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Les dérivés de πλέκω : peindre le féminin

A. Les boucles au féminin, un plaisir visuel et olfactif

2. Les multiples facettes de l’éclat

Si l’on a pu constater que la recherche de l’harmonie dans l’agencement capillaire est commune aux déesses et aux mortelles, il n’en va pas de même lorsque l’on aborde d’autres caractéristiques des boucles féminines. Dans les poèmes homériques, certaines occurrences du terme πλόκαμος évoquent la brillance mais aussi les senteurs qui émanent parfois des boucles : ces deux traits concernent alors de manière quasi exclusive des figures divines, « perfection-modèle » du corps féminin147.

L’éclat tout d’abord : il est fréquemment obtenu par la pratique de l’onction, à l’image des usages en vigueur pour le crin des chevaux dans l’univers épique et athlétique148. Cette coutume très répandue dans le monde grec s’étend du monde divin à la sphère aristocra-tique, en passant par le domaine de la statuaire. L’onction consistait dans l’application d’une huile qui permettait de discipliner les cheveux tout en les nourrissant et en les protégeant d’un climat aride149: néanmoins, leur portée dépasse ce seul cadre. Elles rehaussent en effet la luminosité d’une couleur ou d’un corps afin de les rendre chatoyants, irradiant de cette

144. Sur ces deux points, voir J. Assaël, art. cit., p. 146-147sq.

145. Phérécyde, fr. B 2, 14-16 Diels-Kranz ; A. Grand-Clément, op. cit., p. 448-449.

146. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, 1969, p. 100.

147. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 389. 148. Voir supra, notamment p. 91.

149. V. Mehl, « Vois si ma tête sent le parfum (1). Cheveux de femmes, séduction et norme sociale en pays grec » , in B. Lançon et M.-H. Delavaux-Roux (dir.), Anthropologie, mythologies et histoire de la chevelure et de la pilosité. Le sens du poil, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 152.

grâce rayonnante que les Grecs nomment χάρις, à la fois éclat radieux, désir et plaisir150. La chevelure reçoit cette huile au même titre que le reste du corps.

Une illustration détaillée de cette pratique est offerte par l’épisode des préparatifs d’Héra, déesse qui se trouve d’ailleurs souvent associée aux chevaux, comme en témoigne l’épiclèse d’Hippia qui lui est parfois attribuée151. Après avoir nettoyé son corps pour en ôter les souillures (λύματα), Héra parachève sa toilette en enduisant son corps immortel d’une huile parfumée : ἀλείψατο λίπ’ ἐλαίῳ ἀμβροσίῳ ἑδανῷ, τό ῥά οἱ τεθυωμένον ἦεν152. Son application sur les boucles n’est pas précisément dépeinte mais l’aède indique que la déesse les peigne et les tresse « de ses mains » (χερσί)153, qui en sont donc imprégnées, et le qualificatif φαεινός vient en souligner l’éclat, la brillance154. Dans le monde divin, leur usage génère une apparence brillante, éclatante, qui signifie la nature des dieux : pour les Grecs, le corps de la divinité est lumière, éclat incomparable155, comme en témoignent les références à l’or ou à l’ivoire qui fleurissent dans les sources littéraires156. Ainsi, pour séduire son époux, le corps d’Héra ir-radie, toute sa parure concourt à en faire un être lumineux : les attaches qui retiennent sa robe sont en or (χρυσείῃς δ’ ἐνετῇσι), la robe elle-même est lustrée (ἀμβρόσιον ἑανὸν . . . ἔξυσ’), son voile possède un éclat solaire (λευκὸν δ’ ἦν ἠέλιος ὥς), et ses pieds sont luisants (ποσσὶ λιπαροῖσιν). Les boucles huilées participent à ce flamboiement. Tout comme les bijoux dont Héra se pare, les cheveux oints et tressés constituent un élément de son κόσμος, de sa « pa-rure » , et se présentent comme l’un des vecteurs de l’éclat incommensurable qui caractérise son corps157.

Si la scène de toilette d’Héra ne décrit pas explicitement le geste d’onction capillaire, ce dernier apparaît en revanche dans l’hymne Pour le bain de Pallas de Callimaque ; le substantif πλόκαμοςy désigne alors les boucles d’Athéna :

οἴσετε καὶ κτένα οἱ παγχρύσεον, ὡς ἀπὸ χαίταν πέξηται, λιπαρὸν σμασαμένα πλόκαμον

150. A. Grand-Clément, La fabrique des couleurs, op. cit., p. 273-275 ; P. Brulé, op.cit., p. 390-391. 151. Pausanias, Description de la Grèce, V, 15, 5.

152. Homère, Iliade, XIV, 171-172 : pour la traduction, voir supra, p. 184. 153. L’image n’est pas sans rappeler, là encore, l’art du tissage.

154. DELG, s. v. φάε.

155. A. Grand-Clément, op. cit., p. 403 et 407. 156. Ibid., p. 404-407.

157. Sur le corps divin, l’éclat lumineux, la χάρις qui en émanent, voir J.-P. Vernant, art. cit., p. 19-58, en particulier p. 34, 50 et 58.

« Donnez-lui un peigne tout en or pour qu’elle coiffe ses longs cheveux flottants, frottant ses boucles luisantes. »158

Le verbe σμάω, employé ici au moyen, est traduit généralement par « se frotter, s’oindre » 159: il donne donc à voir l’application de l’huile, tandis que l’adjectif λιπαρός en suggère le résultat, la brillance ainsi obtenue. Ce verbe semble par ailleurs faire écho à tous les bienfaits cosmétiques de cette pratique : le mot peut en effet signifier non seulement « frotter, nettoyer » , mais aussi « enduire » 160. Son sens même paraît en fait suggérer les vertus de ces huiles qui, à l’image de celle utilisée par Athéna, étaient à la fois « purificatrices » , mais aussi « protectrices » et « adoucissantes » 161.

C’est à la même coutume et à la même idée d’éclat luisant que se rattache l’épithète λιπαροπλόκαμοςqui figure en une occasion dans l’Iliade à propos de la déesse Erreur (῎Ατη) que Zeus tire par les cheveux162, ainsi que chez Pindare et Théophraste au sujet de Léto163. L’adjectif λιπαρός, qui lui sert de préfixe, désigne tout ce qui est « huileux, gras, brillant, riche, onctueux » 164 : l’épithète λιπαροπλόκαμος donne ainsi à voir des boucles rendues grasses, brillantes par l’huile dont elles sont lustrées. Par la notion d’éclat qu’elle implique, cette épi-thète reflète la nature divine des figures auxquelles elle se trouve attribuée, et dénote égale-ment l’opulence, la richesse165. Dans la sphère aristocratique, arborer, à l’instar des divinités, une tête « abondamment huilée et parfumée » en public constitue un signe de distinction, de statut, une « marque de richesse, de beauté et d’abondance » 166, le symbole d’une plénitude proche du divin.

L’idée d’opulence qui entoure la pratique de l’onction est également sensible dans une occurrence du substantif πλόκαμος issue des Hymnes homériques ; ce sont alors les boucles d’Hestia, déesse gardienne de la maison, qui se trouvent ointes :

158. Callimaque, Hymnes, « Pour le bain de Pallas » , 31-32. 159. DELG, s. v. σμήω.

160. Ce sont là en effet ses significations premières à l’actif : DELG, s. v. σμήω. 161. A. Grand-Clément, op. cit., p. 277.

162. Homère, Iliade, XIX, 126.

163. Pindare, Fragmenta : Hymne 33c, 1 Savignac ; Théophraste, Physicorum opiniones 12, 26 Diels.

164. Ce qualificatif est issu de l’adverbe λίπα signifiant « grassement, de manière à être bien gras ou huilé » : DELG, s. v. λίπα.

165. LSJ, s.v. λιπαρός. 166. V. Mehl, art. cit., p. 155.

῾Εστίη, ἥ τε ἄνακτος ᾿Απόλλωνος ἑκάτοιο Πυθοῖ ἐν ἠγαθέῃ ἱερὸν δόμον ἀμφιπολεύεις, αἰεὶ σῶν πλοκάμων ἀπολείβεται ὑγρὸν ἔλαιον· ἔρχεο τόνδ’ ἀνὰ οἶκον, ἐπέρχεο θυμὸν ἔχουσα σὺν Διὶ μητιόεντι· χάριν δ’ ἅμ’ ὄπασσον ἀοιδῇ.

« Hestia, toi qui prends soin de la demeure sacrée du seigneur Apollon l’Archer, dans la divine Pythô, l’huile liquide coule toujours de tes boucles. Entre dans ma maison, entres-y, animée du même sentiment que le prudent Zeus ; accorde aussi ta grâce à mon chant. »167

Image de la divinité dans sa puissance vitale, elle dont les boucles sont riches, lustrées de l’huile qu’elles ont reçue ; image peut-être également de la statue protectrice du sanctuaire, dont la surface est enduite afin d’en rehausser l’éclat. Le verbe ἀπολείβω, qui apparaît dans ce cas au moyen (« tomber goutte à goutte » ), s’est spécialisé, tout comme le terme λείβω dont il est issu, au domaine de la libation religieuse168. Traditionnellement protectrice du foyer, Hestia se trouve ici associée à l’idée d’abondance : en assurant le foyer de sa bienveillance et de son soutien, elle en assure la prospérité, « pourvoyeuse de richesses » 169à l’image de cette huile grasse, riche, qui couvre en abondance sa chevelure et en coule sans cesse.

L’éclat des boucles obtenu par l’onction tient donc une part active dans la construction de l’image des déesses : synonyme de beauté et de χάρις, symbole d’opulence, il en révèle et en reflète la nature. Dans les sources formant notre corpus, cette coutume n’est cependant pas le seul vecteur de brillance : celle-ci peut s’exprimer également par le biais d’adjectifs indiquant la teinte de la chevelure. Chromatisme et éclat entretiennent en effet, dans le monde grec, un lien étroit : « nuances de couleur » et « degrés de luminosité » présentent, dans la sensibi-lité des Grecs, des affinités certaines170. Les substantifs πλόκαμος et πλόκος ont donné lieu, essentiellement chez les poètes lyriques, à la formation de plusieurs composés qui donnent à voir les couleurs de la chevelure ou de ses ornements, en deux tonalités certes opposées mais placées toutes deux sous le signe de la brillance : le doré et le sombre. On relève ainsi κυα-νοπλόκαμος, qui figure à propos de Nikè, Thébé et des filles du roi Prœtos dans les Épinicies de Bacchylide171, κυανόπλοκος qualifiant Thétis dans un fragment de Pindare172,

χρυσοπλό-167. Hymne homérique à Hestia, 1-5. 168. DELG, s. v. λείβω.

169. V. Mehl, art. cit., p. 154.

170. A. Grand-Clément, op. cit., p. 80. L’auteur rappelle ainsi que les termes qui évoquent la luminosité ont sou-vent été laissés de côté dans les réflexions sur le chromatisme en Grèce antique, mais que, pourtant, « le paysage sensible des Grecs (. . .) se nourrit précisément des affinités qui existent entre les nuances de couleur et les degrés de luminosité, de brillance et qui confèrent sa plénitude à la couleur » .

171. Bacchylide, Épinicies, V, 33 ; IX, 53 ; XI, 83.

καμος, qui intervient dans l’Hymne à Apollon pour les cheveux de Léto173et dans un fragment du poète lyrique Timothée où il se trouve appliqué alors, semble-t-il, à la déesse Rhéa174, ainsi que χρυσόπλοκος qui caractérise les Muses, dans un fragment attribué à Pindare175, et les Néréides chez Bacchylide176.

Attesté depuis les tablettes mycéniennes, le nom κύανος (κυανοπλόκαμος/κυανόπλοκος), à l’étymologie incertaine, désigne à l’origine un matériau, le smalt (émail sombre) ou peut-être l’azurite, dont le point commun réside dans une couleur d’un bleu foncé ; le mot acquiert plus tardivement un sens proprement chromatique. La signification du nom κύανος et des mots qui en dérivent fait toujours l’objet d’un débat177, à l’instar de l’adjectif κυανοπλόκαμος. Certains voient dans ce dernier terme une chevelure « sombre, brune, noire » , peut-être ébène qui évoque un noir profond et soyeux178, le mot devenant donc un synonyme de l’adjectif μέλας(« noir » ), tandis que d’autres, comme Anatole Bailly, considèrent que le mot peut aussi évoquer une chevelure « d’un bleu sombre » . De même pour le qualificatif κυανόπλοκος : compte tenu de la signification mouvante du substantif πλόκος et en l’absence de contexte précis qui clarifie le sens du qualificatif, qu’est-il permis d’y voir ? Des tresses sombres, d’un bleu foncé, ou bien une parure tressée présentant les mêmes caractéristiques ?

Ce que l’on peut souligner, c’est qu’associer ces deux composés simplement au sombre paraît réduire très nettement leur portée : comme le souligne Adeline Grand-Clément, le sub-stantif κύανος renvoie bien à l’origine à « une surface d’un bleu sombre et luisant, traversée par la lumière » 179. Comment comprendre l’évocation de cheveux d’une telle teinte ? Dans la mesure où des occurrences isolées ne permettent pas de tentative d’interprétation fiable, dans la mesure aussi où l’identité des figures ainsi qualifiées n’apporte pas d’élément d’expli-cation, il nous faut attendre d’éventuelles références complémentaires : retenons simplement pour l’instant que ces mots évoquent le bleuté, le sombre et le luisant.

À l’opposé, la brillance avec les termes χρυσοπλόκαμος et χρυσόπλοκος (Léto, Muses, Néréides), qui donnent à voir une luminosité qui est celle de l’or comme l’indique le préfixe

173. Hymne à Apollon, I, 205.

174. Timothée, Fragments, 15, 4, 127 Page : χρυσοπλόκαμε θεὰ Μᾶτερ.

175. Pindare, Oeuvres complètes, fr. incert. 215 b, 8 Savignac : χρυ[σο]π[λόκοις . . . ] Μοίσαις.

176. Bacchylide, Dithyrambes, III, 105-107. Notons également le fragment χρυσοπλόκ[, sans contexte précis : Éloges, VIII, 11 Irigoin.

177. Pour un bilan complet sur le terme κύανος et les connotations qu’il véhicule, nous renvoyons le lecteur à la thèse d’A. Grand-Clément, op. cit., p. 121-124.

178. LSJ, s. v. κυανο-πλόκαμος : « dark-haired » ; DELG, s. v. κύανος. 179. A. Grand-Clément, op. cit., p. 125. C’est nous qui soulignons.

χρυσο-(de χρυσός, « or » ) : brillance des boucles pour le premier, de boucles ou d’éléments de parure pour le second, à l’image des bandelettes dorées décrites dans le dithyrambe de Bacchylide180. On imagine une chevelure bouclée ou des ornements dont l’éclat doré irradie, l’essentiel résidant sans doute dans les « résonances prestigieuses » 181 du métal précieux : rare et inaltérable, il renvoie à une brillance liant luminosité solaire et flamboiement, et incarne dans l’imaginaire grec la couleur privilégiée du divin182, dont il reflète la nature radieuse et immortelle.