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Il faut souligner qu’entre temps l’expression « folie » est devenue obsolète au regard de la nouvelle séparation de la maladie mentale entre névroses et psychoses 68. Ainsi durant les dix dernières années du xixe siècle une autre définition prend place dans la nosologie médicale : les psychoses puerpérales.

C’est l’un des élèves de Charcot, Gilbert Ballet, alors professeur agrégé de la Faculté de Médecine de Paris 69, qui dans un article paru en 1892 dans la Médicine Moderne explique la nécessité de cette mise à jour du diagnostic 70. En 1895, il consacre deux de ses leçons cliniques à la question :

les troubles mentaux qui surviennent au cours de la puerpéralité sont très différents les uns des autres par leur pathogénie, leur nature, leur physionomie et leur évolution. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas une folie puerpérale, mais des folies, ou mieux, des psychoses puerpérales 71.

Les aliénistes français offrent ainsi un compromis à toutes les hypothèses émises jusque-là, dans la formulation d’un diagnostic, pour ainsi dire, pluriel.

Mais la base de ce compromis réside dans une interprétation exclusivement organique :

Durant la grossesse il se produit, vous le savez, des modifications importantes de la crase sanguine (pléThore séreuse, anémie globulaire). Ces modifications, jointes ou non aux préoccupations dont la grossesse est souvent la cause, seraient suffisantes pour provoquer l’apparition de diverses psychoses chez les femmes en imminence de troubles psychiques. Il en serait de même des fatigues, des émotions morales, qui suivent les couches, de 1’épuisement et de l’anémie qui accompagnent la lactation. En d’autres termes, d’après l’opinion que j’envisage, il n’y aurait pas à proprement parler de folies puerpérales mais des psychoses faisant leur apparition à l’occasion de la puerpéralité 72.

68 C’est à la nosologie d’Emil Kraepelin que l’on doit la séparation définitive des troubles et sur laquelle nous allons revenir dans le détail par la suite.

69 Gilbert Ballet (1853 -1916) fut par la suite : Médecin de l’Hôtel-Dieu, dans le premier service de psychiatrie de l’hôpital. Président de la Société médico-psychologique et de la Société de psychologie ; Président de la Société d’Histoire de la Médecine. Il a aussi publié un traité qui aura une importante diffusion durant le xxe siècle : Traité de pathologie mentale, Paris, Octave Doin, 1903.

70 « Les psychoses puerpérales », Médicine moderne, 27 oct. et 3 nov. 1892, p. 661 et 677.

71 Gilbert Ballet, Psychoses et affections nerveuses, Paris, Doin, 1897, p. 97.

72 Ibid., p. 107.

Ballet formule ainsi un tableau sur les folies puerpérales qui met enfin toute le monde d’accord : s’il y a une infection ou une éclampsie, la folie est spécifique de la puerpéralité ; s’il n’y a pas de cause pathogène endogène, alors il s’agit d’une folie qui éclate au moment de la puerpéralité chez une femme déjà prédisposée 73.

Les aliénistes de la troisième génération se sont donc entre temps presque débarrassés des causes morales, qui deviennent accessoires ou occasionnelles dans la production de la folie. Et la folie puerpérale semble être devenue au cours du siècle une véritable maladie avec un vrai diagnostic. La médecine semble avoir finalement tranché sur la question de la maternité et ses frontières pathologiques et physiologiques.

73 Ibid., p. 123.

Fais dodo, que tu crèves, que les prêtres t’emmènent, qu’ils t’emmènent dans une bel endroit, sous le dôme de la cathédrale 1 » Ma poupée chérie ne veut pas dormir,

Petit ange mien, tu me fais souffrir ! Ferme tes doux yeux, tes yeux de saphir, Dors poupée, dors, dors, ou je vais mourir […]

Ma poupée chérie vient de s’endormir Bercez-la bien doux, ruisseaux et zéphyrs, Et vous, chérubins, gardez-la-moi bien Sa maman jolie l’aime à la folie ! 2

Lorsque nous nous arrêtons sur les débats du discours scientifique et médical nous avons une image trompeuse, ou du moins partielle, de la folie puerpérale : comme si tout son intérêt était concentré sur la réflexion spéculative et théorique. Si l’on regarde d’autres sources, et notamment les sources littéraires, nous pouvons apprécier la circulation des idées autour du diagnostic de folie puerpérale 3.

Cela nous permet de mettre en évidence d’un côté l’hétérogénéité des interprétations qui demeurent attachées à cette folie, de l’autre le fait que la maternité et ses frontières psychopathologiques, deviennent dans la société du xixe siècle un véritable enjeu.

1 La traduction est la mienne : “Ninna nanna che tu crepi ti portassin via li preti, ti portassimo in un posto buono sotto la cupola del Duomo”. Berceuse de la campagne Toscane de la fin du xixe siècle : Alfredo Altieri, Alfredo Scalzani (a cura di), Fa la nanna. Ninne nanne toscane, Roma, Stampa alternativa, 2004, p. 72. Une version différente est cité par : Luisa Del giudicE, “Ninna-nanna-nonsense? Fears, Dreams, and Falling in the Italian Lullaby”, Oral Tradition, 3/3,1988, p. 270-293 : “Fai la nanna, che tu crepi, Ti portassino via i preti, Ti portassino al camposanto, Fa’ la nanna, angiolo santo”, Ivi p. 275.[Fait dodo, que tu crèves, que les prêtes t’emmènent, qu’ils t’emmènent au cimetière, fait dodo mon saint ange].

2 Déodat de Severac, Ma poupée chérie, (Berceuse-chanson) 1914, in Pierre Guillot, Déodat de Séverac. Écrits sur la musique, Liège, Éditions Mardaga, 1993, p. 97. Déodat de Séverac (1872-1921) est un compositeur français.

3 Je remercie Stephanie Breton qui m’a permis – grace à son expertise – de rassembler un corpus de sources litteraires sur lequel fonder mon analyse.

Alors que dans la société de l’Ancien Régime, la procréation et ses aléas, étaient au centre des inquiétudes, ce sont par la suite les folies des mères qui vont capter l’attention dans les récits des romans, les pièces de théâtre, la presse. Cela inciterait à croire que finalement la médecine se fait interprète, à sa manière, d’un besoin diffusé d’éclaircir les mystères de l’attachement de la mère pour son enfant. Mais ce « va et vient » entre médecine et société est difficile à saisir, même s’il est l’élément le plus intéressant sur cette longue période. La frontière de la psychopathologie de la maternité se déplace en fait sans cesse, révélant que la maternité n’a jamais été représentée comme un processus physiologique.

Dans ce chapitre nous nous poserons aussi la question suivante : le diagnostic modifie-t-il la sensibilité autour de la maladie ? La description des symptômes change-elle sur la base d’une nouvelle catégorie interprétative 4 ?