.

Citoyens 10, est très révélateur des transformations qui se produisent. Il utilise en effet le discours sur la fièvre de lait pour souligner l’importance de l’allaitement. Mais procédant ainsi, il transforme aussi la représentation de la maladie. Dans son texte, très rhétorique, nous pouvons lire :

Nous n’ignorons pas qu’une Dame qui allaite son enfant est pour notre siècle un phénomène qu’on ne rougit point de taxer de folie & que la crainte du ridicule étouffe tous les jours la voix de la nature & de la probité, mais nous savons aussi qu’il est encore un grand nombre de femmes qui sentant que la nature les a faites pour être mères, et pour en remplir les devoirs voudraient être en état de suivre les mouvements de leur tendresse. Le tableau des embarras qu’impose la fonction de Nourrice, la gêne & la contrainte qu’elle prescrit, les effraient ; elles désespèrent d’y pouvoir suffire 11.

Il faut remarquer que dans cette apologie de l’allaitement, le médecin ne peut pas s’empêcher de souligner les contraintes d’un processus qui est à la limite de la pathologie. C’est cependant au nom d’un risque plus accru de maladie pour la femme qu’il invoque la nécessité de l’allaitement maternel :

Le parallèle de celles qui nourrissent leurs enfans en est une preuve sans réplique […]. Elles ne connaissent point cette fièvre de lait qui emporte tant de femmes dans les grandes Villes & rend avec raison les accouchements redoutables 12.

Délires, apoplexies, décès sont alors encore les conséquences d’une substance liquide, le lait, qui ne trouve pas les bonnes voies de sortie du corps.

Mais on en attribue désormais la responsabilité au comportement des mères. En fait les femmes sont regardées à cette époque comme les garantes de l’ordre moral d’une société que l’on perçoit en difficulté car en manque d’enfant 13 ».

Les classes sociales aisées ont donc le devoir de se reproduire et de garder auprès d’eux leurs enfants, pour qu’ils deviennent des citoyens modèles. En dénonçant la pratique d’envoyer les enfants chez les nourrices à la campagne, le médecin condense alors dans son œuvre toutes les inquiétudes et les préjugés de ses contemporains :

que l’inhumanité plus affreuse sous le faux nom de philosophie naturelle fait tant de efforts pour bannir tout ce qui a l’apparence de devoirs, que nous espérions d’intéresser les pères et les mères à la reforme que nous proposons dans cette ouvrage 14.

C’est donc grâce à une légitimation scientifique et médicale que la philosophie des Lumières trouve la synthèse de sa pensée : les allers retours entre sciences naturelles, philosophie et médecine sont remarquables à cette époque. À

10 Jean-Charles Des Essartz, Traité de l’éducation corporelle des enfants en bas-âge, ou réflexions pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux citoyens, Paris, Herissant, 1760.

11 Ibid., p. 179-186.

12 Ibid.

13 Jean-Charles Des-Essartz, Traité de l’éducation corporelle, op. cit., p. 186.

14 Ibid., p. xiv xv.

l’inverse des siècles précédents, ces disciplines essayent de s’accorder sur de

« nouvelles » fonctions parentales.