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L’infanticide est donc encore à la moitié du xviiie siècle considéré comme un geste « ordinaire », même s’il est criminalisé. Dans la seconde moitié du siècle, grâce notamment à la pensée des Lumières, ce geste va être soumis à une nouvelle pression qui le transforme complètement. Il faudra attendre pourtant le xixe siècle pour que ces transformations soient nettes dans les pratiques, même si certains signes sont déjà remarquables à la fin du xviiie siècle.

En particulier deux phénomènes vont permettre un basculement des pratiques en matière d’infanticide : la transformation des normes (et de la

28 Joseph-Nicolas Guyot, « Grossesse », in Philippe Antoine Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Exhe - Hyp, vol. 5, Bertin et Danel, 1808, p. 605.

29 Ibid.

morale) autour de la recherche de la paternité et l’importance croissante des médecins experts dans les tribunaux. Ces deux phénomènes sont en partie liés.

Alors que durant l’Ancien Régime la recherche de la paternité était possible, visant à réduire avec la déclaration de la grossesse le nombre des infanticides commis par les femmes non mariées 30, à la fin du siècle cette mesure est de plus en plus remise en question. Parallèlement la rhétorique sur les infanticides commis par les seules femmes célibataires se renforce sensiblement, tant qu’à la fin du xviiie nous avons l’impression que le crime d’infanticide est uniquement un crime d’honneur féminin.

Dans toute l’Europe de la fin du xviiie siècle se lèvent des voix moralisa-trices : on demande que les États prennent en charge ce fléau que l’on considère comme le produit de la misère des classes sociales pauvres 31.

Voltaire même écrit sur la question « Des Mères infanticides » :

Si j’ai trop excusé ceux qui se tuent, je tremble d’excuser trop de mères qui exposent leurs enfants & surtout des filles victimes malheureuses de l’amour

& de l’honneur ou plutôt de la honte [sic]. La contradiction qui règne entre ces loix [sic] ne fait elle pas soupçonner qu’elles ne sont pas bonnes & qu’il eut bien mieux valu dotter [sic] des hôpitaux où l’on eut secouru toute personne du sexe qui se fut présentée pour accoucher secrettement [sic] par là on aurait à la fois sauvé l’honneur des mères & la vie des enfants 32.

Cette attention particulière, qui est à la base des réformes sur l’assistance et la bienfaisance dès la fin du xviiie, construit une limite précise : les autres infanticides, non liés à l’honneur, glissent progressivement dans l’immoral, le monstrueux, la folie 33. On y reviendra, dans le détail.

Dans un processus parallèle, et à certains égards analogue, les transfor-mations subies par la figure du médecin expert durant les procès sont éclairantes. Alors qu’en fait sa présence durant les procès, en tant que médecin chirurgien, est attestée depuis longtemps, c’est à la fin du xviiie que son autorité et sa compétence augmentent. Son témoignage et sa compétence

30 Il ne s’agit pas de la recherche de paternité actuelle : elle n’établissait pas de lien de filiation et de droit à l’héritage, mais l’homme désigné comme père pouvait être condamné à rembourser les frais d’accouchement, les frais de nourrice et même quelquefois à prendre en charge l’enfant. À ce propos voir les travaux de Véronique Demars-Sion : Femmes séduites et abandonnées au xviiie siècle... L’exemple du Cambrésis, coll. « Espace Juridique, Histoire judiciaires », Lille, éd. Ester, 1991 ; « Illégitimité et abandon d’enfant : la position des provinces du Nord (xvie-xviiie siècles) », Revue du Nord, t. LXV, no 258, juillet-septembre 1983, p. 481-506 ; et aussi : Rachel G. Fuchs, Contested Paternity: Constructing Families in Modern France, JHU Press, 2010.

31 Voir par exemple le texte du suisse Pestalozzi de 1783, traduit en français en 2003 : Johann-Heinrich Pestalozzi, Sur la législation et l’infanticide. Vérités, recherches et visions suivies de quatre études, Berne, Peter Lang, 2003.

32 François Marie Arouet de Voltaire, Prix de la justice et de l’humanité, 1777, Œuvres complètes de Voltaire, XVIII, Paris, Politique et Législation, 1818, p. 23-24.

33 Cette transformation a eu une très longue vie : dans les sensibilités contemporaines occidentales et dans les tribunaux, une femme infanticide célibataire est excusée alors qu’une femme mariée ne l’est pas du tout. La présence du mari est encore « le papier tournesol » d’une sexualité et d’une filiation légitime. Alors que dans les pratiques contemporaines les infanticides sont pour la plupart mariées « heureusement ».

médicale dans les procès d’infanticide étaient déjà en fait indispensables pour deux raisons : il devait juger si l’enfant était né vivant ou mort (s’il était donc animé) et il évaluait si la femme avait accouché ou non.

La preuve médicale sous l’Ancien Régime de cette expertise se basait, en ce qui concerne l’enfant sur les faits suivants : s’il était né à terme (avec donc des ongles et des cheveux) et sur la mise de ses poumons dans l’eau pour voir s’ils flottaient ou non (s’il y avait donc eu de l’air à l’intérieur) ; en ce qui concerne la mère il fallait vérifier si elle avait « les tranchés » du post-partum : l’on cherchait alors le sang de l’accouchement présumé.

Cette expertise médicale se précise progressivement de manière directement proportionnelle à l’intolérance envers l’infanticide. Le médecin est, de plus en plus, appelé à fournir des preuves sur la nature de l’infanticide, l’heure et les circonstances. Le regard de plus en plus minutieux, lié à une tolérance différente vis-à-vis de l’infanticide, permet en effet de considérer également une autre question, c’est-à-dire l’état d’esprit de la femme au moment du crime.

Par ailleurs il ne faut pas oublier que pour les femmes jugées coupables d’infanticide la seule possibilité d’échapper à la peine de mort était celle d’évoquer la folie et d’être donc internée dans les hôpitaux pour insensés.

En 1736 dans un procès d’infanticide au Parlement de Provence, la femme est accusée d’avoir brûlé et jeté son enfant par la fenêtre. Dans la déclaration du chirurgien appelé à faire l’expertise sur le « lieu du crime » nous lisons :

Nous […] chirurgien iuré [sic] royal de cette ville […] déclarons que […] nous nous sommes rendu à ce jourdhui [sic] […] environ sur le neuf heures du matin à la rue de notre seigneur dans l’ancienne [sic] de cette ville […] où nous avons trouvé […] de visiter un petit enfant […], nous avons reconnu que […] une fille âgée d’environ vingt jours […] et lui avons trouvé […] le cuir chevelu presque tout brulé ce qui nous a donné lieu de iuger [sic] lavoir [sic] jeté au feu 34.

Durant le « combat d’opinion » on essaye de justifier la femme et on dit que :

« M. G. a opiné […] la nommée M. P. n’a jeté [sic] sa fille par la fenêtre que par un accès de fureur » et encore que la femme : « a répondu par des discours de folie 35 ».

Pourtant puisque l’enfant a été d’abord brûlé et ensuite jeté par la fenêtre la « preuve » d’un accès de fureur disparaît et la femme est condamnée pour crime d’infanticide.

Il faudra en fait attendre encore quelques temps pour que l’on fasse des nuances entre la folie et la folie des criminels (et donc aussi entre les infanticides). Le double geste infanticide (la brûlure et la défenestration) dans ce cas précis relève en fait de la « préméditation », de la volonté de tuer, d’une sorte de lucidité d’esprit. La fureur est en fait pour l’instant considérée uniquement comme un accès de folie de courte durée.

34 ABDR, Aix-en-Provence : 20 B 3408.

35 Ibid.