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Des animaux et des hommes : θρίξ

B. Pilosité et chevelure pour exprimer un état intérieur

3. La chevelure de Smerdiès

Lorsque l’on sort du contexte épique et tragique, les occurrences qui θρίξ donnent à voir des violences envers la chevelure ne sont plus caractérisées par une tonalité aussi sombre. On est ainsi bien loin du deuil et de la mort dans la seule référence lyrique répertoriée, un frag-ment d’Anacréon. Pour le passage conservé, le contexte n’est pas précisé :

ἀπέκειρας δ’ ἁπαλῆς κόμης ἄμωμον ἄνθος σέθεν αὐτοῦ χέρα σῇσι θριξὶν ἀντοπλισθείς·

« Tu as coupé la fleur irréprochable de ta délicate chevelure armant ta propre main contre tes cheveux. » 632

Ces vers semblent néanmoins avoir été inspirés par un certain Smerdiès, jeune homme figu-rant dans d’autres textes du poète mélique633et sur lequel le rhéteur et philosophe platonicien Maxime de Tyr, d’origine phénicienne et contemporain des derniers empereurs romains de la dynastie des Antonins (IIesiècle de notre ère), offre un témoignage complet. Dans l’une de ses Dissertations634, l’auteur rédige en langue grecque le portrait suivant :

« Smerdiès, un Thrace tombé aux mains des Grecs, un jeune homme de sang royal à l’éclatante beauté, fut offert à un tyran d’Ionie, Polycrate de Samos. Celui-ci fut charmé du cadeau, et voici Polycrate amoureux de Smerdiès, comme le poète Ana-créon de Téos. De Polycrate, Smerdiès reçut de l’or, de l’argent et tout ce qu’il convenait qu’un beau jeune homme eût en présent d’un tyran amoureux ; d’Ana-créon, il reçut des chants, des éloges et tout ce qu’il convenait à un poète passion-nément épris de lui donner » .

D’autres auteurs évoquent également Smerdiès, et parfois sa longue chevelure : citons notam-ment Simonide635, mais aussi Antipater de Sidon ou bien encore Dioscoride636. C’est donc,

632. Anacréon, Fragments, fr. 414 Page.

633. G. Lambin, Anacréon, Fragments et imitations, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2002, p. 122.

634. Maxime de Tyr, Dissertations, XXVI, 1.

635. Anthologie palatine, VII, Simonide, 25 : « Cette tombe a reçu dans Téos, sa patrie, Anacréon, le poète immortel de par les Muses, à qui sa passion pour de beaux garçons inspira des vers tels qu’en font les Grâces et les Amours. Mais sur les bords de l’Achéron il est seul, il est triste, non parce qu’il a perdu la lumière du soleil et trouvé les demeures du Léthé, mais parce qu’il a laissé le gracieux Mégistès avec de jeunes amis, et qu’il ne peut plus aimer le Thrace Smerdiès. Cependant il ne cesse pas de moduler des chants doux comme le miel, et il ne permet pas à sa lyre de se taire même dans le silencieux séjour des morts » .

636. Anthologie palatine, VII, Antipater de Sidon, 27 : « Anacréon, gloire de l’Ionie, ne sois dans le séjour des bienheureux ni sans banquet ni sans lyre. Puisses-tu avec des yeux languissants d’amour, en agitant sur ta tête parfumée une couronne de fleurs, chanter en face d’Eurypyle ou de Mégistès ou du Thrace Smerdiès de Ciconie aux longs cheveux, et puisses-tu, exhalant une douce ivresse, les vêtements humides d’une rosée bachique, écraser dans ta coupe le pur nectar de grappes de raisin ! Car c’est aux Muses, à Bacchus, à l’Amour, à eux trois que tu as,

semble-t-il, un Anacréon amoureux qui chante le sectionnement que Smerdiès, jeune homme d’une beauté exceptionnelle, a infligé à sa chevelure : le poète renouvelle par là-même pro-fondément, nous allons le voir, le traitement de cette thématique. Observons tout d’abord la manière dont Anacréon met en scène le geste.

Anacréon innove ici en associant coupe des cheveux et motif floral, et se plaît à souli-gner la fragilité, la pureté de la chevelure tranchée. Tout comme la première barbe masculine se trouve parfois décrite en termes de floraison, l’expression ἁπαλῆς κόμης [. . . ] ἄνθος fait de la chevelure elle-même une fleur. La formule est encadrée par deux verbes évoquant le sort qui lui est réservé (ἀποκείρω/ἀντοπλίζω) et le jeu des sonorités en souligne la brutalité : d’une part, le nom ἄνθος, « la fleur » , s’oppose au terme ἀντοπλίζω, verbe qui dérive du substantif ὅπλον et renvoie donc à l’univers guerrier, le préfixe ἀντ- (ἀντί) soulignant alors que Smerdiès s’arme « contre » lui-même637; d’autre part, l’adjectif ἁπαλῆς, qui indique la délicatesse de chevelure, est opposé au verbe ἀποκείρω - « couper, tondre » , geste dont le texte souligne la cruauté en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une automutilation (σέθεν αὐτοῦ χέρα σῇσι). L’image de la chevelure-fleur tranchée est ainsi poignante et pathétique : mutilée, elle apparaît alors comme l’image même de la délicatesse, fragile victime d’une violence toute guerrière.

Anacréon met en scène le geste de Smerdiès afin de rendre pathétique une situation qui ne l’était pas à l’origine : en effet, les circonstances entourant la coupe de sa chevelure sont très éloignées de celles des épopées et des tragédies, où l’acte est conditionné par la souf-france et la mort. Anacréon dramatise une situation en réalité anecdotique, conférant au geste du jeune homme la dimension d’un sacrifice. C’est qu’en effet, comme le remarque Gérard Lambin, cet événement pourtant mineur a néanmoins donné lieu à de multiples discussions et commentaires, lui accordant une « importance mondaine et littéraire » puisque nombreux sont ceux qui en firent mention : « Le destin du monde ne se trouva pas en balance, ni même, apparemment, la situation du jeune homme ou celle d’Anacréon. Mais il n’en fallait pas

da-ô vieillard, consacré ta vie entière » ; 29 : « Tu dors, Anacréon, parmi les morts, après avoir composé tant d’oeuvres charmantes ; elle dort, ta douce cithare aux chants nocturnes. Il dort aussi, Smerdiès, le printemps des Amours, pour lequel tu épanchais de ton luth un nectar d’harmonie. Car tu as été, ô vieillard, le but de l’Amour des jeunes gens : sur toi seul il dirigeait son arc et ses traits inévitables » ; Dioscoride, 31 : « Ô toi qui te consumas d’amour pour le Thrace Smerdiès jusqu’à la moelle des os, Anacréon, le prince de l’orgie et des veillées amoureuses, le poète chéri des Muses, qui, au sujet de Bathylle, as souvent mêlé des larmes amères au vin de ta coupe, que d’elles-mêmes les sources épanchent pour toi du vin pur ; que les immortels versent dans tes amphores leur nectar et leur ambroisie ; que d’eux-mêmes les jardins t’apportent des violettes, la fleur qui s’épanouit le soir et des myrtes humides de rosée, afin que même chez le gendre de Cérès, dans une douce ivresse, tu danses voluptueusement en serrant dans tes bras la belle Eurypyle » .

637. Le substantif ὅπλον, « instruments, agrès d’un navire, outils, armes et armures » , a en effet donné naissance au terme ὁπλίτης qui désigne « l’homme armé, le soldat de l’infanterie » , ainsi qu’au verbe ὁπλίζω signifiant « préparer, armer » : DELG, s. v. ὅπλον.

vantage pour occuper les conversations et inspirer des poèmes dans un milieu où la superfi-cialité devenait une vertu. Smerdiès fit-il couper ses cheveux sur ordre du tyran ? Prit-il seul cette décision ? Cela n’importe guère. » 638. Pourquoi alors pareille dramatisation ? Peut-être par plaisanterie : « Poète de cour, poète mondain, [Anacréon] poursuit la chronique, aimable et frivole, des menus événements qui agitèrent le cercle des amis de Polycrate, en compensant la pauvreté des faits par l’habileté de l’évocation. Son humour n’est plus seulement un voile, mais un ornement. » 639. Anacréon aurait ainsi fait de l’épisode de la chevelure de Smerdiès un élément de jeu littéraire, poétique.

Pourtant, l’importance qui fut accordée à ce fait vient souligner ce que le geste pouvait signifier pour la figure de Smerdiès, pour le tyran Polycrate, pour la communauté, et peut-être pour Anacréon lui-même. Gérard Lambin estime que Smerdiès cherchait sans doute par cet acte à adopter une apparence plus virile en renonçant à une chevelure qui le rendait trop féminin640pour les coutumes de son peuple, les Thraces. Smerdiès a pu, en fait, tout aussi bien couper de lui-même sa chevelure afin de respecter la tradition de la Thrace, dont la population masculine semble avoir été tenue de se faire tondre les cheveux, alors que femmes, enfants et adolescents portaient de longs cheveux. Dans l’éventualité où Polycrate en aurait donné l’ordre, peut-être cherchait-il par là à atteindre Smerdiès dans son intégrité physique si ce dernier ne répondait pas de lui-même aux sollicitations du tyran : un autre tyran, Hiéron de Syracuse, déplorait ainsi les inconvénients inhérents au pouvoir despotique dans le domaine amoureux, lui qui, épris de Dailochos, espérait obtenir ses faveurs sans avoir à recourir à la force641.

Or, à lire les écrits de Simonide et d’Antipater sur la beauté du jeune homme, une « beauté éclatante » selon Maxime de Tyr, et à observer combien chevelure et beauté se trouvent étroitement liées dans les représentations grecques, l’on peut mesurer combien ce geste a pu constituer pour Anacréon une véritable mutilation : si le poète était effectivement épris du jeune thrace, il peut avoir vécu la perte de cette longue et belle chevelure comme une dé-gradation de son objet d’amour. Le geste peut constituer également la coupe liminaire des cheveux marquant la fin de l’adolescence, puisque seuls les thraces adultes sont tondus : peut-être est-ce alors l’approche de ce moment que déplore Anacréon, et le changement de

638. G. Lambin, op. cit., p. 121-122. 639. Ibid., p. 123.

640. Ibid., p. 122.

statut qui l’accompagne pour les Grecs, passage de l’éromène à l’éraste, de l’âge d’être aimé à celui d’aimer642. Même si l’origine et les motivations de cet acte, l’atmosphère qui l’a entouré, demeurent source d’hypothèses, toujours est-il qu’à travers lui, le motif de la coupe de la che-velure se trouve profondément renouvelé. En effet, alors qu’épopées et tragédies font de ce sacrifice la marque de circonstances héroïques et funestes, le pathétique surgissant d’un in-tense désespoir, Anacréon, lui, s’attache au geste lui-même : le pathos naît, non de la situation elle-même, en fait anecdotique, mais de l’évocation du sort de la chevelure, fragile victime de mains brutales.