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Des animaux et des hommes : θρίξ

C. Θρίξ et la notion d’identité

1. Oreste et Électre, ou la reconnaissance fraternelle : dire le même ?

Développée à l’origine par Eschyle dans Les Choéphores, où elle occupe une soixantaine de vers, cette scène de reconnaissance (ἀναγνώρισις667) a donné lieu à des réécritures de la part de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons es-sentiellement à son traitement par Eschyle ainsi qu’à sa reprise par Euripide dans la mesure où tous deux recourent au substantif θρίξ. Dans ce deuxième volet de l’Orestie, qui s’ouvre par l’offrande d’une boucle de cheveux déposée sur le tombeau d’Agamemnon, la chevelure acquiert, nous allons le voir, une dimension particulière puisqu’elle manifeste tout à la fois la douleur du deuil et les liens de parenté qui unissent Oreste et Électre.

Le terme θρίξ figure une première fois peu après la découverte de la boucle offerte par Oreste. Ignorant tout du sort de son frère, Électre s’interroge avec le coryphée sur l’origine de cette boucle, et ce dernier déclare :

ΧΟ.᾿Εχθροὶ γὰρ οἷς προσῆκε πενθῆσαι τριχί.

« Coryphée - Ce sont des ennemis ceux à qui il conviendrait de manifester leur deuil par cette chevelure. » 668

Utilisé au datif singulier, le mot θρίξ désigne ici une mèche de cheveux sectionnée. Ce vers présente la première association explicite du substantif au processus de deuil : en effet, le verbe πενθέω, issu du nom πένθος (« deuil, douleur, affliction » ), évoque le fait de pleurer un mort669. L’identification première du coryphée, qui se révèle rapidement une méprise, s’avère délicate à saisir : ses propos suggèrent que les ennemis peuvent eux aussi déposer une mèche sur la sépulture de leur adversaire, sans préciser la signification d’un tel geste. Quelques vers plus loin, c’est une réplique d’Électre qui apporte un éclairage sur cette pratique : lorsqu’un ennemi place une boucle sur la tombe d’un défunt, le geste prend valeur d’offense ou de souillure670.

Le substantif θρίξ intervient ensuite à deux reprises lors de la rencontre entre frère et sœur, les propos d’Oreste invitant alors à la reconnaissance :

667. Aristote, Poétique, 1452b 10. 668. Eschyle, Choéphores, 173. 669. DELG, s. v. πάσχω.

Αὐτὸν μὲν οὖν ὁρῶσα δυσμαθεῖς ἐμέ, κουρὰν δ’ ἰδοῦσα τήνδε κηδείου τριχὸς ἀνεπτερώθης κἀδόκεις ὁρᾶν ἐμέ. [...] Σκέψαι τομῇ προσθεῖσα βόστρυχον τριχός σαυτῆς ἀδελφοῦ, σύμμετρον τῷ σῷ κάρᾳ.

« Ainsi, quand tu me regardes, tu as de la peine à me reconnaître, mais, quand tu as aperçu cette chevelure coupée qui marque le deuil, tu as été vivement excitée et tu croyais me voir. [...]

Examine, l’ayant rapprochée de l’endroit où elle a été coupée, cette boucle de la chevelure de ton frère, semblable à ta tête. » 671

Le substantif θρίξ ne figure cependant pas seul. Dans le premier cas, il se trouve combiné au mot κουρά (κουράν/τριχός), dans le second à βόστρυχος (βόστρυχον τριχός) : le terme dé-signe donc ici l’ensemble de la chevelure, tandis que κουρά et βόστρυχος renvoient à la mèche sectionnée elle-même672. La chevelure est cette fois associée au deuil à travers l’expression κηδείου τριχός. Le qualificatif κήδειος, qui dérive du verbe κήδομαι, entretient un rapport étroit avec l’univers funéraire : ce verbe signifie en effet « prendre soin, s’inquiéter, se soucier » 673 de l’autre, jusque dans les soins que l’on prodigue à un mort. La boucle de cheveux constitue alors un véritable signe de deuil.

Ce qui frappe surtout dans cette scène, c’est le rôle de la chevelure dans l’affirmation des liens de parenté. En Grèce antique comme dans d’autres sociétés, l’appartenance à une famille « n’est pas une donnée de fait » , la naissance ne garantissant ni identité, ni recon-naissance par la communauté674. La notion de parenté s’appuie ainsi sur des « conventions sociales et des rituels d’intégration » 675, à l’instar des formes de parenté fictives ou des cou-tumes civiques et religieuses de « fabrication » des citoyens676. Toutefois, les représentations ultimes qui servent de socle à sa définition sont avant tout d’ordre biologique. Cette scène s’inscrit en fait dans des « croyances relatives à l’hérédité auxquelles les théories biologiques du Vesiècle, connues (...) en partie d’Eschyle » , ont donné un fondement scientifique677.

671. Eschyle, Les Choéphores, 225-230.

672. Le substantif κουρά, qui découle du verbe κείρω, « couper » , désigne étymologiquement l’« action de couper, de tondre » des cheveux, la barbe mais aussi de la laine, de l’herbe, des arbres ; par extension, il en vient à signifier directement une boucle de cheveux coupée, la laine tondue, un morceau de bois sectionné : voir DELG, s. v. κουρά ; le nom βόστρυχος renvoie, quant à lui, à une boucle de cheveux. Nous reviendrons ultérieurement sur ces deux termes.

673. DELG, s. v. κήδω.

674. F. Gherchanoc, « Le lien filial dans l’Athènes classique : pratiques et acteurs de sa reconnaissance » , Mètis, 13, 1998, p. 313-344, en part. p. 313.

675. J. Wilgaux, « Corps et parenté en Grèce ancienne » , dans F. Prost et J. Wilgaux, op. cit., p. 337. 676. Ibid..

Dès l’époque archaïque, s’exprime en effet l’existence d’une relation d’identité phy-sique entre parents et enfants : dans l’Odyssée, Hélène et Ménélas remarquent ainsi la ressem-blance entre Télémaque et Ulysse678; ce lien d’identité figure également à deux reprises dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode679. Cette assertion réapparaît ensuite chez plusieurs auteurs, devenant un « véritable topos » 680. Les réflexions sont nombreuses chez les philosophes pré-socratiques, dans le corpus hippocratique ainsi que chez Aristote681qui cherchent à expliquer les causes de « la ressemblance entre géniteurs et engendrés » , en particulier entre pères et fils : la notion d’hérédité se trouve alors au centre de leurs conceptions682. Fondamentalement, la parenté, définie par une origine commune, se caractérise par « la transmission, le partage de substances corporelles » et trouve son origine dans la semence des géniteurs683. Corps et parenté s’avèrent donc étroitement liés.

C’est de fait ce qu’impliquent les propos d’Oreste : ce dernier souligne la ressemblance entre ses cheveux et ceux de sa sœur (βόστρυχον τριχὸς σαυτῆς ἀδελφοῦ/σύμμετρον τῷ σῷ κάρᾳ), la mèche de cheveux signalant la proximité biologique, tant « il est normal que des "oiseaux de même couvée" aient des cheveux "de même plumage" » 684. Aristote formule cette idée dans son Ethique à Nicomaque en indiquant que « les frères s’aiment entre eux comme étant nés des mêmes parents, car leur identité avec ces derniers les rend identiques entre eux »685. La conception qui se dessine ici n’est donc pas seulement une relation de ressemblance mais d’identité, frère et sœur tendant à se confondre physiquement.

dans l’Électre d’Euripide (v. 532-537) » , Les Choéphores d’Eschyle, Cahiers du GITA, textes réunis par A. Moreau et P. Sauzeau, 10, Aix-en-Provence, 1997, p. 69-85, en part. p. 82.

678. Homère, Odyssée, IV, 149-150.

679. Hésiode, Les Travaux et les Jours, 182 et 235. La deuxième occurrence se présente sous forme négative à travers l’absence de ressemblance entre pères et fils, fait contre nature qui intervient dans le contexte de la fin de l’humanité et du « renversement des lois naturelles » qu’elle implique : J.-B. Bonnard, « Il paraît en effet que les fils ressemblent aux pères » , F. Prost et J. Wilgaux, Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, PUR, 2004, p. 307.

680. J.-B. Bonnard, art. cit., p. 307.

681. Ce type de réflexions se rencontre essentiellement chez Démocrite, Parménide, Empédocle et Anaxagore, pour autant que l’état très lacunaire du corpus permette d’en juger : ainsi, pour Parménide, voir Ætius, Opinions, V, XI, 2, trad. J-P. Dumont. Voir également Hippocrate, Génération, VIII, 1-2 et Aristote, Génération des animaux, IV, 3, 767b et 768a 2-9.

682. J.-B. Bonnard, art. cit., p. 308.

683. J. Wilgaux, op. cit., p. 337. Voir Démocrite : Ætius, Opinions, V, V, 1, trad. J.-P. Dumont ; Empédocle : Ætius, Ibid., V, XI, 1, trad. J.-P. Dumont. L’article de Jean-Baptiste Bonnard, cité précédemment, expose un bilan complet des théories présocratiques, hippocratiques et aristotéliciennes dans ce domaine : art. cit., p. 307-318. Voir égale-ment J. Jouanna, art. cit., p. 80-82.

684. S. Saïd, « Couples fraternels chez Sophocle » , dans A. Machin et L. Pernée, Sophocle. Le texte, les personnages, Actes du colloque international d’Aix-en-Provence (janvier 1992), Publications de l’Université de Provence, 1993, p. 309 : Suzanne Saïd fait ici référence aux vers 174 et 501 des Choéphores.

Ainsi, avant même le moment des retrouvailles, Électre voit dans cette boucle, qu’ elle n’a pas déposée elle-même, des caractéristiques qui sont les siennes propres686, de sorte que le coryphée et la jeune femme en déduisent l’identité du seul être dont les cheveux peuvent être assimilés aux siens : son frère, Oreste. Mais en viennent-ils à inférer que cette boucle appartient à Oreste parce qu’elle s’avère semblable aux cheveux de la jeune femme ou bien parce que personne d’autre que lui ne peut avoir déposé une telle offrande ?687L’observation du passage montre que, si Électre songe à son frère en découvrant la boucle, elle n’en prononce pas le nom : elle remarque simplement une similarité et l’indique en recourant à l’adjectif ὁμόπτερος688. C’est le coryphée qui, s’appuyant sur cette similitude, évoque, sous la forme interrogative, l’éventualité qu’il puisse s’agir d’une offrande d’Oreste689 : Électre confirme alors la suggestion en affirmant qu’effectivement ces cheveux ressemblent à ceux d’Oreste690. Il semble donc que ce soit à la fois la similitude et la présence des cheveux sur le tom-beau paternel qui conduisent à cette déduction. Ou pour reprendre, en le modifiant un peu, le raisonnement adopté par Aristote dans sa Poétique : « quelqu’un est venu qui a déposé sur le tombeau de mon père des cheveux semblables aux miens, or personne ne m’est semblable si ce n’est mon frère Oreste ; donc ce dernier est venu » 691. Plus que toute autre partie du corps, plus que l’expression du visage ou le regard, la chevelure constitue donc le « support de la reconnaissance » (γνώρισμα)692, et semble, pour Eschyle, pouvoir représenter l’individu, ce que souligne l’expression κἀδόκεις ὁρᾶν ἐμέ, « tu croyais me voir » , employée par Oreste. Au moment des retrouvailles effectives, la boucle acquiert une dimension nouvelle. Dans l’article qu’elle a consacré aux couples fraternels chez Sophocle, Suzanne Saïd estime qu’en permet-tant de traduire « en termes physiques l’identité fondamentale du frère et de la sœur » , cette

686. Eschyle, Les Choéphores, 176.

687. A. D. Fitton Brown, « The Recognition-Scene in Choephori » , REG, LXXIV, 1961, p. 363-370, et plus parti-culièrement p. 364 et 365 : « It must be clearly understood that this is in no sense an inference - Electra is not saying that, because the lock resembles her own hair, it must be like Orestes’ too ; she is stating it as a fact that the lock resembles Orestes’ hair (. . .). We learn from 176 that there is such a resemblance ; but the real reason (. . .) for supposing that the lock is Orestes’ is the fact that no one else could have left it on the tomb (. . .) » .

688. Eschyle, Les Choéphores, 174. Le mot signifie littéralement « également ailé ; qui a les ailes semblables » d’où, de manière métaphorique, « ressemblant étroitement » : LSJ, s. v. ὁμο-πτερος, « closely resembling » .

689. Eschyle, Les Choéphores, 177.

690. Eschyle, Les Choéphores, 178 : Μάλιστ’ ἐκείνου βοστρύχοις προσείδεται.

691. Dans ce traité, Aristote s’intéresse notamment au processus de la reconnaissance : il voit ainsi dans la scène d’Eschyle l’illustration de la reconnaissance par raisonnement (ἐκ συλλογισμοῦ), la distinguant en cela de celle permise par le biais d’indices (διὰ τῶν σημείων) ou de celle fondée sur le souvenir (διὰ μνήμης) (Aristote, Poétique, 1455 a, 4-6 et 1454 b, 19-21, 36.). Sa formule est la suivante : (. . . ) ὅμοιός τις ἐλήλυθεν, ὅμοιος δὲ οὐθεὶς ἀλλ’ ἢ ὁ ᾿Ορέστης· οὗτος ἄρα ἐλήλυθεν, « (. . .) quelqu’un qui m’est semblable est venu, or personne ne m’est semblable si ce n’est Oreste ; donc ce dernier est venu » (1455 a, 5-6).

692. P. Boulhol, « Brèves notes sur les scènes de reconnaissance de l’Odyssée » , Connaissance hellénique, 137, mars 2014, [site en ligne ch.hypotheses.org/747], p. 1-10, en part. p. 2.

scène de reconnaissance a « valeur de symbole » 693: nous pourrions ajouter que la chevelure elle-même y fonctionne très exactement comme un symbole au sens étymologique du terme, acquérant ainsi sous la plume d’Eschyle une valeur inédite.

Dans le monde grec en effet, le « "signe-symbole" ne se dépare jamais de sa réalité ma-térielle, concrète » 694. Le nom σῆμα, qui apparaît dès les poèmes homériques, recouvre ainsi « tout ce qui constitue un signe, un signal, une marque, un signe de reconnaissance » 695 et évoque des traces visuelles, plus rarement sonores696, fournies par « des corps physiques : pré-sages envoyés par des dieux, sous la forme d’animaux ou de phénomènes météorologiques ; tumulus, monument (mnèma) qui marque un tombeau ; traits funestes, gravés sur un pinax, qui signent la mort de Bellérophon ; sceaux qui identifient les héros, emblèmes dessinés sur leurs boucliers ; indices qui permettent de reconnaître Ulysse : son accoutrement, l’apparence physique de son héraut, sa cicatrice ; enfin, repères qui permettent à l’homme de s’orienter dans son environnement, telles les tiges de roseaux que lie l’ingénieux Ulysse à un tamaris, afin de reconnaître le lieu quand sera venue la nuit noire (. . .) » 697.

Plus tardif puisque les premières attestations datent du VIIesiècle avant notre ère, le substantif σύμβολον désigne originellement en Grèce antique un objet coupé en deux qui per-mettait par exemple à deux proches, lorsqu’une longue séparation intervenait entre eux, de se reconnaître mutuellement par le rapprochement du fragment que chacun d’eux avait conservé ; ainsi, des parents pouvaient-ils retrouver leurs enfants. À l’image du terme σῆμα, le mot σύμβο-λονrenvoie aussi régulièrement, dans les textes les plus anciens, à un signe : dans un fragment d’Archiloque, il s’agit d’un signe des dieux698, tout comme dans l’Agamemnon d’Eschyle où le mot s’applique à un présage699; dans le même poème tragique, le mot peut désigner éga-lement un signal lumineux700. Le terme σύμβολον paraît donc fréquemment employé comme synonyme de σῆμα, et il ne semble pas exister de distinction entre eux701.

693. S. Saïd, art. cit., p. 309.

694. A. Grand-Clément, La fabrique des couleurs, op. cit., p. 341. 695. DELG, s. v. σῆμα.

696. Hésiode, Travaux, 450 ; Bouclier, 384-385. 697. A. Grand-Clément, op. cit., p. 341-342.

698. Archiloque, Fragments, 188 Lasserre : μετέρχομαί σε σύμβολον ποιευμένη,« Je viens à toi et je t’apporte un signe du Ciel » ; traduction de Lasserre, légèrement modifiée.

699. Eschyle, Agamemnon, 144.

700. Eschyle, Agamemnon, 315. D’autres emplois anciens du terme σύμβολον sont plus ambigus. Ainsi, au livre I des Élégies de Théognis (VIesiècle avant notre ère), l’expression αἰσχρὰ σύμβολα, appliquée à des hommes injustes ἀδίκων ἀνδρῶνet parfois traduite par « honteux marchés » (J. Carrière), désigne peut-être les « signes honteux » de leurs mauvaises actions (κακοῖς ἔργοις) : Théognis, Élégies, I, 1147-1150 Carrière.

701. R. Falus, « La formation de la notion "symbole" » , Acta Antiqua, p. 118 et 120. Tout comme le σύμβολον, le σῆμαpeut constituer un objet de connaissance ou de reconnaissance : G. Nagy, « Sèma and noesis : some illustra-tions » , Arethusa, 16, p. 35-55.

La cicatrice d’Ulysse, indice de reconnaissance, d’identification, pour sa nourrice702, constitue un cas remarquable car il met en évidence le fait que le corps, non seulement par son aspect mais aussi par ses gestes, ses attitudes et ses postures, offre au regard autant d’in-dices à interpréter703. Ainsi, la chevelure, élément du corps aisément accessible au regard, constitue un moyen privilégié pour « manifester aux yeux des autres les "coordonnées" per-sonnelles » d’un individu704. La réplique d’Oreste suggère que sa boucle assume précisément une valeur de « signe-symbole » : en effet, dans la mesure où ils sont séparés depuis long-temps, ce dernier, dans sa volonté de lever les hésitations de sa sœur en lui permettant de l’identifier, l’invite à rapprocher (προσθεῖσα) la mèche coupée (βόστρυχον) qu’elle a trouvée sur le tombeau de l’endroit de la chevelure où celle-ci a été prélevée (τομῇ [. . . ] τριχός), comme le faisaient les Grecs des parties d’un σύμβολον pour en établir la similitude705. La boucle consti-tue elle-même un sumbolon, c’est-à-dire un indice de reconnaissance, puisqu’elle permet de dire le lien de parenté existant entre eux.

Cette thématique persiste dans l’Électre de Sophocle et d’Euripide, mais le traitement en est bien différent. Chez Sophocle tout d’abord, la boucle est désignée à travers l’expres-sion βόστρυχον τετμημένον, et c’est Chrysothémis, la sœur d’Électre, qui en fait la découverte sur le tombeau de leur père. Si, face à cette trouvaille, un raisonnement conduit là encore à la conclusion qu’une telle offrande ne peut être que l’œuvre d’Oreste706, la réaction d’Électre diffère alors radicalement de celle adoptée dans les Choéphores : elle déclare en effet que la conviction de sa sœur relève de l’élucubration, celle d’un esprit en proie à la folie (ἄνοια) et que l’on ne peut que plaindre (ὥς σ’ ἐποικτίρω)707. La reconnaissance entre Oreste et Électre n’intervient que plus tard sous la forme d’une révélation, tout d’abord verbale, puis confir-mée au moyen d’un sceau (σφραγῖδα)708. Le choix dramaturgique de Sophocle semble en fait occuper une position intermédiaire entre ceux d’Eschyle et d’Euripide : dans les Choéphores, nous l’avons vu, la boucle occupe une place centrale au moment des retrouvailles ; à l’inverse,

702. Homère, Odyssée, XIX, 392sq. 703. V. Dasen et J. op. cit., p. 9.

704. P. Brulé, « Promenade en pays pileux hellénique : de la physiologie à physiognomonie » , dans V. Dasen et J. Wilgaux, op. cit., p. 142.

705. Le substantif est issu du verbe συμβάλλω qui signifie précisément « réunir, rapprocher, comparer » . 706. Sophocle, Électre, 906-915.

707. Sophocle, Électre, 920.

708. Sophocle, Électre, 1218-1223 : « Électre - Où est la tombe alors du malheureux Oreste ?/Oreste - Nulle part : un vivant n’a pas besoin de tombe / Électre - Que dis-tu, mon enfant ? / Oreste - Mais rien qui ne soit vrai / Électre - Alors Oreste vit ? / Oreste - Oui, puisque je respire / Électre - Alors tu es Oreste ? / Oreste - Regarde seulement ce cachet de mon père,/et sache alors si je dis vrai » (traduction de Paul Mazon).

l’Électre de Sophocle ne lui accorde aucun poids dans la reconnaissance, tandis que celle d’Eu-ripide critique la conception de ressemblance dont les propos du vieillard se font l’écho.

De fait, Euripide organise l’intrigue de sa pièce tout autrement : mise en présence de son frère une première fois, Electre ne le reconnaît pas ; entre un vieux serviteur, dont le rôle est de décrire à la jeune femme tout ce qu’il a vu sur le tombeau d’Agamemnon, à savoir une mèche de cheveux blonds (ξανθῆς τε χαίτης βοστρύχους κεκαρμένους), des traces de pas, une brebis immolée. Immédiatement, l’homme suggère que ces offrandes pourraient être l’œuvre d’Oreste, venu secrètement se recueillir709; les vers qui suivent reprennent en grande partie les propos de l’Oreste des Choéphores, pour mieux en souligner les limites dans un second temps :

Σκέψαι δὲ χαίτην προστιθεῖσα σῇ κόμῃ, εἰ χρῶμα ταὐτὸν κουρίμης ἔσται τριχός.

« Examine, en rapprochant ces cheveux de ta chevelure, si la teinte est la même que celle de la mèche coupée. » 710

Comme Eschyle, Euripide recourt alors au substantif θρίξ pour désigner la mèche découverte ; comme Oreste dans les Choéphores, le vieillard d’Euripide invite Électre à la comparer à ses propres cheveux, de sorte qu’elle constitue là encore un sumbolon. Le vocabulaire s’avère très proche : le dramaturge reprend en effet les verbes σκέπτομαι (impératif aoriste σκέψαι dans les deux tragédies) et προστίθημι (προσθεῖσα chez Eschyle / προστιθεῖσα chez Euripide). Mais la reprise s’arrête là.

À la différence d’Oreste, le vieillard précise en effet le point de ressemblance, la cou-leur (χρῶμα), et justifie son conseil en évoquant la question de la parenté dans une formule qui n’est pas sans rappeler celle d’Aristote : φιλεῖ γάρ, αἷμα ταὐτὸν οἷς ἂν ᾖ πατρός, τὰ πόλλ’ ὅμοια σώματος πεφυκέναι, « il est en effet habituel que, pour ceux qui sont d’un même sang par leur père, de nombreuses ressemblances caractérisent leur corps » 711. C’est surtout la réaction de la jeune femme qui exprime la distance séparant l’Électre d’Eschyle de celle d’Euripide. Faut-il entendre la voix d’Euripide à travers celle de son personnage ? Et, dans la scène de reconnais-sance, la critique d’une définition biologique de la parenté, de l’identité, qu’Euripide considère comme dépassée, au profit d’une explication plus politique712? Il est difficile de trancher. De

709. Euripide, Électre, 518-519. 710. Euripide, Électre, 520-521. 711. Euripide, Électre, 522-523.

fait, les études ont été nombreuses à « plaider la cause d’Eschyle et dénoncer la faiblesse ou la mauvaise foi des critiques d’Euripide » 713 : dans le cadre de notre recherche, nous nous attacherons à observer simplement la manière dont son Électre remet en cause le rôle attribué à la boucle par le vieillard, reflet de la conception eschyléenne, sans doute car elle ne veut pas croire au retour de son frère714. Dans la réponse qu’elle adresse au vieillard, l’héroïne s’in-surge contre ce qu’elle considère comme des propos déraisonnables715et s’emploie à réfuter la signification de chacune des découvertes évoquées par le vieillard, en premier lieu celle de la mèche : ῎Επειτα χαίτης πῶς συνοίσεται πλόκος, ὁ μὲν παλαίστραις ἀνδρὸς εὐγενοῦς τραφείς, ὁ δὲ κτενισμοῖς θῆλυς ; ἀλλ’ ἀμήχανον. Πολλοῖς δ’ ἂν εὕροις βοστρύχους ὁμοπτέρους καὶ μὴ γεγῶσιν αἵματος ταὐτοῦ, γέρον.

« D’ailleurs, comment cette boucle pourrait-elle être semblable à ma chevelure, la première étant celle d’un homme de noble origine, entretenue par les palestres, la seconde, féminine, par l’usage du peigne ? Non, c’est impossible.

Souvent, on peut trouver des boucles se ressemblant étroitement même lorsqu’on n’est pas né du même sang,