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Des animaux et des hommes : θρίξ

B. Pilosité et chevelure pour exprimer un état intérieur

2. Le rapport à la mort : souffrance et deuil

C’est le cas notamment pour l’essentiel des occurrences restantes, qui associent étroite-ment chevelure et processus du deuil : le terme θρίξ donne alors à voir les actes de violence, de détérioration dont elle est l’objet sous l’effet de la souffrance. Cette thématique s’avère propre aux textes épiques et tragiques. Dans l’Iliade, l’aède recourt ainsi à ce mot lors des lamenta-tions de Priam confronté à l’idée de la mort prochaine de son fils Hector :

῏Η ῥ’ ὁ γέρων, πολιὰς δ’ ἄρ’ ἀνὰ τρίχας ἕλκετο χερσὶ τίλλων ἐκ κεφαλῆς·

« Ainsi dit le vieillard, et il tire ses cheveux blancs, les arrachant de sa tête de ses propres mains ; » 578

Le geste d’arrachement des cheveux perpétré par Priam s’effectue en présence du héros et de sa mère Hécube en pleurs, au terme d’une longue prise de parole. S’adressant à lui d’une manière pitoyable (ἐλεεινὰ προσηύδα)579, le roi annonce à Hector qu’il mourra s’il s’entête à vouloir affronter Achille, multiplie les images atroces afin de l’en dissuader et insiste enfin sur le sort funeste qui lui serait réservé si son fils venait à mourir580 : il développe alors l’image de la « belle mort » du jeune guerrier au combat581 par opposition à celle de l’homme âgé, déchiqueté par ses propres chiens, lamentable582. L’arrachement des cheveux ponctue son discours, dans une sorte de mouvement paroxystique manifestant une douleur extrême : la situation n’est pas dans l’ordre des choses dans la mesure où il est contre-nature pour un père de voir son fils mourir avant lui. Sa souffrance est rendue plus poignante encore grâce au tableau pathétique de sa vieillesse : son âge avancé est souligné par une double anaphore, celle du substantif γέρων583et celle de l’adjectif πολιός appliqué à sa barbe et à sa chevelure : πολιόν τε κάρη πολιόν τε γένειον / πολιὰς . . . τρίχας584. L’aède associe deux verbes pour restituer la brutalité du geste : dans le premier vers, il recourt au verbe ἕλκω qui comporte une idée de mauvais traitement et signifie à la voix moyenne « se tirer » 585; dans le second vers, il utilise le terme τίλλω, « arracher » , au participe présent. Le traitement infligé aux cheveux,

578. Homère, Iliade, XXII, 77-78.

579. L’adverbe ἐλεεινά est issu de l’adjectif ἐλεεινός qui désigne tout ce qui est « pitoyable, excitant » ou toute personne « éprouvant de la pitié » .

580. Homère, Iliade, XXII, 37-76.

581. Nous reviendrons de façon approfondie sur cet aspect : voir infra, chapitre 6. 582. Homère, Iliade, XXII, 71-76.

583. Homère, Iliade, XXII, 75 et 77. 584. Homère, Iliade, XXII, 74 et 77. 585. DELG, s. v. ἕλκω.

par la violence qu’il suppose, constitue ainsi une véritable automutilation (ἕλκετο χερσί) : la souffrance de Priam paraît donc se mesurer à l’aune de cette violence. Le geste de Priam, accompli face à un deuil envisagé, annoncé, préfigure celui qu’accompliront à la mort effective du héros sa mère et son épouse, Hécube et Andromaque586.

C’est au même type de geste que l’on assiste dans le seul passage de notre corpus met-tant en scène un acte de mutilation de la barbe. Eschyle y recourt en effet dans les Perses, lors des déplorations conjointes du Chœur des conseillers et de leur roi Xerxès, au moment où ce dernier les enjoint à exprimer leur deuil face à la défaite de l’armée, vaincue par Athènes, en abîmant les poils de leur barbe :

ΞΕ. Καί μοι γενείου πέρθε λευκήρη τρίχα.

« Xerxès - Ravage aussi le poil blanc de ton menton. » 587

L’altération infligée aux poils est évoqué par le verbe πέρθω qui s’applique à l’origine unique-ment à des villes au sens de « détruire, mettre à sac, piller » 588. Là encore, la blancheur renforce le caractère poignant de la scène en soulignant ce que la vieillesse doit endurer comme souf-frances atroces. L’adjectif λευκήρης, que l’on peut traduire par « blancs, blanchis » 589, associe λευκόςau verbe ἄρω, qui semble apparenté à ἀραρίσκω et qui implique une idée d’ordre, d’ajus-tement : le terme donne à voir l’aspect ordonné de la barbe, avant que le geste ne l’anéantisse. Lorsque l’on rapproche cette scène du passage relevé dans l’Iliade, on constate que si le verbe πέρθω offre un tableau moins précis du sort réservé à la barbe, les connotations qu’ils vé-hiculent sont par contre plus violentes : le chœur lui fait subir des ravages dignes de ceux que connaissent les cités livrées à la guerre, dévastation, ruine par le fer et le feu, anéantissement, comme le suggère la traduction du verbe proposée par Anatole Bailly, la brutalité du verbe signifiant alors l’intensité de la souffrance. Ce geste ne constitue cependant pas un élément isolé : l’exhortation de Xerxès s’inscrit dans un temps de déploration collective et dans un en-semble de manifestations physiques. Xerxès enjoint au chœur de crier et de gémir avec lui, de laisser éclater ses sanglots, de frapper sa poitrine et d’arracher sa chevelure (ἔθειρα)590, tout en rentrant au palais : la douleur devient publique, spectacle offert aux yeux de la communauté.

586. Homère, Iliade, XXII, 405-406 et XXIV, 710-711. 587. Eschyle, Les Perses, 1056.

588. DELG, s. v. πέρθω.

589. LSJ, s. v. « white, blanched » . 590. Eschyle, Les Perses, 1040-1077.

Le substantif θρίξ intervient également, dès les poèmes homériques, dans des scènes alliant manifestation du deuil et coupe des cheveux. Il est employé dans ce contexte au chant XXIII de l’Iliade, lors de la cérémonie funéraire qui entoure la mort de Patrocle ; le geste s’ef-fectue là également de manière collective :

[. . . ] πρόσθε μὲν ἱππῆες, μετὰ δὲ νέφος εἵπετο πεζῶν, μύριοι· ἐν δὲ μέσοισι φέρον Πάτροκλον ἑταῖροι· θριξὶ δὲ πάντα νέκυν καταείνυον, ἃς ἐπέβαλλον κειρόμενοι· ὄπιθεν δὲ κάρη ἔχε δῖος ᾿Αχιλλεὺς ἀχνύμενος·

« [. . .] les chars vont devant ; derrière marche une nuée de gens de pied, innombrables ; au milieu les compagnons portent Patrocle ; ils revêtent tout le cadavre des cheveux qu’ils ont coupés, puis sont venus jeter sur lui ; derrière, le divin Achille soutient sa tête, affligé. » 591

Première étape d’une longue scène rituelle, qui commence par la déploration des compagnons et s’achève par les Jeux funèbres organisés en l’honneur de Patrocle, ce passage évoque la coupe des cheveux à laquelle procèdent ses compagnons mais le geste n’est pas montré : seule l’est la masse des cheveux posés sur le cadavre. La valeur de Patrocle et l’affection des siens s’expriment par la multitude (μύριοι) qui entoure son corps, multitude dont Achille fait partie puisqu’il est le plus proche de Patrocle et le plus touché par sa disparition : pourtant, le Péléide est en marge par sa position isolée en fin de cortège (ἐν μέσοισι . . . ἑταῖροι/ὄπιθεν . . . ᾿Αχιλλεὺς), comme s’il s’agissait de souligner par là le lien particulier qui l’unissait au mort et sa solitude dans la douleur ; le verbe ἄχνυμαι, « être affligé » , se trouve d’ailleurs mis en valeur par son rejet au début du vers suivant.

C’est que, dans le compagnonnage homérique, une relation d’intimité particulière unit le chef à son thérapon, qui l’assiste en tout, notamment au combat : c’est un tel rapport qui existe entre Achille et Patrocle puisque ce dernier est son thérapon. Si, pour Henri Jeanmaire, la force du lien ainsi tissé « égale pour le moins ceux qui résultent des liens du sang » 592, ce lien est en fait plus précisément homoérotique593. La nature de la relation entre les deux héros se lit notamment dans la réaction d’Achille à la mort de son thérapon : son chagrin se révèle particulièrement intense, « excessif » selon Kenneth James Dover594pour une simple amitié. Si

591. Homère, Iliade, XXIII, 133-136.

592. H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, Bibliothèque universitaire, 1939, p. 107. Sur la question du compa-gnonnage, voir plus précisément les pages 97-111.

593. Sur la nature des liens qui unissent Achille et Patrocle, voir K. J. Dover, op. cit., p. 240 ; M. Foucault, Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 253-254.

l’aède ne dit rien qui évoque explicitement des rapports homoérotiques, d’autres auteurs grecs voyaient dans ce silence et dans la douleur extrême d’Achille la preuve d’un eros homosexuel, qu’une certaine pudeur sensible conduisait à taire595, du moins à première vue : les paroles de Thétis au chant XXIV de l’Iliade596, certains actes et propos d’Achille597s’avèrent en effet suggestifs598. Les gestes qui touchent aux cheveux soulignent également les liens étroits qui l’unissaient à Patrocle et la souffrance qui l’envahit à sa mort : si les compagnons de Patrocle ont déjà coupé les leurs, ce n’est pas encore le cas d’Achille. La coupe que les compagnons infligent à leur chevelure paraît en fait préfigurer celle d’Achille599 : il l’accomplira, nous le verrons, dans un second temps et seul.

Ce qui frappe dans ce passage, ce n’est donc pas tant le geste des compagnons qui a déjà eu lieu au moment où la scène se déroule (κειρόμενοι), mais bien le sort des cheveux coupés, qui se trouvent déposés sur le corps du héros. L’image développée est singulière. Les adjectifs μυρίος et πᾶς semblent se faire écho, les cheveux qui couvrent le corps se révélant innombrables, à l’instar des compagnons qui l’entourent, comme s’il s’agissait à travers leur quantité respective de dire la valeur, la place de Patrocle. L’aède recourt au verbe καταέννυμι, parfois traduit par « recouvrir » 600 : ce composé de ἕννυμι signifie en fait « vêtir » , de sorte que les compagnons paraissent « habiller » le corps tout entier de leurs cheveux. Le geste n’est pas sans rappeler celui des femmes, mères ou épouses, qui, lors d’un deuil, vont « offrant les vêtements précieux qu’elles ont tissés » 601. La coutume qui consiste à placer des mèches sur le corps d’un défunt ou sur un tombeau renvoie aux pratiques de l’aparchesthai, même si l’aède ne recourt pas à ce terme602. Considérée comme une « marque d’offrande » , symbolisant ou remplaçant « l’offrande de la personne toute entière » 603, cette coutume, accomplie ici par les compagnons du jeune Patrocle défunt, associe alors don de leur « jeune et virile vitalité (. . .),

Éditions Payot & Rivages, [1984] 1996, p. 294-295.

595. K. J. Dover, op. cit. J. K Dover établit un bilan des textes anciens évoquant une relation homoérotique entre Achille et Patrocle. Voir également B. Sergent, op. cit., p. 288-289.

596. Homère, Iliade, 128-130.

597. Homère, Iliade, XVIII, 22-27, 32-34, 86-87 ; XIX, 4-5.

598. E. Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi. La bisexualité dans le monde antique, Paris, Éditions La Découverte, 1991, p. 24-26.

599. Homère, Iliade, XXIII, 141, 152.

600. Traduction d’Eugène Lasserre : Homère, Iliade, Paris, GF-Flammarion, 1965.

601. J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour, dans Oeuvres. Religions, Rationalités, Politique, tome II, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 1351.

602. Th. Suk Fong Jim, « The vocabulary of ἀπάρχεσθαι, ἀπαρχή and related terms in Archaic and Classical Greece » , Kernos, 24, 2011, p. 39-58, en part. p. 45 : « In rituals mourning it was customary to cut a lock(s) of hair ans place it upon the corpse or the grave ; this act is referred to by the word aparchesthai (...). The custom is already attested in the Iliad, but Homer does not use the term » .

603. Ibid., p. 46 : « The hair offered may be considered as a token offering, symbolizing or replacing the offering of the whole person » .

de ce qui en eux exprime leur nature de guerriers ardents » 604, et acte de mutilation destiné à extérioriser la douleur, proche de celui de Priam.

Si les tragédies d’Eschyle et d’Euripide comportent plusieurs scènes de même nature, rejoignant en cela les sources iconographiques qui présentent régulièrement ce type de figu-rations, à l’image d’une amphore à figures noires retrouvée à Vulci605, l’offrande des cheveux posés sur le corps de Patrocle s’avère isolée dans les sources littéraires antiques : il n’en existe en fait, à notre connaissance, aucun autre cas. Les cheveux sectionnés sont volontiers déposés sur le tombeau d’un défunt comme c’est le cas dans Les Choéphores d’Eschyle : Électre recon-naît ainsi une boucle que son frère Oreste a placée là en hommage à leur père Agamemnon assassiné par Clytemnestre606; de même, dans Les Troyennes d’Euripide, Hécube évoque le geste qu’elle a accompli face au sort funeste de ses fils tombés au combat et explique avoir coupé ses cheveux sur leur tombe : τρίχας τ’ ἐτμήθην τάσδε πρὸς τύμβοις νεκρῶν607. La valeur de ce type d’offrande transparaît tout particulièrement de l’Électre de Sophocle : envoyée par Clytemnestre sur la sépulture d’Agamemnon pour y déposer des libations, Chrysothémis ex-plique sa mission à sa sœur Électre, et cette dernière s’insurge contre un geste qu’elle considère comme une offense à la mémoire de son père ; elle enjoint Chrysothémis à se débarrasser de ces libations et à préférer couper, comme elle, une partie de ses boucles qu’elles déposeront sur sa tombe : [. . . ] σὺ δέ, τεμοῦσα κρατὸς βοστρύχων ἄκρας φόβας κἀμοῦ ταλαίνης, σμικρὰ μὲν τάδ’ , ἀλλ’ ὅμως ἅχω, δὸς αὐτῷ, τήνδε λιπαρῆ τρίχα καὶ ζῶμα τοὐμὸν οὐ χλιδαῖς ἠσκημένον·

« [. . .] mais toi, après avoir coupé sur ta tête l’extrémité de tes boucles et des miennes, malheureuse, c’est peu, mais néanmoins c’est tout ce que j’ai, fais-lui offrande de cette chevelure crasseuse et de ma ceinture, qui n’a pas été travaillée avec luxe. » 608

L’expression βοστρύχων ἄκρας φόβας désigne la pointe, l’extrémité (ἄκρας) des cheveux bou-clés des deux jeunes femmes. Leurs cheveux sont ensuite mentionnés à travers la tournure

604. J.-P. Vernant, op. cit., p. 1351. 605. Voir figure 6.

606. Eschyle, Les Choéphores, 230 : voir infra, p. 147sq.

607. Euripide, Les Troyennes, 479-480 : Κἀκεῖνά τ’ εἷδον δορὶ πεσόνθ’ ῾Ελληνικῷ,/τρίχας τ’ ἐτμήθην τάσδε πρὸς τύμβοις νεκρῶν, [. . . ], « J’ai vu ces derniers tomber sous la lance des Grecs, et j’ai coupé mes cheveux sur les tombes de leurs cadavres » .

τήνδε λιπαρῆ τρίχα: l’adjectif λιπαρός, que Paul Mazon traduit étrangement par « suppliants » , évoque en fait tout ce qui est « gras, brillant » sous l’effet de l’application d’une huile, et donc par extension « riche » 609. Le sens premier du mot s’intègre mal aux circonstances : la pra-tique qui consistait à enduire corps et cheveux d’une huile répond, dans la Grèce anpra-tique, aux préoccupations du monde aristocratique610, de sorte que l’usage d’un tel onguent pour lustrer sa chevelure semble saugrenu compte tenu de la situation misérable dans laquelle se trouve Électre611. On imagine alors aisément que le qualificatif indique des cheveux rendus gras par ses conditions d’existence : de fait, Anatole Bailly propose de restituer le mot par-fois par « collant, gluant, visqueux » , ce que la crasse pourrait expliquer dans le cas présent. L’offrande des boucles prend dans ce contexte une valeur particulière : contrairement à sa sœur Chrysothémis, qui vit dans l’abondance auprès des assassins d’Agamemnon, Électre s’en tient éloignée et n’a donc plus rien612. La proposition de ne couper que la pointe des cheveux semble d’ailleurs symboliser le dénuement de la jeune femme : elle donne peu d’elle-même car elle a peu. Cette boucle sale, coupée avec parcimonie, incarne alors tout ce qu’elle peut offrir, témoignage de sa douleur, de son affection mais aussi de son sort.

En deux occasions, le geste de coupe se trouve associé aux vêtements de deuil. Ainsi voit-on le second demi-chœur s’interroger sur ce qu’il doit faire à l’annonce de l’agonie d’Al-ceste dans la pièce éponyme d’Euripide : la reine est-elle morte ? Doit-il couper sa chevelure (τέμω τρίχα) et revêtir des vêtements sombres (μέλανα στολμὸν πέπλων)613? De même, au mo-ment où Iphigénie, sur le point d’être sacrifiée, exhorte sa mère Clytemnestre à ne pas mani-fester sa douleur : la jeune fille lui demande ainsi de ne pas couper ses cheveux (μήτ’ οὖν γε τὸν σὸν πλόκαμον ἐκτέμῃς τριχός) et de ne pas revêtir la couleur du deuil (μητ’ ἀμφὶ σῶμα μέ-λανας ἀσπίσχῃ πέπλους)614. Dans les deux occurrences, c’est l’adjectif μέλας qui caractérise les vêtements : ce terme, que l’on traduit généralement par « noir, sombre » , renvoie à l’obscurité, au funeste, à la mort615. Le mot permet non seulement d’évoquer le monde des ténèbres, sa

609. DELG, s. v. λίπα.

610. Sur la pratique de l’onction du corps, voir A. Grand-Clément, op. cit., p. 277 et 279. 611. Sophocle, Électre, 354.

612. Sophocle, Électre, 361-362.

613. Euripide, Alceste, 215-217 : ἔξεισί τις ; ἢ τέμω τρίχα/καὶ μέλανα στολμὸν πέπλων/ἀμφιβαλώμεθ’ ἤδη ; « Sortira-t-il quelqu’un ? Ou couperai-je ma chevelure, et nous envelopperons-nous déjà d’un sombre appareil de vête-ments ? » .

614. Euripide, Iphigénie à Aulis, 1437-1438 : Ιφ - μήτ’ οὖν γε τὸν σὸν πλόκαμον ἐκτέμῃς τριχὸς/μήτ’ ἀμφὶ σῶμα μέλανας ἀσπίσχῃ πέπλους, « Eh bien ! ne coupe pas les boucles de ta chevelure et ne te couvre pas de noirs vête-ments » .

connotation affective particulièrement forte éveillant chez l’auditeur « l’angoisse de sa propre mort » , mais aussi de « rendre compte d’un état émotionnel » 616, ici la souffrance de l’être en deuil. Évoqués de manière conjointe, geste de mutilation et vêtements sombres semblent alors se renforcer mutuellement pour mieux souligner la violence du chagrin.

Un emploi du substantif θρίξ dans l’Oreste d’Euripide reflète tout particulièrement la valeur que pouvait posséder, dans le système de représentations des Grecs, la coupe des che-veux lors des moments de deuil. Oreste est au plus mal. Hélène suggère à Électre d’aller por-ter des cheveux et des libations sur le tombeau de Clytemnestre617; Électre se refuse à voir la tombe de sa mère et suggère d’y envoyer Hermione. Hélène confie à cette dernière une mèche de ses cheveux et des libations, sous le regard d’Électre :

Ηλ. [. . . ] Εἴδετε παρ’ ἄκρας ὡς ἀπέθρισεν τρίχας, σῴζουσα κάλλος ; ἔστι δ’ ἡ πάλαι γυνή. Θεοί σε μισήσειαν, ὥς μ’ ἀπώλεσας καὶ τόνδε πᾶσάν θ΄ ῾Ελλάδα.

« Avez-vous vu comme elle a coupé les extrémités de ses cheveux, préservant sa beauté ? Elle est la femme d’autrefois. Que les dieux te détestent autant que tu fis ma perte, celle de mon frère et de toute l’Hellade ! » 618

Notons tout d’abord que la tournure ἄκρας τρίχας se rapproche de l’expression ἄκρας φόβας re-levée précédemment pour Électre mais les deux tournures ne se superposent pas pour autant : la formule βοστρύχων ἄκρας φόβας semble indiquer qu’il s’agit de couper des mèches (φόβας) à l’extrémité des boucles (βοστρύχων ἄκρας), tandis que ἄκρας τρίχας évoque plus simplement l’extrémité des cheveux. Le passage est intéressant à double titre. En premier lieu, il montre que le contexte détermine la valeur d’un geste : ainsi, si le fait de sectionner la pointe des che-veux constitue, dans le cas de Chrysothémis et Électre (ἄκρας φόβας), un acte noble, empreint de douleur, destiné à dire l’intensité de l’attachement envers le défunt, lorsqu’il est réalisé par une femme comme Hélène (ἄκρας τρίχας), dont la figure est associée à des représentations négatives (ὥς μ’ ἀπώλεσας καὶ τόνδε πᾶσάν θ΄ ῾Ελλάδα), il semble alors révéler les défauts et les intentions peu louables de l’être ; en effet, « les insensibles, les rouées, les malignes et les coquettes » cherchent à éviter, ou au moins « euphémisent » , ce geste619. Une même pratique peut donc revêtir plusieurs sens. Par ailleurs, ces vers établissent un lien étroit entre beauté

616. A. Grand-Clément, op. cit., p. 354 et 356. 617. Euripide, Oreste, 96.

618. Euripide, Oreste, 128-131.

et état de la chevelure : la critique d’Électre suggère que des cheveux mutilés constituent une dégradation de l’apparence physique. Le fait qu’Hélène ne coupe que leur pointe souligne sa vanité et son narcissisme620.

Si, lorsqu’il constitue une automutilation, le sectionnement de la chevelure exprime donc aux yeux de la communauté le processus du deuil, il peut également, infligé à autrui, devenir annonciateur de mort comme c’est le cas pour Alceste. Malgré les tentatives d’Apol-lon pour sauver sa vie, le Trépas annonce qu’elle rejoindra la demeure d’Hadès et qu’il doit se rendre à son chevet pour accomplir le sacrifice par l’épée (ὡς κατάρξωμαι ξίφει)621, en préci-sant :

ἱερὸς γὰρ οὗτος τῶν κατὰ χθονὸς θεῶν ὅτου τόδ’ ἔγχος κρατὸς ἁγνίσῃ τρίχα.

« en effet, il est consacré aux divinités des Enfers, celui dont cette épée a purifié la chevelure. » 622

L’évocation de l’épée suggère qu’il s’agit bien de sectionner les cheveux bien que le verbe ἁγνίζω ne rende pas compte de l’acte puisqu’il signifie « purifier » 623. L’expression κρατὸς τρίχα, qui désigne la chevelure, rappelle la tournure rencontrée précédemment lors de sacri-fices d’animaux624 : ainsi voit-on Agamemnon couper des poils sur la tête de deux agneaux (ἐκ κεφαλέων τρίχας), de même pour Nestor et Eumée au front d’une vache et d’une hure (κεφαλῆς τρίχας dans les deux occurrences).

Lorsqu’il s’agit de donner à voir la coupe d’éléments pileux, c’est le verbe ἀπάρχεσθαι qui se trouve privilégié : le terme κατάρχεσθαι, pour sa part, n’apparaît dans ce contexte que dans le cas d’Alceste625. Comme le note Theodora Suk Fong Jim dans les travaux qu’elle a consacrés au vocabulaire exprimant les offrandes de prémices, il existe une différence dans les emplois du verbe ἀπάρχεσθαι selon qu’il intervient dans le domaine du sacrifice animal ou dans les rituels d’offrande de cheveux : dans le premier cas, le sectionnement de poils sur la tête de l’animal précède sa mise à mort ; dans le deuxième, la coupe des cheveux, lors des rites

620. Nous partageons là le point de vue de Pierre Brulé. Les propos d’Électre sont explicites : Hélène cherche