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Les dérivés de πλέκω : peindre le féminin

B. Boucles, tresses, mèches, guirlandes ou couronnes ?

2. Éclairer le sens par le contexte d’emploi

Deux composés de πλόκαμος évoqués en introduction se tiennent en marge des usages traditionnels. Exceptions notables, ils ne concernent pas la sphère féminine : l’un permet la description d’un élément naturel et revêt une valeur métaphorique, l’autre constitue une ap-plication au monde animal. Leur singularité même offre un éclairage précieux car elle dessine une image plus précise de ce que désigne le substantif πλόκαμος. La première occurrence fait intervenir le composé εὐπλόκαμος et figure dans un fragment du poète lyrique Archiloque (VIIesiècle avant notre ère). Seul emploi de ce type à notre connaissance, le mot évoque alors la surface de la mer :

πολλὰ δ’ ἐυπλοκάμου πολιῆς ἁλὸς ἐν πελάγεσσι θεσσάμενοι γλυκερὸν νόστον

« souvent, sur les flots de la mer blanche au moutonnement harmonieux, implorant un doux retour . . . »59

Appliquée à l’étendue marine en association avec l’adjectif πολιός, l’épithète εὐπλόκαμος par-ticipe à en décrire la surface : ce que donne à voir la formule ἐυπλοκάμου πολιῆς ἁλὸς, c’est la mousse blanche qui se forme sur les flots, l’écume, dont l’aspect est moutonnant. Le qua-lificatif εὐπλόκαμος renvoie donc à la texture annelée, bouclée, ou peut-être ondulante, de cette matière, le préfixe ἐυ- soulignant sans doute son caractère élégant, harmonieux60.

La deuxième occurrence figure dans l’Électre d’Euripide et offre, lorsqu’on la rapproche du fragment d’Archiloque, une communauté d’image. Chez le dramaturge en effet, l’épithète καλλιπλόκαμοςdécrit la toison d’un mouton, ἄρνα καλλιπλόκαμον61: les poils de cet animal for-mant des boucles laineuses, l’expression désigne donc « un agneau aux belles boucles » . Cet emploi fait écho à un passage des Bacchantes cité précédemment62où la tournure λευκοτρίχων πλοκάμων μαλλοῖςdésigne de la même manière les poils blancs et bouclés qui caractérisent des touffes de laine coupées sur une brebis. Écume de la mer d’une part, laine bouclée du mou-ton d’autre part : toison et flots marins partagent un même aspect. Dans la langue française, le mot « moutonnement » employé pour dépeindre la surface mousseuse de l’onde exprime d’ailleurs le lien entre les deux domaines. Ces occurrences suggèrent que le terme πλόκαμος

59. Archiloque, Fragments, 2. 60. Voir infra, p. 183. 61. Euripide, Électre, 705.

renvoie à quelque chose d’incurvé, d’annelé, plutôt qu’à un entrelacement. L’application du mot à la chevelure d’Héra, dans la scène de toilette au chant XIV de l’Iliade, semble aller dans le même sens :

Τῷ ῥ’ ἥ γε χρόα καλὸν ἀλειψαμένη ἰδὲ χαίτας πεξαμένη χερσὶ πλοκάμους ἔπλεξε φαεινοὺς καλοὺς ἀμβροσίους ἐκ κράατος ἀθανάτοιο.63

Le substantif χαίτη évoque l’ensemble des cheveux, flottants, non coiffés64, qu’Héra peigne simplement (πεξαμένη) dans un premier temps, tandis que le tour πλοκάμους ἔπλεξε φαεινοὺς décrit ses gestes de coiffage : cette expression est traduite généralement par « elle les tresse en nattes/tresses luisantes » 65, ou bien encore par « elle entrelaça les tresses brillantes » 66. Or, dans cette tournure, c’est le verbe πλέκω qui porte l’idée d’entrelacement67. Le nom πλόκαμος peut tout aussi bien indiquer la nature bouclée de la chevelure, l’aoriste ἔπλεξε donnant alors à voir le passage des boucles aux tresses :

« Après en avoir oint son beau corps et peigné ses cheveux de ses mains, elle tresse ses boucles brillantes, belles et divines, du haut de son front immortel. »

Un sens identique peut également se déduire du contexte entourant la description du rituel des jeunes de Délos. Après avoir coupé leurs cheveux et avant de les déposer sur le tombeau des vierges hyperboréennes, garçons et filles, dans des gestes qui se répondent, les enroulent autour d’un support : autour d’une herbe d’un vert tendre (περὶ χλόην τινὰ) pour les jeunes hommes, autour d’un fuseau pour les jeunes vierges (πλόκαμον ἀποταμόμεναι...περὶ ἄτρακτον εἱλίξασαι)68. Le nom πλόκαμος renvoie sans doute à une mèche bouclée plutôt qu’à une tresse : durant leur jeunesse, avant le mariage, et c’est bien là la situation évoquée par Hérodote (πρὸ γάμου69), les cheveux des filles sont en effet laissés « longs et libres » 70.

Les supports qui reçoivent les cheveux sectionnés appellent quelques remarques : ils semblent représenter chaque groupe dans son identité sexuée. L’herbe (χλόην) pour les

gar-63. Homère, Iliade, XIV, 175-177. 64. Voir infra, chapitre 6.

65. Ce sont là les traductions retenues respectivement par Paul Mazon et Eugène Lasserre : Homère, Iliade, 2007 et Homère, Iliade, 1965.

66. D. Lavergne, op. cit., p. 44. 67. Voir supra, p. 167.

68. Hérodote, Histoire, IV, 34, 5-9. 69. Hérodote, Histoire, IV, 34, 5.

70. P. Brulé, « Des osselets et des tambourins pour Artémis » , dans La Grèce d’à côté. Réel et imaginaire en miroir en Grèce antique, PUR, 2007, p. 71 ; J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 46.

çons évoque l’univers aphroditéen. La métaphore florale associée aux jeunes hommes dans les emplois de λάχνη notamment (plus rarement de θρίξ) exprime leur jeunesse et la force vitale qui les anime : le même type de représentations semble attaché au nom χλόη, qui désigne la « verdure nouvelle » , l’« herbe naissante » d’un vert tendre71. Or, le choix du nom παῖς pour désigner les garçons indique qu’il s’agit probablement de jeunes entre sept et quatorze ans, période d’acquisition de la capacité génésique selon les conceptions hippocratiques (γονῆς ἐκφύσεως)72 : les jeunes garçons semblent ainsi enrouler une mèche de leurs cheveux autour de ce qui incarne leur jeunesse, leur verdeur, partant le bouillonnement physiologique propre à leur âge.

Dans le cas des jeunes Déliennes, c’est l’image du « fuseau » 73ou de la « quenouille » 74 (ἄτρακτος) qui retient l’attention car elle confirme l’existence d’un lien étroit entre la cheve-lure et l’activité, toute féminine, du tissage au métier : la quenouille, outil pour filer la laine, constitue en effet « l’un des attributs de la femme, dès le monde homérique » et participe à la construction de l’image féminine idéale75. Autour du métier, lieu de transmission culturelle, se rassemble « la partie féminine d’une maisonnée, avec les enfants » et s’organise l’essentiel de son activité et de sa vie76 : les jeunes filles enroulent leurs boucles autour d’un élément qui symbolise le féminin. L’image de l’enroulement (ἑλίσσω) des cheveux rapproche garçons et filles.

C’est également aux longues boucles des jeunes filles que renvoie le substantif πλόκα-μοςdans un passage d’Iphigénie en Tauride d’Euripide. Les vers évoquent le chœur composé de jeunes vierges - παρθένος - destinées à l’hymen (γάμων), qui se mêlent à des danses et rivalisent de beauté : leur chevelure est luxuriante (ἁβροπλούτοιο χαίτας)77, les étoffes bigarrées qui les parent flottent (ὀρνυμένα πολυποίκιλα φάρεα) et leurs joues sont voilées par les boucles de leurs cheveux qui ondoient autour d’elles : πλοκάμους περιβαλλομένα γένυσιν ἐσκίαζον78. Le terme πλόκαμοςdésigne là aussi de longs cheveux bouclés, dénoués et libres79.

71. DELG, s. v. χλόη. 72. Voir supra, p. 35.

73. C’est la traduction proposée par le LSJ, s. v. ἄτρακτος : « spindle » . 74. DELG, s. v. ἄτρακτος.

75. F. Frontisi-Ducroux, « Idéaux féminins : le cas de la Grèce ancienne » , Topique, 2003/1, 82, p.111-119, en part. 113-114.

76. Ibid. : l’auteur souligne que l’image idéale de la femme grecque implique « l’amour du travail » (philergia), en l’occurrence du travail de la laine ; les Grecs accordent une importante toute particulière à l’habileté de la fileuse et de la tisseuse plus qu’à l’idée de productivité.

77. Euripide, Iphigénie en Tauride, 1144-1149. 78. Euripide, Iphigénie en Tauride, 1150-1152.

éga-Pour ce qui est des dérivés πλοχμός et πλοκαμίς, flottement également puisque les dic-tionnaires hésitent entre boucle, mèche et tresse80. Que peut nous apprendre leur contexte d’emploi ? L’unique occurrence du nom πλοχμός concerne dans l’Iliade le guerrier troyen meur-trier de Patrocle, Euphorbe, dont la chevelure est souillée par le sang au moment où Ménélas lui inflige une blessure mortelle : πλοχμοί (. . . ) οἳ χρυσῷ τε καὶ ἀργύρῳ ἐσφήκωντο81. David Lavergne estime que l’expression désigne des cheveux « divisés en " tresses enserrées dans l’or et l’argent " » 82.

Dans le cadre guerrier, il est loin d’être évident que le terme πλοχμός désigne des tresses. Les textes indiquent que, dans l’univers homérique, les Achéens portent une « coif-fure longue et flottante » qui rehausse leur beauté et possède un « aspect terrifiant » 83. Qu’en est-il des Troyens comme Euphorbe ? Dans les poèmes homériques, les remarques s’avèrent générales à leur sujet alors que les coiffures des Abantes et des Thraces sont pour leur part décrites de manière précise84. Une occurrence de πλοχμός, débordant certes le cadre chrono-logique de notre recherche, apporte néanmoins une indication utile. Issue des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes85 (IIIesiècle avant notre ère), elle montre le visage d’Apollon enca-dré (παρειάων ἑκάτερθεν) de cheveux d’or : χρύσεοι πλοχμοί. Cette expression est précisée par le qualificatif βοτρυόεντες, « en forme de grappes » 86: la chevelure du dieu semble ainsi dessiner des « boucles d’or en forme de grappes » .

Le nom πλοχμός suggère donc, à l’instar de πλόκαμος, un aspect incurvé ou arrondi ; le mot désigne d’ailleurs parfois, tout comme πλοκαμίς, les tentacules du poulpe ou de la pieuvre87. Euphorbe semble ainsi arborer des cheveux bouclés, tout comme le jeune Hylas dans les Idylles de Théocrite, Hylas dont la chevelure est évoquée par le substantif πλοκαμίς (῞Υλα, τοῦ τὰν πλοκαμῖδα φορεῦντος)88. Il s’avère plus difficile de préciser la signification du terme πλόκος, à l’exception peut-être des occurrences qui touchent à l’ornementation. Si le sens de « tresse » ne trouve pas d’exemples explicites dans le domaine proprement capillaire,

lement le sens de « boucle » : ἔτι πλοκάμοιο περίθριξ (Callimaque, Hécalé, fr. 361 Pfeiffer). Le poète chante les premiers éléments pileux qui « poussent autour de la tête » (περίθριξ), premiers cheveux d’une chevelure bouclée ou premiers poils d’une toison bouclée (πλοκάμοιο). Le composé περίθριξ renvoie à la pousse initiale de la pilosité ou de la chevelure, avant sa première coupe (LSJ, s.v περίθριξ).

80. Voir supra, p. 164-165 et 167. 81. Homère, Iliade, XVII, 51-52. 82. D. Lavergne, op. cit., p. 45.

83. J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, op. cit., p. 45.

84. Sur les coiffures de ces différents groupes de guerriers, voir infra, chapitre 7. 85. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 677.

86. DELG, s. v. βότρυς.

87. LSJ, s. v. πλοκαμ-/πλοχμός. Voir Anthologie Palatine, 9, 10. 88. Théocrite, Idylles, 13, 7.

le substantif et ses composés évoquent en revanche régulièrement des éléments de parure dont l’aspect, les constituants renvoient au tressage et supposent la maîtrise d’une technè. C’est du moins l’image que dessine le qualificatif στεφανήπλοκος (οἱ στεφανήπλοκοι) figurant dans un fragment d’Aristote et dans l’Histoire des plantes de Théophraste89. Le préfixe στεφανη- dé-signe une « couronne » 90tandis que πλόκος indique l’entrelacement : le mot est ainsi traduit généralement par « qui tresse des couronnes » .

De même pour le composé χρυσεόπλοκος que l’on relève dans un passage des Dithy-rambes de Bacchylide : il est alors question de parure féminine. Le poète recourt au substantif χαίτηpour désigner les cheveux des Néréides (ἀμφὶ χαίταις), autour desquels tournoient des bandelettes (δίνηντο ταινίαι) qualifiées de χρυσεόπλοκοι. Si l’expression χρύσεοι πλοχμοί appli-quée à Apollon donne à voir ses boucles d’or, dans le cas des Néréides, l’adjectif χρυσεόπλο-κοςindique la nature, l’aspect des bandelettes qui ornent leur chevelure : cette parure semble consister en des rubans entrelacés de guirlandes dorées ou peut-être de fils d’or91, des bande-lettes tressées d’or92. Parure féminine également dans la Médée d’Euripide : le substantif πλόκος s’applique à la parure dont Cypris ceint sa chevelure (χαίτη). La déesse arbore une couronne entrelacée de roses : αἰεὶ δ’ ἐπιβαλλομέναν χαίταισιν εὐώδη ῥοδέων πλόκον ἀνθέων, « ceignant ses cheveux flottants d’une couronne parfumée de fleurs de roses » 93.

Le mot peut évoquer également la parure qu’arborent certaines figures masculines, qu’il s’agisse de héros, d’athlètes ou de personnages royaux. Pindare y recourt ainsi pour dé-signer les couronnes de céleri (πλόκοι σελίνων94) offertes à Xénophon de Corinthe, vainqueur à deux reprises lors des Jeux Isthmiques, à la course du stade et au pentathlon95. Dans un dithyrambe de Bacchylide, le substantif πλόκος désigne la parure qu’Amphitrite dépose sur la chevelure de Thésée : le passage distingue alors clairement les cheveux bouclés du héros -κόμαισί τ’ (...) οὔλαις- de la « couronne irréprochable » qui les ceint - ἀμεμφέα πλόκον96. Chez

89. Aristote, Fragments divers, 6, 33, 228, 4 Rose ; Théophraste, Histoire des plantes, VI, 8, 1. 90. DELG, s. v. στέφω.

91. LSJ, s. v. χρυσεόπλοκος : « inwoven with gold » .

92. Bacchylide, Dithyrambes, III, 105-107 : ἀμφὶ χαίταις δὲ χρυσεόπλοκοι δίνηντο ταινίαι, « autour de leurs cheveux tournoyaient des bandelettes tressées d’or » .

93. Euripide, Médée, 840-841.

94. Le sens du nom σέλινον ne fait pas l’unanimité : si Anatole Bailly propose de le traduire par « ache » ou « persil » , le DELG et le LSJ optent, de leur côté, pour « céleri » : s. v. σέλινον. Le mot ache, ambigu, renvoie en fait à une plante de la famille des Apiacées, principalement classées avec les céleris dans le genre des plantes herbacées Apium ; le céleri est ainsi nommé aussi « ache des marais, persil des marais » . Nous retiendrons donc par commodité la signification proposée par les deux derniers dictionnaires.

95. Pindare, Olympiques, 13, 32-34 : « par deux fois, des couronnes de céleri l’ont ceint lorsqu’il parut aux Jeux Isthmiques » , δύο δ’ αὐτὸν ἔρεψαν/πλόκοι σελίνων ἐν ᾿Ισθμίαδεσσιν/φανέντα·

96. Bacchylide, Dithyrambes, III, 113-116 : κόμαισί τ’ ἐπέθηκεν οὔλαις ἀμεμφέα πλόκον, τόν ποτέ οἱ ἐν γάμῳ δῶκε δόλιος ᾿Αφροδίτα . . ., « sur ses cheveux bouclés, elle (Amphitrite) posa la couronne irréprochable que, jadis, lors

Euripide, le terme s’applique enfin aux couronnes (πλόκους) qu’Égisthe, roi usurpateur de My-cènes après l’assassinat d’Agamemnon, tresse avec « des branches de myrte délicat » (τερείνης μυρσίνης) pour en ceindre sa tête97.

L’application imagée de certains termes à des éléments naturels ou leur emploi pour décrire l’aspect d’animaux, permettent ainsi d’approcher de manière relativement précise la réalité à laquelle renvoient les dérivés de πλέκω qui concernent la chevelure. Les noms πλό-καμος/πλοκαμίςet πλοχμός ont en commun d’évoquer une forme annelée, arrondie, bouclée, l’idée d’entrelacement qui apparaît parfois naissant alors de l’ajout d’un autre mot qui im-plique cette action ; seul le substantif πλόκος renvoie clairement au tressage quand il désigne certaines parures de tête (couronne, bandelette). Lorsque ce terme donne à voir des éléments d’ornementation auréolant les Néréides, Cypris, ou bien encore athlètes, héros et roi, la parure qu’il désigne participe de leur beauté et de leur prestige : or, il n’est pas rare que la chevelure bouclée revête une valeur similaire à l’ornement qu’elle reçoit en certaines occasions.