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Les dérivés de πλέκω : peindre le féminin

B. Entre séduction et rituel : polysémie et ambiguïtés du voile

1. Héra et le voile : érotisme et danger

Dans la scène des préparatifs d’Héra, le voile de la déesse, désigné par le substantif κρήδεμνον, est un voile de tête, qui couvre les cheveux, une sorte de « mantille » 231. Véritable parure puisqu’il fait partie des δαίδαλα πολλά évoqués par l’aède, il vient parfaire son κόσμος : source de rayonnement solaire (λευκὸν δ’ ἦν ἠέλιος ὥς), il rehausse son flamboiement, sa beauté gracieuse. À travers la figure d’Héra, déesse qui préside à l’union maritale et à l’accomplis-sement de la femme dans cette union, le port du voile fonde donc le juste comportement de

227. Homère, Odyssée, I, 332-336 ; XVI, 414-416 ; XVIII, 208-210 et XXI, 63-65.

228. Homère, Iliade, XIV, 184-185. Le voile qui couvre la tête de la déesse est alors un élément de séduction à part entière contribuant, par son éclat solaire, à la beauté et l’éclat immortels de la déesse : « Divine entre les déesses, elle se couvre d’un voile de tête, beau et neuf, éclatant comme un soleil » , Κρηδέμνῳ δ’ ἐφύπερθε καλύψατο δῖα θεάων καλῷ νηγατέῳ· λευκὸν δ’ ἦν ἠέλιος ὥς.

229. Homère, Odyssée, V, 230-233. 230. Voir figures 15 et 16. 231. DELG, s. v. κρήδεμνον.

l’épouse accomplie, normalement voilée et réservant la vue de ses charmes à son seul époux. Cette pratique s’inscrit dans la stratégie de séduction de la déesse : elle devient objet de tenta-tion en se parant de mille atours, qui sont autant de moyens d’émoustiller Zeus.

En dissimulant les soins apportés au corps et aux boucles, l’attention dont ils ont été l’objet, le voile joue d’une « transparence qui couvre et promet » 232, il incarne « l’ambiguïté du caché qui révèle » 233. Non seulement il attire l’attention sur ce qu’il recouvre en le rappelant sans cesse, mais il confère également à ce qu’il dissimule une dimension érotique en devenant suggestif. C’est en étant « vêtue précisément de cette transparence qui couvre et qui promet, que la première femme fait son apparition devant les dieux émerveillés » 234. Dans ce contexte particulier, le voile reflète sans doute de manière symbolique la ruse d’Héra, les préparatifs auxquels elle se livre visant en effet à duper et à manipuler Zeus pour détourner son attention des Troyens qu’il soutient sur le champ de bataille235 : à la manière d’une Pandora, dont la véritable nature est dissimulée par de charmants attraits et un magnifique voile brodé236, le tissu cache les manigances d’une séductrice aux intentions peu louables.

La scène de toilette de la déesse pose néanmoins question. Si l’attrait sexuel évident exercé par le corps féminin peut expliquer son voilement, seins et fesses possédant une va-leur érotique qu’il s’agit assurément de soustraire au regard masculin, pourquoi cacher en revanche la chevelure ? Dès les épopées homériques, lorsque celle-ci se trouve décrite, c’est essentiellement à travers des mots exprimant des jugements d’ordre esthétique237. Ces termes s’inscrivent dans le vocabulaire consacré à la beauté féminine, qui concerne la quasi-totalité du corps, des « belles joues » (καλλιπάρῃος) à la « blancheur des bras » (λευκώλενος), en passant par la « beauté des chevilles » (καλλίσφυρος), la femme se trouvant réduite, d’une certaine ma-nière, à une valeur « décorative » 238, ornementale. Si la chevelure peut apparaître comme l’un des critères d’évaluation de la beauté, on constate que les poèmes épiques la valorisent en fait plus que toute autre zone corporelle féminine : ainsi, si l’on ne relève chez Homère qu’un seul qualificatif pour les bras, les joues ou les chevilles, cinq composés, εὐπλοκαμίς, εὐπλόκαμος,

232. G. Sissa, Le corps virginal. La virginité féminine en Grèce ancienne, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1987, p. 117.

233. R. A. Lambin, op. cit., p. 220.

234. G. Sissa, op. cit., p. 117. Il s’agit là d’une allusion à Pandore : Hésiode, Théogonie, 585-591. 235. Homère, Iliade, XIV, 214-218.

236. Hésiode, Théogonie, 570-576. 237. Voir supra, p. 182sq.

καλλιπλόκαμος, εὔκομος ετ καλλίκομος239, évoquent la seule chevelure, qui se trouve donc par-ticulièrement convoquée et s’impose comme le « premier ornement du corps » 240. Ce rapport à la beauté féminine s’explique.

Dans le monde homérique, durant la période archaïque, la femme, fille, épouse de hé-ros, ou captive, généralement de sang royal241entre, en effet, dans un système de « commerce social entre grandes familles nobles » , un commerce où les femmes relèvent de biens précieux, comparables à des agalmata ; ce type d’échange est un moyen de créer « des liens de solidarité ou de dépendance, d’acquérir du prestige, de confirmer une vassalité » 242. L’exemple de la captive d’Achille, Briséis « à la belle chevelure » (εὔκομος), qu’Agamemnon décide de s’oc-troyer au début de l’Iliade, souligne ainsi combien la femme peut constituer un objet précieux, la valeur de la beauté prenant alors tout son sens. Il est en revanche plus délicat de comprendre la place prépondérante de la chevelure dans l’évocation de la beauté féminine.

Si certains textes associent chevelure, séduction et sexualité, à l’image de la scène de toilette iliadique ou bien encore d’un fragment d’Archiloque qui dépeint le désir d’un vieillard au contact de courtisanes « chevelure et seins inondés de parfums » 243, ce sont peut-être des documents iconographiques mettant en scène une autre déesse, Aphrodite, qui indiquent le mieux l’imaginaire, les représentations liant chevelure et domaine sexuel244. Dans une analyse centrée sur des intailles « magiques » 245 mettant en scène Cypris, Gaëlle Ficheux propose une interprétation éclairante non seulement sur la signification de la gestuelle attachée à la chevelure de la déesse, mais également, de manière plus générale, sur la valeur de la chevelure féminine.

Ce qui frappe, en tout premier lieu, dans ces figurations de la divinité, qui apparaît nue, tenant dans chacune de ses mains une tresse ou une mèche de cheveux, c’est le caractère éro-tique de sa posture : la position faciale de son corps offert aux regards possède d’emblée une

239. Les deux derniers termes seront analysés dans le chapitre 6. 240. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 392.

241. Les femmes du peuple sont, quant à elles, très peu évoquées, en dehors du groupe des servantes, qui de-meurent anonymes, de l’intendante et de la nourrice, qui occupent une place plus conséquente.

242. J.-P. Vernant, Mythe et Société en Grèce ancienne, dans Œuvres. Religions, Rationalités, Politique, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 660. Sur la question de l’agalma : L. Gernet, op. cit., p. 127-179.

243. Voir infra, p. 406.

244. Les travaux menés principalement par la psychanalyse et l’ethnologie depuis une cinquantaine d’années ont permis de montrer la dimension sexuelle de la chevelure dans l’inconscient collectif comme nous l’avons souligné dans notre introduction générale : voir supra, p. 11-13.

245. Le terme doit être employé avec prudence concernant l’antiquité grecque : M. Carastro, La Cité des mages : penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble, Jérôme Millon, 2006 ; M. Carastro, « La fabrique de la notion moderne de magie : pratiques du comparatisme chez Frazer, Hubert et Mauss » , Revista de Hist’oria, edição especial, 2010, p. 231-248, en part. p. 235sq.

dimension sexuelle246. Le symbolisme de la chevelure tel que l’a observé la psychanalyse et les conclusions de certains travaux historiques portant sur les figures d’Hathor et d’Aphrodite247, permettent de voir dans les gestes de la déesse sur ces intailles une invitation à « l’union char-nelle » , provoquée par « l’exaltation impudique du sexe féminin » 248. D’autres documents iconographiques mettent en scène une variante de son attitude. La représentation n’est plus centrée sur les deux mèches séparées et tenues, mais sur la séparation elle-même, de chaque côté d’une raie centrale partageant la chevelure qu’elle maintient écartée de ses deux mains : la posture suggère alors une « projection visible » de l’ouverte des cuisses destinée à « offrir son sexe à la libre contemplation » 249.

L’étude des textes magiques préconisant les figurations d’Aphrodite sur les intailles révèle, par ailleurs, la récurrence de l’image du lien à travers l’usage du verbe ἀναδέω, image également attestée par l’iconographie : des figurations montrent ainsi Aphrodite, tenant dans une main « le lien avec lequel elle enchaîne Arès » , tandis que son autre main serre une mèche de cheveux250. Les prescriptions magiques indiquent que ce lien relève de l’entrave sexuelle, imposée à l’être aimé, entrave destinée à briser les anciennes amours afin de rendre exclusive l’union nouvelle. Le verbe ἀναδέω et ses dérivés renvoient ainsi à l’attache entourant la che-velure d’une jeune épousée, comme en témoigne l’évocation d’Andromaque qui, en proie à la douleur face au corps de son époux Hector, retire son diadème, sa coiffe, son bandeau (ἀνα-δεσμήν) et son voile251, ornements qui lui ont été offerts par Aphrodite le jour de ces noces. Entre image érotique et joug amoureux, la chevelure occupe donc une place essentielle dans l’image et les œuvres de Cypris.

Cette étude éclaire notre recherche. En effet, rien ne peut laisser penser que, dans la Grèce antique, ce symbolisme sexuel concerne uniquement la chevelure d’Aphrodite. Le frag-ment d’Archiloque montre en effet que, dans le monde des mortels comme dans celui des

246. Sur l’influence orientale dans ce type de figurations de Cypris, voir C. Bonnet et V. Pirenne-Delforge, « "Cet obscur objet du désir". La nudité féminine entre Orient et Grèce » , MEFRA, t. 116, 2004, p. 827-870, en part. p. 850-851. Sur les intailles d’Aphrodite, voir A. Mastrocinque, Les intailles magiques du département des Monnaies, Médailles et Antiques, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, Paris, 2014, p. 125-130.

247. Des recherches ont ainsi montré que la coiffure d’Hathor, par sa forme, représentait la matrice, et qu’il existait des liens entre Hathor et Aphrodite dans la glyptique magique gréco-égyptienne : G. Ficheux, « La chevelure d’Aphrodite et la magie amoureuse » , dans L. Bodiou, D. Frère, et V. Mehl (dir.), op. cit., p. 188-189.

248. G. Ficheux, art. cit., p. 189. 249. Ibid.

250. Ibid., p. 190 et 191. Sur la notion de lien dans le monde grec, voir M. Carastro, « Fabriquer du lien en Grèce ancienne : serments, sacrifices, ligatures » , Mètis, N. S. 10, 2012, p. 78-107, en part. p. 92-93 ; M. Carastro, « Les liens de l’écriture. Katadesmoi et instances de l’enchaînement" » , dans M. Cartry, J.-L. Durand et R. Piettre (éds.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout, Brepols, 2009, p. 263-292, en part. 263-267.