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La maternité normale : une question d’équilibre

C’est encore dans l’un des romans de Maupassant que nous pouvons comprendre la manière dont le nouveau rapport entre le médecin et la mère 29 va interagir avec l’histoire de la folie.

Dans Une vie, la protagoniste est Jeanne : trompée par son mari, déçue par la vie, elle tombe enceinte. Cette grossesse nous est alors présentée par Maupassant comme une tentative d’autonomie et d’émancipation. Mais au moment de la naissance Jeanne s’attache à son enfant de manière démesurée;

Maupassant nous décrit ainsi son accouchement :

Ce fut en elle une traversée de joie, un élan vers un bonheur nouveau, qui venait d’éclore. Elle se trouvait, en une seconde, délivrée, apaisée, heureuse, heureuse comme elle ne l’avait jamais été. Son cœur, sa chair se ranimaient, elle se sentait mère ! Elle voulut connaître son enfant ! Il n’avait pas de cheveux, pas d’ongles, étant venu trop tôt ; mais lorsqu’elle vit remuer cette larve, qu’elle la vit ouvrir la bouche, pousser ses vagissements, qu’elle toucha cet avorton fripé, grimaçant, vivant, elle fut inondée d’une joie irrésistible, elle comprit qu’elle était sauvée, garantie contre tout désespoir, qu’elle tenait là de quoi aimer à ne savoir plus faire autre chose.

Dès lors elle n’eut plus qu’une pensée : son enfant. Elle devint subitement une mère fanatique, d’autant plus exaltée qu’elle avait été plus déçue par son amour, plus trompée par ses espérances 30.

L’attention de Jeanne pour son enfant se transforme bientôt en vraie pathologie ; c’est alors le médecin qui est appelé et qui va intervenir dans cette relation :

Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu’elle passait les nuits assise auprès du berceau à regarder dormir le petit. Comme elle s’épuisait dans cette contemplation passionnée et maladive, qu’elle ne prenait plus aucun repos, qu’elle s’affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de la séparer de son fils 31.

L’amour maternel malsain, qui a les teintes de la folie, est, chez Maupassant, la conséquence d’un déséquilibre émotif : la protagoniste ne pouvant pas aimer son mari – qui la déteste – s’accroche désespérément à son fils. L’amour demeure, en fin de compte, l’émotion la plus importante chez la femme, et

29 Pour un aperçu sur le rôle des mères dans la littérature française voir : Norman Buford, dir., FLS: The Mother in/and French Literature, XXVII, Rodopi, 2000.

30 Guy de Maupassant, Une vie, Paris, Pocket, 1990, p. 142-143. [Première édition 1876].

31 Ibid.

son excès est regardé encore avec suspicion. Mais alors qu’auparavant l’on percevait cet excès comme une cause des troubles féminins (hystérie, mélancolie), ce déséquilibre intervient dès lors directement dans la relation de la mère avec l’enfant.

Le rapport pathologique entre la mère et l’enfant, qui, il faut le rappeler, n’est pas véritablement questionné à ce moment par la médecine, a chez Maupassant une autre allure dans une nouvelle, qui a comme protagoniste précisément un médecin. Il s’agit de L’enfant écrit en 1883, mais jamais publié de son vivant 32.

Ce n’est qu’en 1910 qu’il est publié par l’éditeur Conard dans les Œuvres complètes 33. Le conte est très cru et il défend par ailleurs l’amour libre entre les personnes en dehors du mariage. Le récit se base sur un dialogue entre une baronne et un médecin de village de province à la suite d’un fait divers d’infan-ticide. Suite à une remarque scandalisée de la baronne, le médecin raconte une histoire tirée de sa pratique, pour mettre en évidence les conséquences du jugement moral sur les grossesses illégitimes.

Il raconte alors l’histoire d’une femme séduite et abandonnée qui essaye, à plusieurs reprises, de se débarrasser de sa grossesse. Le médecin raconte :

J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L’idée de cet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante lui était entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sans repos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne, de peur qu’on ne découvrit son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtait devant son armoire à glace et regardait son flanc déformé; puis elle se jetait par terre, une serviette dans la bouche pour étouffer ses cris.

Vingt fois par nuit elle se relevait, allumait sa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyait l’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappait le ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait.

C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas ; et sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle se roulait sur le parquet pour l’écraser contre terre ; elle essaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer.

Elle le haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votre vie. Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour se débarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courant éperdument, folle de malheur et d’épouvante.

On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeux égarés ; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on ne s’aperçut de rien. Une idée fixe la tenait. Ôter de son corps cet enfant maudit 34.

Cette fois-ci la folie de la femme est évoquée lors de la grossesse et elle sert à légitimer la haine qu’elle porte envers cet enfant, fruit de la honte. Et c’est encore une fois le médecin qui évalue la nature du lien entre la femme et son enfant. Maupassant lui prête presque un rôle de confident.

32 L’histoire de ce conte est tracée par : Evanghélia Stead, Le monstre, le singe et le fœtus:

tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, 2004, p. 445.

33 Guy de Maupassant, Clair de lune: L’enfant. En voyage. Le bûcher, Paris, Conard, 1909.

34 Guy de Maupassant, Œuvres complètes de Guy de Maupassant, Paris, Claire de Lune Louis, Conard, 1909, p. 238-240.

Par le biais d’une morale, qui se veut dans le récit progressiste, c’est ainsi le médecin qui juge, non coupable, la femme. Les compétences du médecin se sont visiblement élargies, depuis le rôle d’expert dans les procès pour infanticide et de spécialiste du corps, il est désormais une charnière dans la vie sociale pour évaluer aussi – à la place du prêtre ? – la morale des femmes.

À travers l’échange et la contamination entre savoirs, le discours sur la folie des mères s’est imposé. Alors que l’on mesure encore les incertitudes des frontières entre physiologie et pathologie de la maternité, on utilise volontiers l’expression de « folie puerpérale », et ses homologues, pour indiquer toute sorte de délire et d’étrangeté qui frapperait les femmes durant les couches.

Par ailleurs on fait allusion à une folie maternelle lorsque les femmes montrent des attitudes affectives que l’on considère non équilibrées au regard de l’enfant. L’idée d’un trouble spécifiquement maternel s’impose alors, en dépit de la persistante constatation que peu de choses autour de la maternité seraient physiologiques et normales.

À la fin du siècle le socialiste August Bebel, traduit dans toutes les langues, exprimait ainsi ses préoccupations autour de la maternité :

Aux résultats produits par une éducation intellectuelle faussée viennent se joindre les effets non moins considérables d’une éducation physique mal comprise ou incomplète en ce qui concerne le rôle assigné à la femme par la nature. Tous les médecins sont d’accord pour constater que la préparation de la femme à ses fonctions de mère et d’éducatrice laisse beaucoup à désirer […].

Les neuf dixièmes des jeunes filles qui ont le mieux l’occasion de se marier, entrent dans la vie conjugale avec une ignorance absolue de la maternité et de ses devoirs 35.

Bebel tire par ailleurs ces conclusions depuis le travail de la féministe autrichienne Irma von Troll-Borostyani 36, nous permettant de souligner que le discours sur l’ignorance des fonctions maternelles est non seulement devenu un objet politique, mais aussi partagé par l’élite féminine. Au lieu de questionner l’insensé de la naturalisation de la maternité, les femmes elles-mêmes en faisaient donc une question d’éducation. Les contradictions et les ambivalences masculines du discours philosophique et médical autour de la maternité n’étaient-elles pas suffisamment visibles ?

35 August Bebel, La femme dans le passé, le présent et l’avenir, traduction française par Henri Ravé, Paris, G. Carré, 1891, p. 103.

36 Irma von Troll-Borostyani (1847 -1912) sur la biographie et les œuvres de cette femme qui aurait écrit, parmi d’autres, un texte sur les droits des femmes, citée à plusieurs reprise par Bebel, je n’ai pas trouvé de publication en langue italienne ou française, mais on trouve de traces dans : ASSOCIATION FOR WOMEN IN SLAVIC STUDIES, Women & Gender in Central and Eastern Europe, Russia, and Eurasia: Southeastern and East Central Europe, M.E. Sharpe, 2007.