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Du poil au crâne de Thersite : λάχνη

C. Le poil et le sauvage : sous le signe d’Aphrodite

Le domaine auquel préside Aphrodite est longtemps resté circonscrit à l’amour, au dé-sir ou encore à la beauté : pourtant, aussi déroutant que cela puisse paraître dans la mesure où cela va à l’encontre des idées communes105, cette figure divine possède de multiples facettes qui débordent largement ce seul cadre. Incarnant parfois, nous le verrons, une puissance de

100. Voir supra, p. p. 33-35 et 38-39.

101. J. M. Aitchison, « Homeric ἄνθος » , Glotta, 41, 1963, p. 271-278.

102. Aristote, Météorologiques, IV, IX, 387 b 4-5 : ταὺτα τρίχες καὶ φύλλα καὶ οἰωνῶν πτερὰ πυκνὰ καὶ λεπίδες γίγνονται ἐπὶ στιβαροῖσι μέλεσσιν.

103. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 27-28.

104. Alcméon de Crotone (VIe-Vesiècle avant notre ère), Fragments, fr. 24, A, 15 : le terme employé pour la crois-sance pileuse est alors τριχῶσις.

105. G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Kernos, Supplément 18, Université de Liège, 2007, p. 175.

destruction qui sous-tend par exemple le μένος, ardeur, force virile, fureur animant les guer-riers106, son champ d’action s’étend également à l’accompagnement des jeunes gens dans le parcours qui les mène à la maturité sexuelle, et notamment à la virilité107. Or, l’atteinte de la maturité masculine se manifeste tout particulièrement, nous l’avons vu avec certaines des occurrences du substantif λάχνη, par l’apparition de la première barbe, une apparition qui prend régulièrement la forme d’une métaphore florale. Ce type d’images relève de la sphère d’Aphrodite, elle qui, dans l’un des Hymnes qui lui sont consacrés108, arbore une « fleur dé-sirable » (ἱμερτὸν ἄνθος) en signe de son pouvoir. Comment comprendre l’usage d’une telle métaphore pour évoquer la pilosité faciale masculine et quelle place la notion de sauvage y occupe-t-elle ?

1. Pilosité et puissance vitale

Comme le suggèrent son théonyme et les modalités de sa naissance telles qu’elles sont évoquées dans la Théogonie d’Hésiode109, pour les Grecs, Aphrodite est la déesse qui « recèle ἀφρός, l’ "écume" (...) qui l’a formée et nourrie » : née de la rencontre entre le flot marin et le sperme d’Ouranos, dieu auquel Hésiode attribue un qualificatif évoquant sa force génératrice, θαλερός(florissant), fruit du bouillonnement de son désir, la déesse est ainsi directement, « gé-nétiquement liée à la semence virile et à la puissance génésique qu’elle recèle » 110. La dunamis qui caractérise le corps même d’Aphrodite dit le lien consubstantiel qui l’unit à l’écume sémi-nale : de fait, une herbe nouvelle apparaît (ποίη ἀέξετο) au simple contact de ses pieds lorsque, sortant de la mer, elle foule le sol de l’île de Chypre111. Elle entretient ainsi un lien étroit avec les fluides vitaux - sève, sperme - et leur agitation112, à l’œuvre dans le développement phy-siologique : il n’est donc pas étonnant qu’elle préside à toutes les formes de floraison, végétale et humaine113. C’est dans un tel cadre que prend place la métaphore florale caractérisant la pilosité des jeunes hommes.

106. G. Pironti, op. cit., p. 169. 107. Ibid., p. 153-154.

108. Hymnes Homériques, X, 3. 109. Hésiode, Théogonie, 183-193. 110. G. Pironti, op. cit., p. 155 et 176. 111. Hésiode, Théogonie, 193-195.

112. G. Pironti, op. cit., p. 158-159 : l’auteur souligne le caractère récurrent des images d’agitation des fluides, entre « mer bouillonnante qui reçoit les μήδεα » , λευκὸς ἀφρός qui tourbillonne et semence écumante.

La puissance vitale qui préside à la floraison de certains végétaux est en fait du même ordre que le flux de la pubescence des jeunes hommes, ce que la Grèce antique nomme l’« an-thos hèbès » 114, « la fleur, la pousse de la jeunesse, de la puberté » , expression attestée dès les poèmes homériques où elle renvoie à la vigueur du jeune Enée au combat : pour l’aède, le héros possède « la fleur de la jeunesse, ce qui est la force la plus grande » 115. C’est donc au plein épanouissement de leur force vitale, partant à la maturation physique qui les conduit à l’âge d’homme sous le signe d’Aphrodite, que renvoie l’image du « poil florissant » des Géants Otos et Éphialte (εὑανθέι λάχνῃ), ou bien encore celle de la première barbe du fils de Tantale, Pélops, lorsqu’il touche à la fleur de l’âge (εὐάνθεμον φυάν).

L’évocation par Callimaque de la poitrine velue d’Héraclès est du même ordre d’idée même si la métaphore est absente : comme toute figure héroïque, Héraclès se distingue par son ardeur virile, inhérente à la jeunesse, une ardeur qu’exprime sa poitrine velue (λάχνην στήθεος)116; de la même manière, nous l’avons vu, Empédocle lie pilosité (καὶ ἀνδρωδέστε-ροι ἄνδρες καὶ λαχνήεντες μᾶλλον) et vigueur masculine. La couleur incertaine, instable de la pilosité (λαχνοῦται, χροιῆς ἄνθος ἀμειβομένης) suggérée par le fragment de Solon s’explique également par la relation qui s’établit entre Aphrodite et l’agitation des liquides, dont le chro-matisme est changeant : le poète lyrique Alcman nomme ἄνθος la crête d’une vague, Euripide emploie le verbe ἐξανθέω pour évoquer la mer devenant rouge, tandis que Plutarque adopte ἀπανθέωpour l’écume blanche de la neige117. La teinte inconstante du premier duvet mascu-lin fait écho de la même façon au bouillonnement des fluides corporels qui caractérise leur jeunesse.

2. Aphrodite et le sauvage

Ainsi, alors que la notion n’existe pas, les Grecs ont lié, avec raison, « le bouillonne-ment de l’anthos hèbès, ce que nous comprenons comme l’influence des mécanismes hormo-naux, avec cette part de la pilosité qui (. . .) appartient aux caractères sexuels secondaires » 118.

114. P. Brulé, « Promenade en pays pileux hellénique : de la physiologie à la physiognomonie » , dans V. Dasen et J. Wilgaux, op. cit., p. 141.

115. Homère, Iliade, XIII, 484 : [. . . ] ἔχει ἥβης ἄνθος, ὅ τε κράτος ἐστὶ μέγιστον.

116. Sur le lien entre ardeur et jeunesse : V. Mehl, « Corps iliadiques, corps héroïques » , dans V. Dasen et J. Wilgaux, op. cit., p. 32-33.

117. G. Pironti, op. cit., p. 183. Alcman, fr. 26 Page ; Euripide, Iphigénie en Tauride, 300 ; Plutarque, Propos de table, VI, 7.

118. P. Brulé, « Promenade en pays pileux hellénique : de la physiologie à la physiognomonie » , dans V. Dasen et J. Wilgaux, op. cit., p. 141.

Or, les Grecs ont senti ce que l’agitation et la vigueur de la jeunesse pouvaient receler de sauvage. Dans leur imaginaire, le bouillonnement qui sous-tend l’entrée des garçons dans la fleur de l’âge, partant l’apparition de leurs poils faciaux, est débordement de sève : reflet de l’effervescence violente qui anime les corps, la pilosité naissante des jeunes hommes s’inscrit dans l’élan vital, exubérant et foisonnant, dans la luxuriance désordonnée et incontrôlable, qui concernent régulièrement le monde sauvage. Un tel « débordement de vitalité » 119 peut se révéler dangereux pour la cité. Parce qu’elle renvoie à la puissance de la floraison végé-tale, la référence à la fleur appliquée à la pousse de la pilosité virile implique des processus naturels, physiologiques, qui échappent en effet à la maîtrise de l’homme, la nature s’avérant agrios « quand elle n’est pas contrôlable » par lui120.

Face au caractère sauvage et menaçant de cette époque de la vie, la période de l’éphé-bie a pour finalité de mener les garçons au menton florissant de leur jeune âge à la maturité en canalisant, en socialisant, ces « forces incontrôlées de l’adolescence » 121. Le même type de problématique s’exprime pour les jeunes filles : ce sont alors chevelure et mariage qui per-mettent de dire ces étapes. Leurs cheveux en liberté, dénoués lorsqu’elles sont jeunes, disent qu’elles ne sont pas encore soumises à l’union maritale, tandis qu’après le mariage, leur che-velure sera savamment coiffée et voilée ; véritable joug122 destiné à maîtriser la vigueur de la vierge qui apparaît comme « un animal indompté » (παρθένος ἀδμής123), comme une pou-liche en liberté124, domestication ritualisée, culturellement organisée, l’union maritale tend à la soumission au pouvoir des mâles.

Dans l’hymen comme dans l’éphébie apparaît la figure d’Aphrodite. Cypris, qui pré-side donc à la floraison végétale ainsi qu’à celle des jeunes corps empreints d’un bouillon-nement sauvage, est aussi celle qui veille au domptage de cette puissance vitale exubérante et dangereuse. Elle occupe ainsi une place importante dans la période du mariage (gamos) : veillant à ce que les jeunes gens accomplissent leur parcours vers la maturité, Aphrodite in-carne le joug puissant de l’hymen destiné à dompter désir et vigueur sexuelle, un joug auquel personne ne saurait désobéir, résister car il s’inscrit dans les « grandes lois qui gouvernent

119. G. Pironti, op. cit., p. 183.

120. Ch. Bréchet, « Agriotès et civilisation chez Plutarque » , dans M.-C. Charpentier, Les espaces du sauvage, op. cit., p. 119-139, en part. p. 121.

121. Cl. Calame, Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque I. Morphologie, fonction religieuse et sociale, Roma, Edizioni dell’ Ateneo & Bizzarri, 1977, p. 414.

122. Homère, Iliade, XVIII, 432.

123. Homère, Odyssée, VI, 109 et 228 : il est alors question de Nausicaa. 124. J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, op. cit., p. 46.

l’univers » 125; dans le cas contraire, le déchaînement de la déesse ne tarde pas comme en témoigne le sort réservé à Hippolyte, lui qui refuse le gamos. La déesse suit les jeunes garçons dans leur cheminement vers l’âge adulte et entretient un rapport certain avec la formation des éphèbes : elle participe à faire d’eux à la fois des membres de la communauté politique et, ce qui est indissociable de la fonction civique dans le monde grec, des guerriers126. Reflet de la volonté de maîtrise du sauvage qui caractérise la jeunesse, la contrainte de l’union maritale constitue ainsi un véritable « passage à la civilisation » 127, tout comme les rites de l’éphébie visent à une intégration pleine et entière.

De la végétation florissante du sol, image de la vigueur vitale, à la pilosité de certains animaux considérés comme ἄγριοι, à l’instar du sanglier et du lion, ou bien encore à celle de fi-gures monstrueuses telles que les Centaures ou Typhon, en passant par la barbe luxuriante des jeunes hommes, les connotations qui entourent les occurrences du substantif λάχνη touchent donc au domaine du sauvage de multiples manières. Dans le monde humain, les emplois dé-peignent donc les garçons au moment où leurs premiers poils, fleur de leur virilité, expriment à la fois leur jeunesse empreinte de vigueur bouillonnante et l’ensauvagement que cette vi-gueur fait planer sur la cité, l’effervescence qui agite leur corps devant être domestiquée.

II. Le cas de Thersite : une chevelure très particulière

On l’aura compris, les occurrences du terme λάχνη s’avèrent à première vue très éloi-gnés de l’usage qui en est fait pour Thersite. En tenant compte du champ sémantique qui vient d’être étudié et de la place qu’y occupe la notion de sauvage, comment expliquer le recours à ce substantif pour décrire dans l’Iliade le crâne de cette figure, seule occurrence touchant au domaine capillaire ? Certains des traits qui la caractérisent en justifient-ils l’emploi ? Quelles connotations cet usage impliquait-il et quelles représentations pouvait-il faire naître pour l’au-ditoire homérique ? Pour tenter de saisir les enjeux qui se tissent autour du personnage de Thersite et d’en mesurer les singularités, il est nécessaire de le replacer dans l’univers qui est le sien : le monde épique, dans l’entourage des figures guerrières et héroïques.

125. Sur le rôle d’Aphrodite dans le mariage, voir G. Pironti, op. cit., p. 126-135. L’auteur rappelle notamment que la déesse est honorée à Athènes en tant que divinité du gamos.

126. G. Pironti, op. cit., p. 195-196 et 203.