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Les dérivés de πλέκω : peindre le féminin

A. Les boucles au féminin, un plaisir visuel et olfactif

3. Un univers de senteurs

Les figures divines féminines sont donc caractérisées par un éclat radieux, qui émane essentiellement de leur κόσμος, vêtements ou bijoux en or, empreints d’une brillance solaire, huile grasse qui lustre corps et chevelure, ou bien encore cheveux d’or qui les nimbent. Cepen-dant, dans la scène de ses préparatifs, la χάρις séduisante d’Héra ne provient pas uniquement de la luminosité de sa chevelure, de son corps et de sa parure : sa « grâce » est également effluve parfumée. L’huile qu’elle applique sur sa peau et ses boucles est odorante (λίπ’ ἐλαίῳ ἀμβροσίῳ ἑδανῷ), embaumant ciel et terre (ἐς γαῖάν τε καὶ οὐρανὸν ἵκετ’ ἀυτμή). Dans le système de repré-sentations des Grecs, la divinité se caractérise en effet par une « odeur indicible » 183, douce senteur qui constitue le trait spécifique de sa condition surnaturelle184. Ce « bon parfum » est l’εὐωδία, leur odeur naturelle185; l’application, comme dans le cas d’Héra, d’une huile parfu-mée semble en fait surdéterminer l’odeur naturelle de la déesse dans le but de séduire Zeus. Si les eaux odorantes sont déjà connues à cette époque, l’huile est, dans le monde antique, la principale source de parfum : ces huiles sont versées abondamment sur la tête et le corps186.

C’est sans doute à cette dimension olfactive du divin que se rattachent les épithètes ἰοπλόκαμος, « aux boucles de violette » , et ἰόπλοκος, « tressé de violettes » . Appliquée aux sept filles d’Atlas, les Pléiades, par Simonide187, la première qualifie également les Muses chez Pindare188; la seconde s’applique essentiellement à des figures divines ou d’ascendance

180. Voir supra, p. 180.

181. A. Grand-Clément, op. cit., p. 310. 182. Ibid., p. 311.

183. N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? » , dans G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes en Occident. I. L’An-tiquité, Paris, Perrin, 2002., p. 39.

184. N. Kéi, « La fleur, signe de grâce dans la céramique attique » , Images Re-vues, 4, 2007, p. 2-16, en part. p. 13. 185. V. Mehl, art. cit., p. 154.

186. Ibid., p. 152-153.

187. Simonide, Fragments, fr. 50, 1, 3 Page. 188. Pindare, Pythiques, I, 1.

divine comme Evadnè, fille de Poséidon, les Muses189, ou bien encore Cypris190 et les Né-réides191, bien que ses premières attestations concernent, chez Alcée, la poétesse Sappho192 ainsi qu’une dame dont l’identité est inconnue193. L’application de ce lexique, plus particu-lièrement du terme ἰόπλοκος, à la figure des Muses ainsi qu’à celle de Sappho suggère un lien entre chevelure, motif floral et inspiration poétique. Ces trois domaines ont en commun de toucher à l’expression du « Beau » : les parures florales des vêtements sont à la fois « pro-duits de tissage et symptômes d’une quête esthétique » et mettent en jeu la notion de κόσμος, au sens d’ornement, et de χάρις194, rejoignant en cela la magnifique coiffure de la chevelure d’Héra, fruit de l’entrelacement esthétique de ses boucles brillantes. De même, nous l’avons vu, le tressage/tissage constitue un « acte éminemment poétique » 195. Le tressage de violettes (ἰόπλοκος) arboré par les Muses et Sappho suggère le savant travail artistique d’entrelacement des cheveux et des fleurs, tout comme l’œuvre poétique nécessite de tisser les vers dans une volonté d’équilibre et d’harmonie.

Généralement considéré comme un adjectif chromatique, le qualificatif ἰοπλόκαμος dé-signe littéralement des boucles « de violette » (ἴον). Deux tendances se dessinent dans l’in-terprétation de ce terme. Pierre Chantraine estime que, dans de nombreux composés formés sur le substantif ἴον, ce mot désigne bel et bien une couleur196; de fait, nombre de traducteurs voient dans cet adjectif des boucles aux « reflets violets » , alors que le LSJ opte pour une cou-leur sombre : « with dark locks » 197. Certaines analyses penchent cependant pour une autre signification. Dans un article consacré aux mots désignant le violet dans la langue grecque ainsi qu’au sens des composés de ἴον, le philologue N.-P. Bénaky estime en effet que ces épi-thètes n’ont jamais renvoyé à la teinte violette, les auteurs grecs préférant recourir pour cela aux qualificatifs πορφύρεος et ἁλουργής198 : leur signification serait à chercher plutôt du côté de la forme, de l’aspect de la fleur.

189. Pindare, Olympiques, VI, 30 : ἰόπλοκον Εὐάδναν ; Isthmiques, VII, 23 : ἰοπλόκοισι Μοίσαις ; Bacchylide, Épinicies, III, 71 : [ἰοπλό]κων . . . Μοῦσαν.

190. Bacchylide, Épinicies, IX, 72 : ἰόπλοκον.

191. Bacchylide, Dithyrambes, III, 37-38 : ἰόπλοκοι Νηρηΐδες.

192. Alcée, Fragments, 384, 1 Lobel-Page : ἰόπλοκ’ ἄγνα μελλιχόμειδε Σάπφοι. 193. Alcée, Fragments, 103 Reinach : ἄεισον ἄμμι τὰν ἰόπλοκον.

194. N. Kéi, « "Poikilia" et "Kosmos" floraux dans la céramique attique du VIeet du Vesiècle » , dans L. Bodiou, F. Gherchanoc, V. Huet et V. Mehl, Parures et artifices : le corps exposé dans l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 233-253, en part. p. 237 et 234.

195. J. Assaël, art. cit., p. 146 ; voir supra, p. 187-188. 196. DELG, s. v. ἴον.

197. LSJ, s. v. ἰοπλόκαμος.

198. N.-P. Bénaky, « Des termes qui désignent le violet dans l’Antiquité, et de la signification des épithètes com-posées de ἴον "violette" » , REG, XXVIII, 1915, p. 16-38, en part. 17, 21 et 23.

Analysant l’expression homérique οἶας ἰοειδεῖς appliquée à des moutons, N.-P. Bénaky indique ainsi que, dans le « langage imagé des anciens » , cette formule renvoie non à la cou-leur des moutons, mais à l’apparence frisée de cou-leur toison199. Pour le philologue, la référence à la violette, de toutes les fleurs « la plus estimée et la plus recherchée chez les anciens » 200, connoterait, dans l’imaginaire des Grecs, la beauté des boucles : ce faisant, N.-P. Bénaky tend à attribuer au terme un sens identique à celui des adjectifs καλλιπλόκαμος, εὐπλόκαμος ou εὐπλοκαμίς. Ce dernier point nous paraît néanmoins réducteur car il revient à gommer en dé-finitive la nature même du préfixe, partant toute évocation de la fleur. Comment comprendre dès lors l’épithète ?

Les adjectifs formés sur des noms de fleurs génèrent en fait tout un réseau de corres-pondances sensorielles, ce que l’on nomme synesthésies201. Si l’image créée par la référence à la violette peut mettre en jeu sa couleur, ainsi que sa forme et sa texture, cette fleur évoquant pour les Grecs « un aspect ourlé et un contact agréable » 202, sans doute faut-il ajouter à cela la dimension olfactive : l’image de la violette exprimerait à la fois l’aspect des boucles, sorte de pétales délicats, et leur doux parfum, odeur naturelle ou résultat d’une onction, les fleurs constituant la matière première des arômes et des huiles203. Et, à observer certains documents iconographiques, tel un aryballe à figures rouges orné de motifs floraux et des statues de korai et de kouroi comme la korè 682 et la statue de Kroisos, on remarque d’ailleurs que travail de sty-lisation des fleurs et représentation des boucles capillaires présente une réelle proximité dans l’art figuratif204. Pour N.-P. Bénaky, il en va de même de l’épithète ἰόπλοκος qui ne présenterait pas non plus de valeur chromatique mais renverrait à la beauté de la chevelure205 : une telle restitution semble là aussi réduire considérablement les connotations de ce terme. Si le mot, traditionnellement traduit par « aux couronnes/aux guirlandes de violettes » , « tressé de vio-lettes » 206peut évoquer la teinte de la fleur et la forme de ses pétales, il suggère assurément aussi le parfum qui en émane.

Ainsi, peindre les boucles de déesses et de mortelles « dit » quelque chose à la fois de la conception grecque du divin et des préoccupations humaines. Pour les figures divines,

199. N.-P. Bénaky, art. cit., p. 24-25. 200. Ibid., p. 29.

201. A. Grand-Clément, op. cit., p. 100 et 109. 202. Ibid., p. 101.

203. N. Kéi, art. cit., p. 4. 204. Voir figures 12, 13, et 14. 205. N.-P. Bénaky, art. cit., p. 29. 206. Ibid.

tout est affaire de beauté radieuse, de χάρις, la beauté constituant l’« essence même de la di-vinité » 207: la chevelure bouclée, sublime et désirable, participe de cette présence unique de la divinité, une présence synonyme d’harmonie, de rayonnement solaire et d’odeur indicible ; pour les femmes, qui partagent certains des traits attribués aux déesses, en particulier l’ordre harmonieux présidant à leur coiffure, il s’agit de tendre vers cette beauté idéale qui est l’apa-nage du divin sans pouvoir l’atteindre jamais. Fruits de l’imaginaire des auteurs qui mettent en scène ces figures et reflet des représentations masculines, les stratégies développées par les déesses, naturellement dotées de χάρις, sont destinées à activer leur charme et le rendre opérant208, plus efficace.

L’observation de la scène de toilette d’Héra met également en lumière une pratique que l’on retrouve plusieurs fois dans le corpus : ses boucles, soigneusement apprêtées afin de contribuer à charmer Zeus, parure nécessaire à sa stratégie de séduction, se trouvent, à la fin des préparatifs, parées d’un voile qui vient les recouvrir, les dissimuler au regard de son époux, un voile qui se révèle lumineux et charmant comme sa chevelure. En fait, ce pas-sage semble condenser et exprimer toute l’ambivalence du port du voile dans le monde grec antique, toute l’ambivalence aussi de sa valeur.