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Des animaux et des hommes : θρίξ

C. Θρίξ et les métamorphoses animales

2. Des effets de la magie : le sort des compagnons d’Ulysse

Bien avant la pièce d’Euripide, c’est dès les poèmes épiques que le terme θρίξ figure dans un récit de métamorphose animale. Dans un passage de l’Odyssée mettant en scène les compagnons d’Ulysse victimes des maléfices de Circé, il figure dans la description de leur transformation physique :

οἱ δὲ συῶν μὲν ἔχον κεφαλὰς φωνήν τε τρίχας τε καὶ δέμας, αὐτὰρ νοῦς ἦν ἔμπεδος ὡς τὸ πάρος περ. « de porcs ils avaient la tête, la voix, les soies

et le corps, mais leur esprit était ferme, comme auparavant. » 405

τῶν δ’ ἐκ μὲν μελέων τρίχες ἔρρεον [. . . ] ἄνδρες δ’ ἂψ ἐγένοντο νεώτεροι ἢ πάρος ἦσαν καὶ πολὺ καλλίονες καὶ μείζονες εἰσοράασθαι [. . . ] « de leurs membres tombaient les soies [. . .]

ils devenaient à nouveau des hommes, plus jeunes qu’ils l’étaient auparavant, beaucoup plus beaux et plus grands à contempler [. . .] » 406

L’usage de θρίξ pour désigner les poils couvrant le corps des compagnons métamorphosés appelle quelques remarques : on a pu constater que, pour évoquer ceux du même animal - σῦς - au chant IX de l’Iliade, l’aède recourt à un dérivé du terme λάχνη dans l’expression δέρματι λαχνήεντι407. Le choix de l’un ou l’autre de ces noms relève-t-il du hasard ?

Notons tout d’abord que le terme σῦς n’a pas forcément le même sens dans les deux passages. Le mot désigne un porc ou un sanglier408: au chant IX de l’Iliade, on le restitue tradi-tionnellement par « sanglier » , tandis que, dans le cas présent, le sens retenu est « porc » . Quels éléments permettent d’opter pour un sens plutôt que pour l’autre ? Comment différencie-t-on les deux animaux ? Le plus souvent, la langue homérique distingue le sanglier de son ho-mologue domestique par l’ajout d’un adjectif qui permet d’en souligner la nature sauvage, la nature domestique devant être « déduite de l’absence de qualificatif » 409 : le sanglier est ainsi un σῦς ἄγριος ou ἀγρότερος, comme au vers 539 du chant IX de l’Iliade. Or, dans le cas des compagnons d’Ulysse, le substantif σῦς figure seul, ce qui justifierait une traduction par « porc » .

Dans son étude sur la sauvagerie dans la poésie grecque, Christine Mauduit indique pourtant qu’il existe quelques cas où le mot utilisé seul peut désigner le sanglier410, sans préciser néanmoins les circonstances de tels emplois : or, l’observation des exceptions, toutes issues de l’Iliade, montre que l’absence de qualificatif semble induite par le contexte. Deux des occurrences possèdent une dimension guerrière, puisqu’elles concernent le roi et héros cré-tois Idoménée qui, au combat, se trouve comparé pour sa vaillance à un σῦς411; la troisième provient du chant IX et concerne l’animal envoyé par Artémis pour saccager les vignes d’Œ-née412. Dans les trois cas, la situation suffit à préciser qu’il s’agit bien d’un sanglier, et non

406. Homère, Odyssée, X, 393, 395-396. 407. Voir supra, p. 37.

408. DELG, s. v. σῦς. Le mot peut aussi s’appliquer à la truie, selon le genre de l’article. 409. Sur cette question, voir Ch. Mauduit, La sauvagerie dans la poésie grecque, op. cit., p. 43-44. 410. Ibid., p. 44.

411. Homère, Iliade, IV, 253 : συῒ [. . . ] ἀλκήν ; XIII, 471 : σῦς [. . . ] ἀλκὶ πεποιθώς. 412. Homère, Iliade, IX, 548.

d’un porc : sauvagerie inhérente au guerrier d’une part, les comparaisons animales se présen-tant dans l’épopée comme un moyen privilégié pour donner à voir « la fureur des héros au moment où ils s’élancent au combat » , dans un monde où le sanglier constitue, avec le lion, un « modèle de comportement héroïque » 413; furie dévastatrice, d’autre part, pour cette bête détruisant les récoltes, bête qualifiée d’ἄγριος quelques vers auparavant414.

Dans la scène de métamorphose des compagnons, on peut donc hésiter entre les deux traductions : si le terme σῦς apparaît seul et pourrait donc être traduit par « porc » , le passage lui semble placé sous le signe de la sauvagerie. En effet, lorsque les compagnons d’Ulysse approchent de la demeure de Circé, ils voient avec horreur lions et des loups de montagne « aux griffes robustes » (λύκοι [. . . ] ὀρέστεροι ἠδὲ λέοντες [. . . ] κρατερώνυχες)415: le qualificatif ὀρέστεροι, « de montagne » , appliqué aux loups, renvoie aussi dans l’Iliade à un serpent416, c’est-à-dire dans les deux cas à des animaux « particulièrement sauvages et dangereux, dans le bestiaire symbolique des Grecs » 417; quant au lion, il est, nous l’avons vu, l’incarnation du fauve dans l’imaginaire antique. L’aède prend soin de préciser que les hommes d’Ulysse ont peur devant ces « monstres terribles » - αἰνὰ πέλωρα418. Il serait donc logique de comprendre que Circé transforme les compagnons en sangliers, animal qui correspondrait parfaitement au contexte.

Pourtant, la sauvagerie du contexte n’est que d’apparence : ces animaux n’ont en fait rien de monstrueux, rien de sauvage, dans la mesure où ils se comportent au contraire vis-à-vis des compagnons du héros en « chiens familiers » 419 et les accueillent en les caressant affec-tueusement de leur queue420, comme s’ils étaient domestiqués, leur attitude amicale s’expli-quant par les κακὰ φάρμακα que Circé leur a administrés. Ce comportement domestique n’est cependant pas de bonne augure : contre-nature de la part d’animaux sauvages, il semble signa-ler la magie de Circé et préfigurer le sort qui attend les hommes d’Ulysse. Dans ce contexte, la traduction par « porc » paraît alors plus cohérente : les procédés magiques de Circé, drogues ou métamorphoses, visent à obtenir de la docilité.

413. Ch. Mauduit, op. cit., p. 79 et 80. 414. Homère, Iliade, IX, 539.

415. Homère, Odyssée, X, 212 et 218 416. Homère, Iliade, XXII, 93. 417. Ch. Mauduit, op. cit., p. 40. 418. Homère, Odyssée, X, 219. 419. Ch. Mauduit, op. cit., p. 111. 420. Homère, Odyssée, X, 215-217.

Quant à la figure animale choisie par l’aède pour l’ensemble des compagnons d’Ulysse - et il s’agit bien d’un choix signifiant421, elle pose question : pourquoi ses hommes sont-ils transformés en porcs, plutôt qu’en lions ou en loups ? À quelles connotations cette bête se trouve-t-elle associée ? Dans la réflexion qu’elle a consacrée au mythe de Circé, Cristiana Franco note que, dans l’Antiquité déjà, cette métamorphose en porcs était considérée comme l’adéquation symbolique de la forme à la « substance psychologique » des victimes422, sui-vant en cela les principes de la physiognomonie. Ce choix suppose que le comportement des compagnons tend à les assimiler au porc : ni saleté, ni lubricité mais sans doute une certaine inconscience, puisque le discours d’Ulysse les présente régulièrement comme des écervelés, des irréfléchis423, traits qui renvoient au porc, associé dans le monde grec à la bêtise, la lour-deur et l’ignorance424. Il s’agit assurément aussi de distinguer ainsi les hetairoi de leur chef Ulysse. La figure porcine, domestique, dessine en effet en filigrane son homologue sauvage, le sanglier : or, c’est au sanglier que sont comparés les héros au combat. Cet animal constitue l’incarnation de la valeur guerrière juste après le lion, et il est aussi le principal adversaire du jeune aristocrate dans les épreuves rituelles destinées à prouver sa bravoure425. Faiblesse et inconscience du groupe des compagnons contre vaillance et ruse du héros.

Le recours au substantif θρίξ prend place dans ce cadre. Lorsqu’il s’agit de décrire les soies du porc ou du sanglier, l’aède peut choisir entre λάχνη et θρίξ, mais tous deux ne véhi-culent pas les mêmes représentations : l’analyse a montré que le champ sémantique du sub-stantif λάχνη renvoie de manière privilégiée à la sauvagerie, la peau velue du sanglier envoyé par Artémis exprimant et renforçant le caractère sauvage de l’animal ; à l’inverse, les animaux caractérisés par le terme θρίξ s’inscrivent dans une certaine proximité avec la sphère humaine. Le choix de ce dernier terme pour décrire l’aspect des compagnons d’Ulysse métamorphosés suggère qu’ils ne sont pas totalement du côté de la sauvagerie et semble refléter toute l’am-biguïté de leur état, cet « effacement entre sauvagerie et civilisation » qui caractérise magie et métamorphose426. Le substantif θρίξ paraît ainsi signaler la part d’humain qui persiste en eux. Car c’est bien là une particularité du monde de Circé que d’être « en équilibre entre

plu-421. M. Bettini et C. Franco, Le mythe de Circé, traduit par Jean Bouffartigue, Paris, Belin, 2013, p. 168-169. 422. Ibid., p. 174.

423. Ibid., p. 169, 171-172, 175 et 179. 424. Ibid., p. 179-180.

425. Ibid., p. 185 et 187. Le sanglier est d’ailleurs étroitement lié au personnage d’Ulysse, en témoigne par exemple la cicatrice qui permet à sa nourrice de le reconnaître : Homère, Odyssée, XIX, 391sq.

sieurs mondes » : partagé entre altérité radicale, « inquiétante étrangeté » et inflexion vers le monde humain, l’univers de Circé tend à « brouiller les limites » , notamment entre homme et animal427. Alors que le sanglier poilu, véritable fléau pour Œnée, est tout entier du côté du sauvage, les compagnons d’Ulysse, devenus porcs et non sangliers, n’y ont pas basculé totale-ment : reflet des traits du monde circéen, la métamorphose des compagnons d’Ulysse induit une forme de tension entre l’humain et l’animal exprimée par le substantif θρίξ.

Les emplois du substantif θρίξ et de ses dérivés dessinent donc un imaginaire dans lequel il ne semble pas exister de frontière nette entre l’homme et l’animal, tous deux évo-luant dans un lien de quotidienneté, de familiarité, voire de complicité. Les usages lexicaux paraissent d’ailleurs en certains cas faire de ce dernier un véritable « double » de l’homme428, notamment à travers la valeur substitutive qu’il peut acquérir parfois, ou bien encore à tra-vers l’évocation de gestes que tous deux partagent : ainsi, le récit de la coupe des poils au front de deux agneaux offerts en sacrifice par Agamemnon, récit qui fait intervenir le pre-mier emploi du substantif dans l’Iliade, fait écho, et semble même préfigurer, certains rituels humains accomplis notamment dans les manifestations de deuil. L’analyse des textes montre que ce dernier point, l’expression du deuil, constitue un pan important du champ sémantique de θρίξ qui touche aux aspects les plus sombres de l’existence humaine.