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Les femmes face à la folie de la maternité

Nous voudrions terminer ce chapitre en essayant de montrer comment les femmes elles-mêmes décrivent ces espèces de folies et plus généralement les troubles de la maternité.

Certaines femmes des élites signalaient un malaise dans le hiatus entre discours et pratiques de la maternité. Dans certains récits féminins de la fin du siècle xixe nous pouvons apprécier un sentiment d’inadéquation vis à vis des modèles imposés atour de la maternité. La contribution des féministes à la révolte de l’enfermement du mariage et de la maternité a été largement explorée par l’historiographie 37. Nous citerons donc seulement quelques cas exceptionnels, à titre d’exemple, pour montrer de quelle manière, les femmes songent à la question de la maternité. Si dans les luttes de cette époque les femmes revendiquent d’abord les droits politiques et civils, chez les écrivaines la subordination dans le mariage et l’aliénation implicite à la maternité apparaissent fréquemment dans les récits.

C’est notamment dans le monde anglo-saxon que nous trouvons « les pionnières » de ces révoltes privées : Elizabeth Packard, Charlotte Perkins Gilman 38 aux États Unis, qui partagent à la fois l’expérience de la folie, l’enfer-mement dans des rôles rigides et codifiés de mères et de femmes, se rebellent dans l’écriture et par la suite dans une vie hors du commun pour l’époque.

C’est peut être chez Perkins que nous trouvons l’exemple le plus adapté pour illustrer le rapport entre les femmes, la folie et la médecine à ce sujet.

Dans le conte The yellow wall paper écrit en 1890, elle raconte une histoire partiellement autobiographique 39. Une femme souffrant des « nerfs » est enfermée par son mari médecin dans une maison de campagne avec le petit dont elle a accouchée récemment. Ainsi la protagoniste décrit sa situation :

John se moque de moi, bien sûr, mais à quoi d’autre s’attendre dans un mariage ? John est pragmatique à l’extrême. Il n’a aucune patience à l’égard de la foi, éprouve une répulsion intense envers la superstition, et il se gausse ouvertement de tout ce qui n’est pas tangible, visible et traduisible en chiffres.

37 C’est par ailleurs la première démarche des women’s study : la liste des publications est remarquable, on renvoie donc à la bibliographie.

38 Elizabeth Parsons Packard (1816-1897). Le texte autobiographique écrit et publié sur son enfermement a été traduit en France en 1980 : Épouse, mère et folle. Plaidoyer pour moi même Asile de Jacksonville 1860, Payot. Cf. à ce propos : Ian Dowbiggin, The Quest for Mental Health: A Tale of Science, Medicine, Scandal, Sorrow, and Mass Society, Cambridge University Press, 2011.

Charlotte Perkins Gilman (1860-1935). Cf. Cynthia J. DAVIS, Charlotte Perkins Gilman: a biography, Stanford University Press, 2010.

39 Elle a écrit d’elle même une autobiographie, par la suite réimprimée. Cf. The Living of Charlotte Perkins Gilman: An Autobiography, New York and London: D. Appleton-Century Co., 1935; (NY: Arno Press, 1972; and Harper & Row, 1975). L’œuvre de Charlotte Perkins Gilman est très prolifique, on citera parmi ses 90 nouvelles, celles centrées sur les « folies maternelles » : l’amour maternel vampirique de la novelle de 1895 : An Unnatural Mother, et l’inversion de genre imaginée par une jeune mère dans If I Were a Man en 1914. Les nouvelles sont contenues dans : The Yellow Wall-Paper and Other Stories, Oxford UP, 1995.

John est médecin, et c’est là peut être – bien entendu je ne le dirai jamais à âme qui vive […] – la raison pour laquelle mon état ne s’améliore en rien. Il ne croit pas que je suis malade vous comprenez. Alors que peut-on faire 40 ?

La protagoniste, enfermée par une double contrainte physique et psychique voit son état de santé mentale s’empirer progressivement et remarque qu’elle est incapable, de surcroît, de s’occuper de son bébé :

Personne ne pourrait croire quel effort c’est d’accomplir le peu dont je suis capable : m’habiller, recevoir, commander des choses. C’est une chance que Mary [la gouvernante] sache si bien s’occuper du bébé – ce cher bébé ! Il m’est impossible de m’en occuper moi-même, cela me rend trop nerveuse. Je suppose que John n’a jamais été nerveux de sa vie 41.

Bien que ce détour par des écrivaines des États-Unis nous emmène loin de notre terrain d’enquête, il faut cependant remarquer que les cas de Charlotte Perkins Gilman est assez intéressant, même si exceptionnel pour son époque. Elle raconte en partie son expérience de vie à la suite de l’un de ses accouchements. Sa maladie dépressive est remarquée en fait lors de sa première grossesse en 1885 et l’amène à consulter un spécialiste : le docteur Weir Mitchell 42, très connu à son époque pour avoir soigné des femmes célèbres. C’est donc un cas remarquable où l’écriture d’une femme parvient à décrire les dérives vécues à titre personnel autour de la maternité.

Si l’on se tourne vers l’Europe de la même époque nous avons essentiel-lement deux types de récits à ce propos : les romancières qui exaltent la sensibilité amoureuse des femmes, y compris maternelle – Jane Austen et les Brontë, à titre d’exemple – et celles qui, dans une révolte de sexes, essayent de mettre de la distance avec la maternité afin de pouvoir écrire, et donc produire un texte dans une apparente opposition entre procréation et création. Parmi ces dernières il y a en France un cas tout à fait exceptionnel : George Sand 43.

La lutte vers la société bien-pensante l’a amenée effectivement à mettre en avant ses transgressions de la maternité. L’écrivaine en parle, en effet, à plusieurs reprises dans ses textes au travers d’une multitude des personnages féminins ; il est intéressant de souligner comment son approche de la question est très différente des représentations que nous avons rencontrées jusqu’à présent.

40 La nouvelle est traduite dans : Charlotte Perkins Gilman, La séquestrée, Paris, Phebus, 2002, p. 12.

41 Ibid., p. 18.

42 Silas Weir Mitchell, (1829-1914) : médecin neurologue à Philadelphie. Il écrit entre autres : Silas Weir Mitchell, Lectures on diseases of the nervous system, especially in women, Lea Bros. & Co., 1885. Sur le rapport entre le docteur Mitchell et Charlotte P. Gilman voir : Ann J. Lane, To Herland and beyond: the life and work of Charlotte Perkins Gilman, University of Virginia Press, 1990, p. 108-132.

43 George Sand est le pseudonyme d’Amantine Aurore Lucile Dupin, (1804-1876). Sur le rapport entre maternité et œuvre artistique chez Sand cf. : Marion Krauthaker, L’Identite de Genre Dans les Œuvres de George Sand et Colette,Paris, L’Harmattan, 2011; Claudia Moscovici, Gender and citizenship: the dialectics of subject-citizenship in nineteenth-century French literature and culture, Rowman & Littlefield, 2000.

Alors que pour la plupart des hommes (médecins ou non), il serait notamment question de pouvoir trancher sur les frontières physiologiques et pathologiques de la maternité à la recherche d’un processus stable, George Sand nous montre la maternité comme un processus discontinu, riche de transformations non consécutives et non acquises une fois pour toutes. Des allers retours incessants du prisme humain des émotions, des variations corporelles plastiques, non rigides.

Ainsi déjà en 1861 avec le Marquis de Villemer 44 elle nous livre une représentation inédite de la folie d’une mère, la duchesse d’Aléria, marquise de Villemer :

La mort prématurée de ce second mari la rendit-elle presque folle pendant un ou deux ans. Elle ne voulut plus voir personne, et ses enfants même lui devinrent comme étrangers, ce que voyant, les deux familles de ses deux maris décédés songèrent à la faire interdire et à prendre soin de l’éducation de ses fils; mais à cette idée la marquise rentra en elle-même. La nature fit un grand effort, l’âme se dégagea de son trouble, la maternité se réveilla, et la crise passionnée qui lui fit ressaisir et caresser en pleurant ses deux fils lui rendit les droits de sa raison et l’empire de sa volonté 45.

Bien au-delà des causes spécifiques de la maladie – ici le chagrin du deuil – il est intéressant de constater la manière de décrire, chez Sand, le rapport entre nature, maternité et folie : une sorte de réveil de la raison.

Toute l’ambiguïté des dichotomies entre nature et culture, maladie et santé disparaît ; montrant que dans les stratégies et les pratiques féminines, le prisme des émotions autour de la maternité est assez complexe, comme pour tout autre moment de la vie.

La folie de cette mère, humanisée dans la nouvelle de Georges Sand, nous permet d’envisager la question d’une toute autre manière. Alors que dans les représentations de la folie, on cherche à comprendre et classer, en s’appuyant sur des stéréotypes tranchés qui circulent dans la société à propos du genre, la question révèle toute sa fluidité dans les pratiques et l’agency 46 des individus.

44 George Sand, Le Marquis de Villemer, Paris, Naumbourg, G. Paetz, 1860-1861.

45 George Sand, Le marquis de Villemer, Paris, Michel Lévy frères, 1865 p. 24-25.

46 Sur le concept d’agency voir : Lois Mc Nay, Gender and agency: reconfiguring the subject in feminist and social theory, Polity Press, 2000. Une journée d’étude a été récemment consacrée à la question à la MMSH d’Aix-en-Provence, les actes viennent d’être publiés : Agency : un concept opératoire dans les études de genre ?, Rives méditerranéennes, no 41, 2012/1.