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Des animaux et des hommes : θρίξ

A. L’élevage et le rituel

2. Cérémonies rituelles et figures divines

Dès les épopées homériques et chez quelques auteurs ultérieurs, la proximité entre hommes et bêtes s’exprime également à travers le contexte dans lequel figurent ces dernières et les gestes auxquels elles sont associées, tout particulièrement dans le domaine religieux : θρίξintervient de fait fréquemment dans des contextes de cérémonies rituelles et lors de l’évo-cation de certaines figures divines. Dans l’Iliade, le substantif désigne ainsi le poil qu’Aga-memnon coupe tantôt sur la tête de deux agneaux328, tantôt au front d’un verrat329, animaux domestiques destinés au sacrifice. Dans l’Odyssée, ce sont Nestor330 et Eumée331qui accom-plissent le même acte pour une vache et un porc332, avant de jeter les poils sectionnés au feu. Cette pratique s’explique sans doute par les vertus que les Grecs attribuent au poil, suscep-tible de concentrer « les odeurs les plus identitaires » , comme en témoigne la faveur que le laudanum connaît dans l’Antiquité333. Le poil jeté au feu lors des sacrifices d’animaux laisse

325. DELG, s. v. τανύθριξ.

326. Platon, Protagoras, 321a, 5, et 321b.

327. Platon, Protagoras, 321c : τὸν δὲ ἄνθρωπον γυμνόν τε καὶ ἀνυπόδητον καὶ ἄστρωτον καὶ ἄοπλον. 328. Homère, Iliade, III, 273 : [. . . ]ἀρνῶν ἐκ κεφαλέων τάμνε τρίχας.

329. Homère, Iliade, XIX, 254 : [. . . ]κάπρου ἀπὸ τρίχας ἀρξάμενος [. . . ]. 330. Homère, Odyssée, III, 446 : [. . . ]κεφαλῆς τρίχας ἐν πυρὶ βάλλων.

331. Homère, Iliade, XIV, 422 : ἀλλ’ ὅ γ’ ἀπαρχόμενος κεφαλῆς τρίχας ἐν πυρὶ βάλλεν [. . . ] ὑός [. . . ].

332. Dans la plupart des cas, la distinction entre porc et sanglier, qui peuvent tous deux être désignés par le substantif ὗς , tient à l’absence de qualificatif précisant le caractère sauvage de l’animal : « "domestique" est une qualité qui s’exprime par défaut » , elle sert de « référence implicite » . Pour cette question, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir (infra, p. 95), voir Ch. Mauduit, op. cit., p. 34.

333. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 63 et 64-65. Théophraste souligne ce lien entre odeur et identité : Théo-phraste, Des odeurs, XIII, 61.

entendre que ce qui est à l’œuvre réside dans le processus d’exhalaison, chaque bête, espèce, sexe ou âge produisant un « effluve spécifique » 334; or, on le sait, les divinités grecs se « nour-rissent » des fumées émises par la cuisson de l’animal sacrifié. La combustion de quelques poils semble ainsi participer de la communication avec le divin. La coupe des poils sur la tête de certains des animaux immolés fait écho par ailleurs au geste réalisé par les hommes sur leur propre chevelure en certaines circonstances. Après Homère, cet aspect du champ sémantique de θρίξ ne se rencontre plus qu’en une seule occasion, dans l’Électre d’Euripide, pour évoquer la coupe des poils d’un jeune taureau qu’Égisthe est sur le point de tuer, sans que soit précisé cette fois l’endroit du corps où ils sont sectionnés335.

Ce geste disparaît mais le contexte sacrificiel demeure pour deux occurrences relevées chez Aristophane (vers 445-après 388 avant notre ère). Le composé λευκόθριξ figure ainsi dans Les oiseaux, lorsque le diseur d’oracles évoque l’immolation à Pandore d’« un bélier à la toi-son blanche » - λευκότριχα κριόν336; l’adjectif λευκός qui en constitue le préfixe évoque un « blanc lumineux » , éclatant, brillant337 et renvoie peut-être à l’ide de pureté souvent asso-ciée au sacrifice338. Dans Les Acharniens, l’emploi se teinte d’une dimension nouvelle qui tient aux connotations particulières entourant le substantif. Vivant dans une grande misère, le per-sonnage du Mégarien envisage de vendre ses deux filles339 en les faisant passer pour des porcelettes (χοῖρος)340; il les propose ainsi comme bêtes de sacrifice à Dicéopolis341, qui ne se laisse pas abuser par la nature de la « marchandise » 342.

L’association des noms χοῖρος et θρίξ confère à ce dernier une valeur particulière : en effet, si χοῖρος désigne fréquemment le porcelet, ce mot est aussi très usité chez les comiques pour la vulve d’une fillette, par opposition à celle d’une femme adulte343. Or, les vers en-tourant le passage présentent un lexique qui laisse peu de place à l’ambiguïté : le substantif

334. P. Brulé, op. cit., p. 65.

335. Euripide, Électre, 810-814 : ἐκ κανοῦ δ’ ἑλὼν/Αἴγισθος ὀρθὴν σφαγίδα, μοσχείαν τρίχα/τεμὼν ἐφ’ ἁγνὸν πῦρ ἐθηκε δεξιᾷ,/κἄσφαθ’ ἐπ’ ὤμων μόσχον ως ἦραν χεροῖν/δμῶες [. . . ], « Dans une corbeille, Égisthe prend un couteau droit, coupe une touffe de poils du jeune taureau, sur le feu sacré la place de la main droite, frappe le taureau que les serviteurs ont soulevé sur leurs épaules [. . .] » .

336. Aristophane, Les oiseaux, 971 : πρῶτον Πανδώρᾳ θῦσαι λευκότριχα κριόν, « "Que d’abord on immole à Pandore un bélier à la toison blanche" » .

337. DELG, s. v. λευκός.

338. A. Grand-Clément, op. cit., p. 383-386. 339. Aristophane, Acharniens, 731-737. 340. Aristophane, Acharniens, 739-741. 341. Aristophane, Acharniens, 764.

342. Aristophane, Acharniens, 791 : ὁμοματρία γάρ ἐστι κἠκ τωὐτῶ πατρός./ἀλλ’ ἂν παχυνθῇ κἂν ἀναχνοανθῇ τριχί,/κάλλιστος ἔσται χοῖρος ᾿Αφροδίτᾳ θύειν, « Elle (la truie) est née de la même mère et du même père. Qu’elle engraisse, qu’elle se couvre de soies, et ce sera la plus belle truie à sacrifier à Aphrodite » .

343. Ch. Orfanos, Les sauvageons d’Athènes ou la didactique du rire chez Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 85 ; voir également J. Henderson, The Maculate Muse. Obscene Language in Attic Comedy, Oxford, 1991, p. 131-132.

κύσθοςemployé par Dicéopolis pour décrire ce que sera la « fillette-porcelette » quand elle aura grandi renvoie lui aussi au sexe des femmes344, et le nom ἐρέβινθος dont se sert le même personnage à propos de ce que mangent les fillettes désigne parfois le sexe masculin345. La figure d’Aphrodite, à laquelle la « fillette-porcelette » doit être sacrifiée, renforce la dimension érotique du passage. Dans ce contexte chargé de grivoiserie où l’auteur s’amuse en jouant sur des termes équivoques, le substantif θρίξ s’avère ainsi à double entente : il peut désigner aussi bien les soies des porcelettes que les poils qui couvriront un jour le pubis des fillettes, et l’emploi du verbe ἀναχνοιαίνομαι, « se couvrir de duvet, de soies » , participe de l’ambiguïté du passage.

Enfin, quatre composés de θρίξ figurent dans des passages évoquant des figures di-vines. Ainsi, dans sa cinquième Épinicie, composée en l’honneur de la victoire du tyran Hiéron de Syracuse lors des Jeux d’Olympie en 476, Bacchylide (Vesiècle avant notre ère) recourt au qualificatif λεπτόθριξ pour caractériser un aigle (αἰετός). Première application d’un composé de θρίξà un oiseau dans notre corpus, l’adjectif signifie littéralement « au poil/cheveu fin » 346: il renvoie alors à la finesse de son plumage (ἔθειρα), en particulier de ses ailes. L’aigle est ainsi décrit qui

νωμᾶται δ’ ἐν ἀτρύτῳ χάει λεπτότριχα σὺν Ζεφύρου πνοιαῖσιν ἔθειραν ἀρίγνωτος μετ’ ἀνθρώποις ἰδεῖν.

« dans le gouffre interminable, meut habilement, avec les souffles du Zéphyr, son pennage aux fines plumes, reconnaissable, à le voir, parmi les hommes. » 347

Oiseau de proie appartenant à la faune sauvage, l’aigle s’inscrit ici, par sa fonction, dans la culture dans la mesure où il est le « messager de Zeus » , lien entre monde divin et monde humain : Βαθὺν δ’ αἰθέρα ξουθαῖσι τάμνων ὑψοῦ πτερύγεσσι ταχείαις αἰετὸς εὐρυάνακτος ἄγγελος Ζηνὸς ἐρισφαράγου, « Fendant l’éther profond de ses rapides ailes dorées, dans les hauteurs du ciel, l’aigle, messager de Zeus, le tout puissant seigneur au grand fracas . . . » 348. Lorsqu’il apparaît aux hommes, véritable « sèma ailé » 349, il vient leur manifester la volonté du dieu.

344. Aristophane, Acharniens, 781-782. 345. Aristophane, Acharniens, 801.

346. LSJ, s. v. λεπτόθριξ : « with fine hair » . 347. Bacchylide, Épinicies, V, 26-30.

348. Bacchylide, Épinicies, V, 16-20 ; traduction de Irigoin, légèrement modifiée. 349. A. Grand-Clément, op. cit., p. 411.

Le plus souvent traduit par « doré/d’un jaune doré » , l’adjectif ξουθός qualifiant ses ailes (ξουθαῖσι πτερύγεσσιν) présente en réalité un sens des plus obscurs, loin de faire consensus, une telle restitution s’expliquant peut-être par une confusion avec le qualificatif ξανθός. Dans le cas présent, ce choix de traduction peut se justifier par le contexte, l’or constituant en effet la couleur des dieux : le fin plumage doré permettrait de signaler le caractère divin de l’oiseau350 et incarnerait le signe par lequel l’aigle est reconnaissable (ἀρίγνωτος) aux yeux des hommes. La référence à la teinte permet également d’associer Phérénikos, le cheval de Hiéron, à l’aigle de Zeus : le coursier, qualifié de ξανθός au vers 37 de l’épinicie, se trouve ainsi rapproché du monde divin, pour la plus grande gloire de son maître dont il s’agit de mettre en valeur la grandeur et le statut exceptionnel.

Dans Les Bacchantes d’Euripide, l’adjectif λευκόθριξ se rencontre dans une apostrophe du choeur à la cité de Thèbes l’invitant à se parer pour les fêtes en l’honneur de Bacchus ; le mot caractérise alors la laine de brebis :

στικτῶν τ’ ἐνδυτὰ νεβρίδων στέφετε λευκοτρίχων πλοκάμων μαλλοῖς· [. . . ]

« entourez vos vêtements en peaux de faon tachetées avec des touffes de laine aux poils blancs et bouclés ; » 351

Le substantif μαλλός employé dans ce passage présente des difficultés de traduction. Si le mot désigne étymologiquement une « touffe de laine » , Anatole Bailly, le DELG et le LSJ y voient le sens de « touffe de cheveux, chevelure » : cette restitution semble saugrenue dans un tel contexte352. Dans leur commentaire de la pièce, Eric Robertson Dodds et Maurice Lacroix353 soulignent que l’expression λευκοτρίχων πλοκάμων μαλλοῖς désigne en fait les στέμματα, ces « bandelettes de laine blanche » attachées sur un sceptre par exemple, comme dans la tour-nure ἀργῆτι μαλλῷ des Euménides d’Eschyle354. Nous avons pu constater que θρίξ désigne fré-quemment la toison animale : il en va de même, dans une moindre mesure cependant, nous le verrons, pour le terme πλόκαμος355. L’association de ces trois mots ne laisse place qu’à peu

350. Sur les affinités entre la couleur de l’or et le divin, voir A. Grand-Clément, op. cit., p. 306-328 et 404. 351. Euripide, Les Bacchantes, 111-113.

352. DELG et LSJ, s. v. μαλλός.

353. E. R. Dodds, Bacchae, 2nd edition, Oxford, Clarendon press, 1960 ; M. Lacroix, Les Bacchantes, Paris, Belin/Les Belles Lettres, 1976, p. 144.

354. Eschyle, Les Euménides, 45.

de doute : l’expression évoque bien des touffes de laine - Anatole Bailly précise qu’il s’agit de laine de brebis - dont les poils sont blancs et bouclés.

Le contexte, quant à lui, est ambigu. Ces vers évoquent, d’une part, la nébride, cette peau de bête servant de vêtement, attribut du culte de Bacchus porté soit par le dieu lui-même, soit par ses compagnons ou les participants - ménades ou bacchantes, satyres et silènes : les représentations qui lui sont associées tendent alors vers l’animalité, la sauvagerie, car elle ren-voie à toutes les caractéristiques inhérentes à ce culte, ivresse, débordement et délire de la transe ; de l’autre, les touffes de laine, ce qui évoque les animaux d’élevage, partant l’activité humaine. En invitant la cité à se parer de ces deux éléments à la charge symbolique oppo-sée, le choeur semble souligner le caractère particulier du culte de Bacchus : manifestation des croyances grecques, donc de la culture, mais aussi cérémonie du déchaînement qui libère animalité et sauvagerie .

Le contexte de la transe bacchique associe étroitement figure humaine et animale dans la même tragédie, lorsque le roi Penthée observe en cachette les Bacchantes dans leur adora-tion de Dionysos : surpris par ces dernières, Penthée subit leur colère furieuse et son corps est déchiqueté. Dans sa transe, sa mère Agavé le prend en fait pour un jeune veau (μόσχος) dont la machoire est couverte d’un poil long et épais (κατάκομος) : son poil est également qualifié d’ἁπαλόθριξ, ce composé constituant un prôton legomenon356. Le LSJ précise que l’adjectif ἁπα-λός, qui entre dans sa formation, est essentiellement employé pour parler du corps humain et de la chair dont il décrit le caractère « tendre, délicat » 357. Dès les épopées homériques, le mot connote la fragilité, la faiblesse, souvent dans un contexte de violence : la gorge (δειρήν) de Pâ-ris est ainsi dite ἁπαλὴν lorsqu’elle se trouve étranglée par la courroie de son casque qu’a saisi Ménélas358; de même, le cou d’Euphorbe est « délicat, fragile » (αὐχένος ἁπαλοῖο) lorsque la lance de Ménélas toujours le transperce359, et l’on retrouve la même tournure au moment où Ulysse atteint Antinoos d’une flèche360. Dans le cas présent, le qualificatif ἁπαλόθριξ évoque la délicatesse du poil d’un jeune animal, une délicatesse qui rappelle peut-être celle de la peau : il s’agit en effet d’un veau, de surcroît qualifié de νέος. Dans la mesure où ce qu’Agavè prend pour un veau est en réalité son fils Penthée, l’épithète ἁπαλόθριξ semble destinée à souligner la

356. Euripide, Les Bacchantes, 1185-1187 : Νέος ὁ μόσχος ἄρτι/γένυν ὑπὸ κόρυθ’ ἁπαλότριχα/κατάκομον θάλλει. 357. Voir LSJ, s. v. ἁπαλός ; le mot s’emploie plus rarement pour un fruit ou au sens figuré.

358. Homère, Iliade, III, 370-372. 359. Homère, Iliade, XVII, 49-50. 360. Homère, Odyssée, XXII, 16.

vulnérabilité de sa victime, homme et bête se trouvant confondus dans son délire bacchique : par les connotations qu’il véhicule, le terme paraît en fait refléter et renforcer cette confusion.

Enfin, Euripide recourt, dans l’Alceste, au composé ποικιλόθριξ, « au poil bigarré » , dans un tableau mettant en scène Apollon « Πύθιος » , Pythien361, en référence au culte qui lui était rendu à Delphes où il avait terrassé le serpent Python :

χόρευσε δ’ ἀμφὶ σὰν κιθάραν Φοῖβε, ποικιλόθριξ

νεβρὸς ὑψικόμων πέραν βαίνουσ’ ἐλατᾶν σφυρῷ κούφῳ, χαίρουσ’ εὔφρονι μολπᾷ.

« autour de ta cithare, ô Phébus, dansait un faon au poil bigarré, s’élançant, d’un pied léger, au-delà des sapins à la cime chevelue,

se réjouissant de ton doux chant. » 362

L’adjectif ποικιλόθριξ, qui décrit le poil du faon, n’évoque pas une teinte précise : dans la langue grecque, ποικίλος désigne en effet le « "multi-colore", ou plus exactement le "poly-chrome" » et renvoie à la bigarrure, au chatoiement363. Son poil n’est donc pas uniforme, il se caractérise par une alliance de plusieurs couleurs qui lui donnent un aspect tacheté, moucheté. Si cet animal appartient certes à la faune sauvage, le contexte dans lequel il apparaît l’inscrit plei-nement dans la civilisation. Il est en effet auditeur de cet art qui, dans la Grèce antique, fait lien entre hommes et divinités, cet art qui, durant l’époque archaïque, est l’apanage des aèdes et leur permet de chanter héros, dieux, exploits, cet art, enfin, qui constitue un élément essen-tiel de l’éducation et de la vie de la Cité : le chant (μολπᾷ), dont le faon apprécie la beauté, la douceur (χαίρουσ’ εὔφρονι μολπᾷ), chant produit par le dieu des Arts, Apollon.

On le voit, le lexique souligne à bien des égards la place de l’animal, le plus souvent domestique mais aussi parfois sauvage, parmi les hommes. Au sein de ce bestiaire, il en est un dont le statut se révèle très particulier : en effet, la part la plus importante des occurrences du terme θρίξ dans les épopées concerne le cheval364, confirmant ainsi le lien étroit que tisse le substantif entre monde animal et monde humain.

361. Euripide, Alceste, 570. Delphes, d’ailleurs, est souvent nommée Pythô. 362. Euripide, Alceste, 597-601.

363. Sur le sens et la complexité du terme ποικίλος, voir A. Grand-Clément, op. cit., p. 420-425 et 487-488, plus particulièrement p. 424.