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Des animaux et des hommes : θρίξ

C. Θρίξ et la notion d’identité

2. L’identité et le barbare : expression de la différence

Dans la Grèce ancienne, l’identité de référence, « the standard human type, the free-male » 720, autour duquel la société s’organise et se structure, est celle de l’homme, plus préci-sément du citoyen adulte, défini par deux fonctions essentielles, la guerre et la politique. Dans ce contexte, c’est donc la chevelure de l’homme adulte qui a servi de référence. Lorsque l’on s’écarte de cette norme centrale, plusieurs groupes se dessinent, formant autant de figures différenciées dont les traits, le traitement qu’elles reçoivent, se construisent en contraste, en opposition rapport à cette norme. L’une de ces figures périphériques incarne une forme d’al-térité des plus radicales : il s’agit de l’étranger, que les Grecs désignaient par le terme ξένος (ou μέτοικος, « métèque » à Athènes). Ce ξένος apparaissait « civilisé dès lors qu’il parlait

718. Ses propos reprennent en effet la tournure αἷμα ταὐτόν employée par le vieillard, seul le cas diffère ; elle recourt également à l’adjectif ὅμοιος sous la forme composée ὁμοπτέρους.

719. Homère, Odyssée, XIX, 386sq.

720. M. M. Sassi, Scienza dell’uomo nella Grecia antica, Torino, 1988, trad. angl. G. Lloyd, The Science of Man in Ancient Greece, The University Of Chicago Press, 2001, p. XII.

grec » 721; dans le cas contraire, il était alors qualifié de « barbare » , βάρβαρος. C’est cette deuxième catégorie que les emplois de θρίξ conduisent à aborder.

Hérité de l’Indo-européen, le qualificatif βάρβαρος constitue une sorte d’onomatopée censée « imiter » ce que les Grecs « entendaient des langues étrangères » 722et désigne celui qui ne parle pas distinctement, celui qui bredouille. Le terme renvoie ainsi à l’étranger en tant qu’il parle une langue étrange et comme balbutiante que l’on ne comprend pas, puis plus pré-cisément « tout étranger qui ne sait pas parler le grec ou le parle mal » 723. De proche en proche, le mot finit par évoquer ce qui manque de civilisation, « l’état d’un peuple moins ou non civi-lisé » , qui tend vers l’absence de lois, la violence, la haine724. Le barbare est ainsi ressenti le plus souvent comme une figure insolite dont les traits se définissent par rapport à l’homme grec. Sans doute en raison des présupposés de sauvagerie que véhicule le mot βάρβαρος, les connotations qui lui sont attachées s’avèrent nettement dépréciatives à partir de l’émergence de la puissance perse, qui incarne l’adversaire « générique » de la civilisation grecque725. Néanmoins il n’en va pas toujours ainsi : l’étrangeté inhérente à la figure du non-Grec n’est pas systématiquement une étrangeté qui dévalorise. Le seul emploi homérique, non du terme βάρβαροςmais de l’adjectif composé βάρβαρόφωνος, « parlant une langue étrangère » 726, ne re-cèle ainsi aucune trace de jugement négatif : dans le catalogue des peuples alliés des Troyens, l’aède évoque Nastès et explique qu’il « commandait les Cariens aux accents barbares, qui tenaient Milet » 727. L’emploi est alors neutre.

Dans cette peinture de la barbarité, dont l’occurrence iliadique souligne la dimension linguistique, le non-Grec peut aussi être reconnu grâce à d’autres signes que son parler ou son accent : certaines évocations capillaires marquent en effet l’appartenance à des peuples étran-gers, notamment dans les écrits d’Hérodote. Son Histoire, qui mêle géographie, ethnographie

721. J. Bernat, « "Je est barbare", et notre inconsolable besoin de barbarie » , dans J. Schillinger et P. Alexandre (éd.), Le Barbare. Images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne, Peter Lang Editions, Berne, 2008, p. 13-24, en part. p. 14.

722. Ibid.

723. DELG, s. v. βάρβαρος ; R. Hodot, P. Jouin, « Barbares, barbarismes et barbarie dans le monde gréco-romain » , dans J. Schillinger et P. Alexandre (éd.), Le Barbare. Images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne, Peter Lang Editions, Berne, 2008, p. 25-45, en part. p. 25.

724. J. Bernat, art. cit., p. 14 et 18.

725. Sur le barbare et le sauvage, voir supra, p. 39-44. Voir également J. Schillinger et P. Alexandre (éd.), op. cit., introduction p. 1-2 ; J. Bernat, art. cit., p. 15 et 18-19. Sur la figure de l’ennemi, en particulier les Perses : K. Mansour, « Hérodote, le Grec et les langues étrangères » , dans M.-F. Marein, P. Voisin et J. Gallego (éd.), Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, Actes du Colloque International "Antiquité méditerranée : à la rencontre de l’autre. Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques" (12, 13 et 14 mars 2009), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 439-449, en part. p. 439.

726. LSJ, s. v. βάρβαρόφωνος : « speaking a foreign tongue » .

et récits historiques, témoigne en effet d’une recherche permanente, fascinée, des traits com-posant d’une part l’identité grecque et d’autre part l’altérité. Les Barbares occupent de fait une place importante dans son œuvre et il n’en méconnaît aucune des caractéristiques : véritables objets d’étude, leurs pratiques sont observées à la fois sur le plan social, religieux, militaire, moral, vestimentaire ou bien encore physique, et décrites dans toute leur richesse et leur di-versité, sans aucun parti pris728. Le regard d’Hérodote sur l’altérité semble en fait conférer au concept de « barbare » une dimension positive729.

Attribut corporel directement accessible au regard, au même titre que des vêtements, l’apparence capillaire figure donc naturellement en bonne place parmi les indices d’identifica-tion du barbare. Ainsi les Maces (Μάκαι), peuple de Lybie, sont-ils caractérisés notamment par leurs cheveux tondus pour former une touffe (λόφους κείρονται), qu’ils obtiennent en laissant croître le milieu de la chevelure (τὸ μὲν μέσον τῶν τριχῶν ἀνιέντες αὔξεσθαι) tandis que, de part et d’autre, ils se rasent jusqu’à la peau (τὰ δὲ ἔνθεν καὶ ἔνθεν κείροντες ἐν χροΐ)730. Ailleurs, l’auteur estime que rien ne différencie les Éthiopiens de Lybie des Éthiopiens orientaux, à l’ex-ception du langage et de la chevelure (φωνὴν δὲ καὶ τρίχωμα μοῦνον) ; les Éthiopiens orientaux ont les cheveux ἰθύτριχες, « droits, raides, lisses » , tandis que les Lybiens ont la chevelure la plus crépue parmi tous les hommes : οὐλότατον τρίχωμα ... πάντῶν ἀνθρώπων731.

L’exemple des Éthiopiens permet toutefois de mesurer que la chevelure seule ne consti-tue pas un indice identificatoire suffisant pour reconnaître une ethnie : ainsi la peau brune et les cheveux crépus des Colchidiens (οἱ Κόλχοι ... μελάγχροές εἰσι καὶ οὐλότριχες) sont des carac-téristiques physiques partagées par d’autres peuples732. Par ailleurs, certains termes ne sont pas exempts d’ambiguïté. L’adjectif employé pour décrire l’apparence capillaire des Éthio-piens orientaux, οὖλος (superlatif οὐλότατος), tout comme ceux permettant de dépeindre les Colchidiens (μελάγχροές/οὐλότριχες) sont parfois interprétés à tort comme des signes de l’ori-gine étrangère d’un individu.

728. J. Boëldieu-Trevet et D. Gondicas, Lire Hérodote, Paris, Bréal, 2005, p. 7, 49-50, 55 et 68 ; J. Alaux, Hérodote. Formes de pensée, figures du récit, PUR, 2013, p. 1-2.

729. K. Mansour, art. cit., p. 447. 730. Hérodote, Histoire, IV, 175, 3-5.

731. Hérodote, Histoire, VII, 70, 3-7. L’expression οἱ δ’ ἐκ τῆς Λιβύης évoque les Éthiopiens de Lybie, tandis que la formule οἱ ἀπὸ ἡλίου Αἰθίοπες renvoie aux Éthiopiens orientaux.

732. Hérodote, Histoire, II, 104, 7-9. La remarque vaut également pour la couleur de la carnation, qui ne suffit pas à une identification : A. Grand-Clément, La fabrique des couleurs, op. cit., p. 255-256.

C’est ainsi l’interprétation retenue parfois733 pour le héraut d’Ulysse, Eurybate, au chant XIX de l’Odyssée : les qualificatifs οὐλοκάρηνος et de μελανόχροος, qui lui sont attribués semblent l’identifier comme un homme de souche africaine « à la tête crépue/frisée » et « à la peau/au teint sombre, brun » 734. Or, ce serait oublier que l’adjectif peut dépeindre plus simplement une « tête bouclée » . De fait, quand Athéna, après avoir transformé Ulysse en vieillard, lui rend son apparence et sa beauté, les mots utilisés sont alors μελαγχροιής, « à la peau noire, brune » , et οὔλας κόμας, que l’on traduit alors simplement par « aux cheveux bou-clés » 735. Eurybate apparaît donc comme compagnon d’Ulysse : « il s’agit bien d’un Grec et non d’un “ Noir ” » 736. L’aède précise d’ailleurs qu’il est d’Ithaque737. Affaire d’aire géogra-phique, de contexte mais aussi peut-être de représentations : la peau brune des deux hommes s’explique sans doute par les connotations attachées à la « noirceur » masculine, signe de virilité et de vigueur renvoyant à l’idéal héroïque738.

C’est qu’en effet, pour les physiologues grecs, l’aspect extérieur de l’individu varie se-lon les lieux, qui diffèrent eux-mêmes en fonction du sol et surtout du climat. Les traités de biologie établissent en fait un lien intrinsèque entre caractéristiques pileuses et degré d’humi-dité ou de sécheresse de l’environnement, qui induisent des variations alimentaires influant sur la nature de la pilosité. Ainsi existe-t-il des cheveux « ethniques » 739, et sans doute est-ce dans ce même cadre que s’inscrivent les nuances de sens du terme οὖλος : si le mot renvoie de manière générique à une pilosité annelée, ondulée, son sens fluctue selon le contexte, la forme arrondie s’avérant plus ou moins douce et ample, ou au contraire dense et serrée en fonction des conditions climatiques et environnementales. Ce constat vaut également pour le poil des animaux, qui peut lui aussi marquer leur appartenance à telle ou telle aire géogra-phique : ainsi reconnaît-on les chevaux des Sigynnes, l’un des peuples de Thrace, à leur corps tout couvert de poils longs de cinq doigts (λασίους ἅπαν τὸ σῶμα καὶ ἐπὶ πέντε δακτύλους τὸ βάθος τῶν τριχῶν)740.

733. F. E. Wallace, Color in Homer and in Ancient Art. Preliminary Studies, Smith College Classical Studies 9, Nor-thampton, 1927, p. 20 ; M. M. Sassi, Scienza dell’ uomo, op. cit., p. 21.

734. Homère, Odyssée, XIX, 246-247. 735. Homère, Odyssée, XVI, 175-176. 736. A. Grand-Clément, op. cit., p. 248. 737. Homère, Iliade, II, 183-184. 738. A. Grand-Clément, op. cit., p. 248.

739. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 125 et 127. Pour l’analyse précise de cet aspect de la pilosité, voir plus globalement les pages 125-129.

740. Hérodote, Histoire, V, 9, 6-8. Sur la place du climat dans les réflexions d’Hérodote, voir F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, [1980] 2001, notamment p. 90-93.

La chevelure « rituelle » peut également constituer un signe d’appartenance ethnique, comme en témoignent certaines pratiques en vigueur en Égypte, contrée qui occupe une place importante dans les réflexions d’Hérodote et que l’auteur décrit comme Autre en toutes choses : autre (ἕτερος) son climat, différent (ἄλλος) le fleuve qui la baigne, inverses (ἔμπαλιν) leurs traditions741. Au chapitre portant sur leurs coutumes, l’auteur rapporte que, lors du dé-cès d’un parent, les Égyptiens ont l’habitude de laisser croître chevelure et barbe (τὰς τρίχας αὔξεσθαι τάς τε ἐν τῇ κεφαλῇ καὶ τῷ γενείῳ), rasés jusque là (τέως ἐξυρωμένοι). Transformant la différence « en inversion » , l’énoncé, qui tend à l’universalité, rappelle combien l’altérité se construit par rapport à l’identité grecque : l’auteur affirme ainsi que cette pratique égyptienne va à l’opposé de ce qui se fait chez tous les autres hommes, en quoi « il faut en fait entendre, d’abord et avant tout, les Grecs » 742, qui, dans le deuil, ont pour coutume de couper leurs cheveux. Autre pratique capillaire propres aux Égyptiens : lorsqu’ils prient le dieu auquel tel animal est consacré, ils rasent (ξυροῦντες) la tête de leurs enfants, entièrement, ou à moitié ou au tiers (ἢ πᾶσαν τὴν κεφαλὴν ἢ τὸ ἥμισυ ἢ τὸ τρίτον μέρος τῆς κεφαλῆς), et pèsent les cheveux dans une balance contre de l’argent (πρὸς ἀργύριον τὰς τρίχας), argent qui revient aux gardiens des animaux, qui achètent ainsi de la nourriture à ces derniers743.

Dans le domaine du sacrifice animal, la pilosité fonctionne de même à plein comme signe d’altérité. Avant la mise à mort d’une bête, un prêtre l’examine à la recherche de cer-tains signes (σημηίων) assurant de sa pureté (καθαρή). Si l’extrême attention portée à la pureté est commune à l’Égypte et à la Grèce744, ce sont les pratiques qu’elle génère qui diffèrent. Singularité de l’Égypte, le prêtre vérifie ainsi que « les poils de la queue sont plantés norma-lement » (τὰς τρίχας τῆς οὐρῆς εἰ κατὰ φύσιν ἔχει πεφυκυίας), l’animal reconnu pur (καθαρός) recevant alors une marque (σημαίνεται)745. Tout animal sur lequel le prêtre trouvait un poil noir (τρίχα ... μίαν ... μέλαιναν) était ainsi déclaré impur et ne pouvait être sacrifié (οὐ καθαρὸν εἶναι νομίζει)746.

741. Hérodote, Histoire, II, 35.

742. F. Hartog, op. cit., p. 332. Voir également K. Mansour, art. cit., p. 444. 743. Hérodote, Histoire, II, 65, 13-15.

744. Sur l’importance de la pureté en Grèce ancienne, voir W. Burkert, La religion grecque, op. cit., p. 112-124. 745. Hérodote, Histoire, II, 38, 6-9.

746. Hérodote, Histoire, II, 38, 1-3. Par ailleurs, le taureau qui reçoit le nom d’Apis présente des signes distinctifs. De couleur noire, il arbore un triangle blanc sur le front, une marque en forme d’aigle sur le dos mais aussi de scarabée sous la langue, et « des poils doubles à la queue » (ἐν δὲ τῇ οὐρῇ τὰς τρίχας διπλάς) : Hérodote, Histoire, III, 28, 10-13.

Si les Égyptiens constituent le peuple auquel Hérodote consacre le développement le plus important, la fascination qu’ils exercent sur l’auteur et plus généralement sur les Grecs s’expliquant assurément par leur ancienneté et leur savoir747, ils ne sont toutefois que l’un des peuples barbares évoqués dans l’Histoire. Au livre III, Hérodote rapporte ainsi certaines croyances des Arabes et les pratiques qui leur sont associées. Le peuple arabe a ainsi pour ha-bitude de se présenter les cheveux coupés en rond (καὶ τῶν τριχῶν ... κείρονται δὲ περιτρόχαλα) et les tempes rasées, en hommage à l’un de leurs dieux assimilé à Dionysos (κατά περ αὐτὸν τὸν Διόνυσον)748.

Autre barbarité enfin rapportée par l’historien, celle des Scythes Royaux et des Ger-rhiens, qui leur obéissent, la terre de Gerrhos se situant « aux limites nord de la Scythie » . Les uns et les autres agissent de la même manière à la mort de leur roi, dont la dépouille est inhumée chez les Gerrhiens, leur pays constituant pour les Scythes une « zone de refuge » 749: ils se coupent un bout d’oreille, se tailladent le bras, se déchirent front et nez, et se rasent les cheveux tout autour de la tête (τρίχας περικείρονται)750. Si l’acte de rasage en lui-même n’est pas étranger à certaines coutumes grecques liées au deuil, ce qui distingue le geste des Gerrhiens et des Scythes Royaux tient au fait qu’il s’inscrit dans un ensemble de mutilations extrêmes qui constituent notamment en terre scythe une pratique liée à l’exercice du pouvoir, mais demeurent ignorées de la cité grecque où l’on ne peut « toucher à l’intégrité corporelle du citoyen » . Pour Hérodote, il s’agit là d’un acte relevant d’un « ailleurs de la cité » 751.

747. F. Hartog, op. cit., notamment p. 57, 166 (note 4) et 75. 748. Hérodote, Histoire, III, 8, 13-15.

749. Sur les Gerrhiens et leur terre, voir F. Hartog, op. cit., p. 58 et 235 ; sur les coutumes scythes qui entourent la mort du Roi, voir p. 237-240

750. Hérodote, Histoire, IV, 71, 10-12. Soulignons que le substantif θρίξ figure aussi dans le récit qu’Hérodote fait de certains événements ou anecdotes. Ainsi, au chapitre portant sur la révolte de l’Ionie, l’historien rapporte comment Histiée, pour transmettre un message à Aristagoras dans le plus grand secret, fait tatouer le message sur le crâne rasé de son plus fidèle esclave, puis attend que les cheveux repoussent (ἀναφῦναι τὰς τρίχας) ; il l’envoie ensuite auprès d’Aristagoras avec pour consigne de raser les cheveux de l’esclave (ξυρώσαντα τὰς τρίχας) et d’en examiner attentivement le crâne : Hérodote, Histoire, V, 35, 12-16. Hérodote relate également, dans un développement consacré aux Alcméonides, la façon dont Alcméon, devant l’or offert par Crésus, décide d’en remplir les plis de sa tunique, la bouche, et de couvrir ses cheveux de poudre d’or (ἐς τὰς τρίχας τῆς κεφαλῆς διαπάσας τοῦ ψήγματος), ce qui fait rire cordialement Crésus : Hérodote, Histoire, VI, 125, 17-20.

Dès les épopées, lorsque le terme θρίξ se trouve appliqué au monde humain, c’est donc le plus souvent pour exprimer dégradation, perte et souffrance inhérentes à la condition des mortels. Les cheveux et, dans une moindre mesure, les poils752, disent l’évolution du corps, son vieillissement, la fin inéluctable qui le guette, ainsi que les mouvements intérieurs qui l’agitent, entre passions, douleurs et peur. Le mot entretient un lien privilégié avec le domaine de la mort, qu’il la donne à voir pour elle-même ou à travers les manifestations funèbres des êtres qui pleurent un disparu. Dans cette peinture des affres de l’existence humaine, le réseau de représentations véhiculées par le mot θρίξ semble imbriquer nature et culture : émo-tions primaires face à certains stimuli, universelles jusque dans leur impact physiologique ; construction culturelle de gestes destinés à manifester aux yeux de la communauté état et processus intérieurs ; construction culturelle également, à travers le jeu de la médiation litté-raire, dans la manière de restituer ces expériences et de les mettre en scène.

C’est sans nul doute ce rapport au corps, à l’expression de l’état, de l’intériorité d’un individu, sensible dès l’époque archaïque, qui explique la fréquence du substantif dans les textes biologiques et médicaux. C’est également ce même rapport au corps qui sous-tend l’ap-plication du mot au domaine de l’hérédité, de la parenté et de l’identité. Entre figuration du même et de l’autre, le terme θρίξ contribue à dire d’une part le partage de substances corporelles qui fonde parenté biologique et identité relationnelle au sein de la famille, et d’autre part, par un jeu de miroir, certaines caractéristiques du différent, du non-grec, humain ou animal, in-duites par le milieu dans lequel il évolue, poil et chevelure répondant alors à un véritable « déterminisme biotopique et ethnologique » 753.

752. On relève alors en effet une quinzaine d’occurrences pour la pilosité contre une quarantaine pour la cheve-lure.

À travers cette première partie, nous cherchions à explorer le réseau de connotations attachées aux substantifs λάχνη et θρίξ, ainsi qu’à déterminer l’existence d’éventuelles corres-pondances entre leurs emplois respectifs. Au terme de cette approche lexicale et sémantique, que retenir ? Il est à noter tout d’abord que l’un et l’autre renvoient plus fréquemment à la pilosité qu’à la chevelure : on relève ainsi une centaine d’occurrences pour la première, plus des trois quarts des emplois concernant alors le monde naturel, essentiellement animal, contre une quarantaine seulement pour la seconde. Ce que l’on peut constater également, c’est la ri-chesse et la complexité des évocations, des représentations qui se sont tissées autour de chaque terme. Sauvagerie et monstruosité pour λάχνη, le cas de Thersite constituant une singularité dans ce champ d’emploi754; humanité pour θρίξ, que le mot donne à voir le lien étroit unis-sant hommes et bêtes, la condition des mortels, ou qu’il participe à construire et à dire leur identité, entre parenté et altérité : l’imaginaire associé à chacun se révèle particulier, les points communs entre eux s’avérant très rares. Appliqués à la pilosité, ces deux termes se chargent régulièrement de connotations positives : floraison pileuse des jeunes hommes exprimant leur vigueur virile, poil éclatant d’animaux destinés au sacrifice, ou bien encore beauté et brillance de la robe de certains chevaux.

Il n’en va pas de même lorsque ces substantifs désignent la chevelure, à l’instar de celle de Thersite, qui participe grandement à sa laideur. L’ état de la chevelure, les traitements, par-fois très violents, dont elle est l’objet sont autant de moyens pour dire les affres de la condition de l’homme, dégradation, humiliation, vieillesse ou mort, ainsi que les tourments inhérents à son existence, entre deuil, effroi ou douleur de la passion. Si, dans quelques cas, rares, le sub-stantif θρίξ permet, comme certains de ses composés louant l’élégance et l’éclat de la toison

ou d’un geste d’atteinte. Dans ce tableau, trois figures se distinguent : Thersite, dont la « che-velure » pour le moins étrange semble refléter le caractère unique du personnage dans les épopées homériques ; Nisos, par la valeur profondément symbolique que la chevelure occupe dans son histoire ; Oreste, enfin, lui dont la boucle coupée constitue un véritable sumbolon, dont l’image traverse les œuvres des tragiques en donnant lieu à plusieurs réécritures. Dans cet ensemble d’occurrences, un trait dominant s’affirme : au fil des textes, la chevelure appa-raît peu à peu comme un lieu privilégié du corps par lequel « l’âme signifie ce qu’elle veut signifier » 755, comme un moyen aussi d’exprimer en certains cas la nature et la complexité de l’être.

755. Platon, Cratyle, 400c : διότι αὖ τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή, « c’est par le corps que l’âme signifie ce qu’elle veut signifier » .