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Des animaux et des hommes : θρίξ

A. Dégradation et perte de la chevelure : de la vieillesse à la mort

1. La chevelure de l’être vieillissant

Si, pour donner à voir la blondeur, de Critias (Κριτίῃ ξανθότριχι)430ou de Ménélas (ξαν-θότριχι Μενελάῳ)431par exemple, ou bien encore des hommes dont le fleuve Crathis blondit les cheveux (ὁ δὲ Κρᾶθις τοὺς ἀνθρώπους ξανθότριχας λουομένους)432, la langue grecque dis-pose du composé ξανθόθριξ, lorsqu’il s’agit d’évoquer le vieillissement et la canitie qui en découle, c’est le substantif θρίξ lui-même qui intervient accompagné d’un adjectif, πολιός ou λευκός. L’un des premiers emplois de ce type figure dans l’Iliade et concerne Priam :

430. Solon, Fragments, 22a, 1 West. 431. Théocrite, Idylles, 18, 1.

῏Η ῥ’ ὁ γέρων, πολιὰς δ’ ἄρ’ ἀνὰ τρίχας ἕλκετο χερσὶ τίλλων ἐκ κεφαλῆς·

« Ainsi dit le vieillard, et il tire ses cheveux blancs, les arrachant de sa tête de ses propres mains ; » 433

La décoloration des cheveux trahit la vieillesse du personnage : le qualificatif πολιός, « gris, grisonnant, blanchâtre » 434, est en grec « l’adjectif qui, par excellence, désigne le vieillard » 435. Si, dans l’Iliade, l’évocation de la tête (κεφαλῆς) permet de comprendre qu’il est bien question des cheveux de Priam, beaucoup d’occurrences postérieures n’offrent pas la même clarté, notamment dans les poèmes lyriques : le substantif θρίξ peut y renvoyer aussi bien à la chevelure qu’à la pilosité faciale, toutes deux constituant une marque éclatante de la vieillesse car accessibles au premier regard, comme le suggère un comaste figurant sur un rhyton at-tique du VIeavant notre ère436. Nous avons donc choisi, lorsqu’un doute existe, de traduire le mot par « poil » , la langue française désignant d’ailleurs parfois sous ce terme les cheveux437. C’est le cas dans la poésie mélique de Sappho (VII-VIesiècle avant notre ère), pour un frag-ment qui décrit une pilosité noire devenant blanche sous l’effet de l’âge (γῆρας) : τρίχες ἐκ μελαίναν438. De même, dans un vers du poète Anacréon (milieu du VIesiècle) :

εὖτέ μοι λευκαὶ μελαίνῃσ’ ἀναμεμείξονται τρίχες

« lorsque pour moi des poils blancs aux noirs se mêleront. » 439

Dans les deux cas, il s’agit de décrire le caractère progressif de la décoloration. Chez Sappho, le terme évoquant la blancheur de la chevelure - πολιός - n’apparaît que quelques vers plus loin à travers l’image de la vieillesse qui « blanchit » les êtres440. Dans ce fragment qui accumule les

433. Homère, Iliade, XXII, 77-78. 434. DELG, s. v. πολιός.

435. S. Byl, « Les infirmités physiques de la vieillesse dans les épigrammes de l’Anthologie Palatine » , REG, 114, 2001, p. 439-455, en part. p. 443.

436. Voir figure 5. 437. TLFi, s. v. « poil » .

438. Sappho, Fragments, 58 b, 3-4 Obbink : γῆρας ἤδη/ ἐγ]ένοντο τρίχες ἐκ μελαίναν. Ces deux vers font partie d’un poème fragmentaire inédit de Sappho, basé sur « l’assemblage revisité de trois morceaux de papyrus » : C. Calame, « La poésie de Sappho aux prises avec le genre : polyphonie, pragmatique et rituel (à propos du fr. 58 b) » , EuGeStA, 2, 2012, p. 1-23, et en part. p. 9. Voir également C. Bocchetti Nery y R. Forero Álvarez, « Nuevos Fragmentos de Safo. Traducción y Análisis » , Byzantion Nea Hellás, 26, 2007, p. 25-44.

439. Anacréon, fr. 75, 1 Page = 77 Gentili ; voir G. Lambin, Anacréon, Fragments et imitations, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2002, p. 107-108. Gérard Lambin adopte la leçon retenue par Martin L. West (West, IEG, II, p. 32) : μελαίναις τρίχες. Cette leçon, qui suggère que ce sont les cheveux blancs qui se mêlent aux noirs, corrige celle de Denys L. Page qui proposait l’inverse, de manière tout à fait illogique.

signes physiques de la vieillesse, à la canitie s’ajoutant le changement d’aspect de la peau, le cœur lourd et les genoux qui cèdent441, chacun de ces signes « trouve son correspondant dans la poésie homérique » et dans d’autres poèmes méliques442. Ainsi, chez Anacréon dont le vers oppose pour sa part l’adjectif μέλας, qui désigne étymologiquement le « noir » , le domaine du « sombre » , et par extension ce qui est triste ou obscur443, à λευκός, « blanc » 444 : le poète montre ainsi le mélange de teintes, l’état intermédiaire qui caractérise la pilosité vieillissante, des fils blancs se mêlant (ἀναμίγνυμι) peu à peu à des poils sombres, état que l’on peut restituer à travers l’expression « poivre et sel » .

La poésie chorale de Bacchylide offre un dernier emploi de ce type, cette fois à propos de Marpessa, fille d’Événos, qui massacre tous ses prétendants : c’est alors, sans doute possible (ἐν [κ]εφαλ[ῇ), le processus de décoloration capillaire achevé qui est donné à voir à travers la description des λε]υκαὶ . . . τ]ρίχες, des « blancs cheveux » , de cette femme qui, désespérant de se retrouver seule quand la vieillesse aura eu raison d’elle, supplie la mort de la délivrer de sa souffrance445. Les deux qualificatifs qui permettent de dire la canitie, πολιός et λευκός, ne renvoient pas exactement à la même réalité, aux mêmes connotations : le premier fait référence à une décoloration, évoquant un « blanc sans éclat » , un « gris blanchâtre » 446, tandis que le second indique une blancheur éclatante.

Plusieurs œuvres théâtrales présentent des occurrences du même ordre, certaines se chargeant de représentations nouvelles. Ainsi le substantif θρίξ permet-il de signaler l’âge avancé du Chœur des Perses d’Eschyle (vers 525-456 avant notre ère) en donnant à voir la blancheur (λευκήρης) des poils de sa barbe : γενείου [. . . ] λευκήρη τρίχα447. De même dans An-tigone de Sophocle, lorsque le coryphée s’inquiète après avoir entendu les propos du devin Tirésias :

441. Sappho, Fragmenta, 58 b, 3 et 5 Obbink : ποτ’ [ ]οντα χρόα γῆρας ἤδη/βάρυς δέ μ’ ὀ [θ]ῦμος πεπόηται, γόνα δ’ [ο]ὐ φέροισι (...).

442. C. Calame, art. cit., p. 11.

443. DELG, s. v. μέλας. Voir également les remarques d’Adeline Grand-Clément sur l’ensemble des nuances de cet adjectif : op. cit., p. 444-454.

444. DELG, s. v. λευκός.

445. Bacchylide, Éloges, fr. 2 Irigoin, 7-12 : ἱκ[ε]τεύει δὲ κα[ / χ[θ]ονίας τάλαι[ν’ ᾿Αρὰς] ὀ- / ξ[ύ]τερόν νιν τελ[έσαι / γῆρας καὶ κατάρατ[ον ]ν / μούνην ἔνδον ἔνδον ἔχω[ν / λε]υκαὶ δ’ ἐν [κ]εφαλ[ῃ τ]ρίχες, « et, elle supplie ..., la malheureuse, les < Érinyes > infernales de lui faire achever plus promptement sa vieillesse et maudit ... au-dedans gardant seule ... et ses blancs ... cheveux sur la tête. »

446. M. Briand, « L’"esprit" blanc de Pélias. Remarques sur Pindare, Pythiques IV, v. 109 » , Métis, 8, 1993, p. 103-128, en part. p. 106 et 109 ; DELG, s. v. πολιός.

῾Ανήρ, ἄναξ, βέβηκε δεινὰ θεσπίσας· ἐπιστάμεσθα δ’ , ἐξ ὅτου λευκὴν ἐγὼ τήνδ’ ἐκ μελαίνης ἀμφιβάλλομαι τρίχα, μή πώ ποτ’ αὐτὸν ψεῦδος ἐς πόλιν λακεῖν.

« Roi, il s’en va en faisant de terribles prédictions ; et nous savons, depuis que, moi, je revêts une chevelure blanche à la place d’une noire, que jamais il n’a reçu des dieux une parole mensongère pour la cité. »448

L’expression qui donne à voir le changement de couleur capillaire n’est pas sans rappeler certains vers lyriques : Sophocle recourt au tour ἐκ μελαίνης τρίχα, qui semble inspiré par Sappho mais se trouve employé au singulier pour désigner de façon globale la chevelure, et le lexique est similaire à celui de la poétesse ou d’Anacréon. La canitie acquiert dans ce cas une valeur particulière qui tient au contexte dans lequel elle intervient : signe de l’âge avancé du coryphée, elle devient aussi celui de son expérience. Cette marque de vieillesse vient appuyer son propos et paraît en constituer le garant (ἐπιστάμεσθα [. . . ] ἐξ ὅτου [. . . ] ἐγὼ [. . . ] ἀμφιβάλλομαι) : parce qu’il est âgé, il possède l’expérience et la connaissance du passé nécessaires pour affirmer que Tirésias n’a jamais apporté à la cité d’oracle trompeur.

Le substantif θρίξ s’applique également aux cheveux du vieux Tyndare dans l’Oreste d’Euripide. Si ce dernier réprouve l’assassinat d’Agamemnon par sa fille, Clytemnestre, il re-proche néanmoins à Oreste d’avoir fait justice lui-même ; face à lui, Oreste peine à s’exprimer :

᾿Απελθέτω δὴ τοῖς λόγοισιν ἐκποδὼν

τὸ γῆρας ἡμῖν τὸ σόν, ὅ μ’ ἐκπλήσσει λόγου, καὶ καθ΄ ὁδὸν εἶμι· νῦν δὲ σὴν ταρβῶ τρίχα. « Qu’elle reste donc éloignée de mes propos,

ta vieillesse, qui effraie ma parole, et j’irai mon chemin ;

mais maintenant j’éprouve de la crainte devant ta chevelure. » 449

Si la plupart des traductions restituent le terme θρίξ (τρίχα) par « cheveux blancs » , rien dans les vers du dramaturge ne renvoie à cette couleur. C’est du contexte seulement que peut se déduire la canitie de Tyndare : Oreste souligne à deux reprises le grand âge de ce dernier (γέρον/γῆρας) ainsi que la crainte que lui inspire le vieillard (δειμαίνω/ταρβῶ). Ce sentiment semble lié à sa volonté d’épargner le vieil homme450; l’emploi du verbe ταρβῶ en précise la nature : le LSJ indique en effet que, chez les tragiques, ce verbe possède parfois la

dimen-448. Sophocle, Antigone, 1091-1094. 449. Euripide, Oreste, 548-550.

450. Euripide, Oreste, 544-545 : [. . .] σὲ δειμαίνω λέγειν, ὅπου σὲ μέλλω σήν τε λυπήσειν φρένα, « je suis effrayé de te parler, quand je suis sur le point d’affliger ton cœur » .

sion de crainte respectueuse451, induite dans le cas présent par le spectacle des cheveux du personnage. Or, en quoi la chevelure d’un vieillard peut-elle inspirer un sentiment de cette nature, si ce n’est par sa couleur qui signale son âge, partant le respect dû à un aîné ? Le senti-ment de respect qui semble entourer la canitie peut s’expliquer par l’idée de sagesse inhérente au grand âge : c’est du moins ce que suggère une idylle de Théocrite (IV-IIIe siècle). Dans L’enfant aimé452, les tourments de l’amour sont synonymes de folie (ἀλοσύνας453) en raison de l’âge avancé de l’amoureux, qui tente de se raisonner : il évoque ainsi ses tempes aux cheveux blancs (Λεύκαις (. . . ) ἐν κροτάφοις τρίχας), qui devraient le prémunir contre des agissements propres à la jeunesse, et affirme qu’il est temps pour lui désormais « d’être sage » (φρονέειν)454. L’idée d’un lien étroit entre blanche vieillesse et sagesse a d’ailleurs donné lieu à deux épigrammes mentionnées par l’Anthologie Palatine et composées, semble-t-il, par le polygraphe Philon de Byblos (vers 65-140), qui assortit ce lien de nuances. Bien que tardives par rapport à notre corpus, ces épigrammes apportent néanmoins des indications précieuses. Ainsi, dans la première, Philon suggère que les cheveux blancs (αἱ πολιαί), lorsqu’ils s’accompagnent de sagesse, de bon sens (σὺν νῷ), sont des plus respectables (γεραρώτεραι) tandis qu’à l’inverse, en l’absence de sagesse (ἄτερ νοῦ), ils deviennent la honte, le déshonneur du grand âge (τῶν πολλῶν ὄνειδος ἐτῶν)455. Restriction du même ordre dans la seconde épigramme : cette fois, c’est l’association canitie/silence qui garantit la sagesse (αἱ τρίχες, ἢν σιγᾷς, εἰσὶ φρένες), alors que le babillage (ἢν δὲ λαλήσῃς) les ramène à ce qu’ils sont simplement sur le plan physiolo-gique, des cheveux, comme chez les jeunes (ὡς αἱ τῆς ἥβης οὐ φρένες, ἀλλὰ τρίχες)456. Pour Philon, la blancheur de la chevelure n’incarne donc pas, en elle-même, la sagesse ; le lien entre canitie et raison, bon sens, n’est en aucune façon un état de fait acquis : il ne s’établit qu’au prix d’un travail sur soi, comme le laissent entendre également les vers de Théocrite. C’est ce travail qui fait la valeur de la blanche vieillesse, entre respect, honneur et reconnaissance.

À la jeunesse, noirceur de la chevelure, au corps vieillissant, la blancheur, processus physiologique naturel, et il ne faut rien moins que le mouvement rétrograde de l’univers pour voir l’ordre des choses contredit. C’est ce qu’évoque le Politique de Platon, lorsque le

person-451. LSJ, s.v. ταρβέω.

452. Ph.-E. Legrand, Bucoliques grecs. Tome I, Théocrite, 1967 : idylle XXX, Παιδικά. 453. Théocrite, Idylles, XXX, 12.

454. Théocrite, Idylles, XXX, 13-14 : Λεύκαις οὔκετ’ ἴσησθ’ ὄττι φόρης ἐν κροτάφοις τρίχας ; ῏Ωρά τοι φρονέειν · « Ne sais-tu plus que tu portes aux tempes des cheveux blancs ? Il est temps d’être sage. » (trad. Legrand).

455. Anthologie Palatine, XI, Philon de Byblos, 419. 456. Anthologie Palatine, XI, Philon de Byblos, 420.

nage de l’étranger décrit les conséquences de ce mouvement hors norme sur les êtres vivants : l’avancée en âge de tous les animaux s’arrête, les êtres humains retrouvent les attributs de la jeunesse, joues lisses, corps menus et doux, et les poils blancs des vieillards se colorent à nouveau : καὶ τῶν μὲν πρεσβυτέρων αἱ λευκαὶ τρίχες ἐμελαίνοντο457. L’inversion de l’ordre na-turel est traduite par le couple λευκαί/ἐμελαίνοντο : le verbe μελαίνω, au moyen « se noircir » , indique une repigmentation capillaire, reflet du changement de mouvement de l’univers.

Dans la peinture du vieillissement, certaines occurrences du substantif θρίξ se teintent d’humour. Dans une fable d’Esope tout d’abord (VIesiècle avant notre ère), fable au titre évo-cateur, ᾿Ανήρ μεσοπόλιος καὶ ἑταῖραι, « Le grison et ses maîtresses » . La canitie, associée à une calvitie provoquée, y occupe une place centrale, puisqu’elle permet de formuler l’enseignement, la morale propre au genre458:

᾿Ανὴρ μεσοπόλιος δύο ἐρωμένας εἶχεν, ὧν ἡ μὲν νέα ὑπῆρχεν, ἡ δὲ πρεσβῦτις. Καὶ ἡ μὲν προβεβηκυῖα αἰδουμένη νεωτέρῳ αὐτῆς πλησιάζειν, διετέλει, εἴ ποτε πρὸς αὐτὴν παρεγένετο, τὰς μελαίνας αὐτοῦ τρίχας περιαιρουμένη. ῾Η δὲ νεωτέρα ὑποστελλομένη γέροντα ἐραστὴν ἔχειν τὰς πολιὰς αὐτοῦ ἀπέσπα. Οὕτω τε συνέβη αὐτῷ ὑπὸ ἀμφοτέρων ἐν μέρει τιλλομένῳ φαλακρὸν γενέσθαι. Οὕτω πανταχοῦ τὸ ἀνώμαλον ἐπιβλαβές ἐστι.

« Un homme grisonnant avait deux maîtresses, l’une était une jeune femme, l’autre une femme âgée. Or, celle qui était avancée en âge ayant honte d’avoir commerce avec un homme plus jeune qu’elle, passait son temps, chaque fois qu’il venait chez elle, à lui arracher ses cheveux noirs. La plus jeune, reculant à l’idée d’avoir un vieux pour amant, lui enlevait les blancs.

Il arriva que ce dernier, ainsi épilé tour à tour par l’une et l’autre, devint chauve.

Ainsi ce qui est mal assorti est en tous lieux dommageable. » 459

Dans cette fable qui se distingue par l’absence de figure animale, caractéristique du genre d’ordinaire, l’adjectif μεσοπόλιος, attesté dès l’Iliade sous la forme μεσαιπόλιος pour qualifier

457. Platon, Politique, 270e, 1-2.

458. Développé et popularisé, selon le témoignage d’Hérodote, par un auteur connu sous le nom d’Ésope, au VIe

siècle avant notre ère, ce genre intervient déjà deux siècles plus tôt chez Hésiode, dans le poème Les Travaux et les Jours, où un passage met en scène Le Rossignol et l’Épervier. Les fables dites ésopiques marquent l’avènement de l’écriture en prose, employée également par les philosophes présocratiques, et se caractérisent par la place qu’elles accordent aux animaux ainsi que par leur visée morale. Cette morale s’exprime également dans la poésie gnomique : « Avec le VIesiècle s’ouvre l’ère de la poésie gnomique. C’est le temps où les Sept sages condensent en maximes leurs observations sur la conduite des hommes, où Pythagore et ses disciples réduisent leur sagesse en préceptes, où Cléobule de Lindos et sa fille proposent leurs énigmes. C’est le temps aussi où la tradition fait paraître Ésope. Et c’est bien en un temps où les esprits sont tournés vers la morale que la fable devait fleurir et porter ses fruits » (É. Chambry, introduction à Esope, Fables, [1927] 2005, p. XXIII).

Idoménée460, fait la synthèse de ce que le corps de la fable développe : ce qualificatif, composé de μέσος qui signifie « situé au milieu » et de πολιός, indique un entre-deux461, « à demi-blanc, grisonnant » ; l’auteur reprend ensuite cet état intermédiaire à travers l’opposition τὰς μελαίνας τρίχας/τὰς πολιὰς. Les cheveux possèdent ainsi une fonction illustrative. Comme dans toute fable, il s’agit de décrire « quelque malheur exemplaire [. . .] réduit ici aux dimensions [. . .] de la vie quotidienne » 462, et relevant de la mésaventure. L’association « cheveux noirs/cheveux blancs » paraît en fait matérialiser la situation de chaque protagoniste. Le noir (μέλας) incarne la jeunesse, une jeunesse que la vieille maîtresse tend à effacer à travers le geste d’épilation : les cheveux noirs constituent la marque de ce qu’est encore l’amant et de ce que n’est plus la maîtresse, un être vigoureux463; à l’inverse, la blancheur (πολιός) signale la vieillesse que la jeune maîtresse veut de même gommer pour faire de son amant un être à son image, qui ne perd pas sa vigueur. La chevelure du grison indique, quant à elle, qu’il tient l’entre-deux, qu’il est à un âge intermédiaire, qu’il se dirige progressivement vers la perte de vitalité inhérente au vieillissement sans l’avoir atteinte tout à fait.

Humour également dans les Guêpes d’Aristophane pour évoquer la vieillesse du chœur des dicastes. Sur un ton nostalgique, ces derniers évoquent tout d’abord la vigueur qui était la leur à l’époque des combats464avant de déplorer les effets du temps :

[. . . ] νῦν δ’

οἴχεται, κύκνου τε

πολι-ώτεραι δὴ αἵδ’ ἐπανθοῦσιν τρίχες. « Mais à présent, cela s’est envolé, et fleurissent des poils plus blancs que ceux d’un cygne. » 465

Mais la conclusion du propos surprend : les vieillards en viennent à préférer leur vieillesse chenue aux bouclettes (κικίννους), aux apprêts (σχῆμα) et au large anus (εὐρυπρωκτίαν)466 des jeunes hommes ! La nostalgie du début, déploration face à la fuite du temps (πρίν ποτ’ ἦν, πρὶν ταῦτα· νῦν δ’ οἴχεται [. . . ]), fait place à la crudité : la critique des « bouclettes » propres aux jeunes semble suggérer que les vieillards réprouvent une apparence considérée comme

460. Homère, Iliade, XIII, 361.

461. A. Grand-Clément, op. cit., p. 228.

462. J. Lacarrière, Les fables d’Ésope, Paris, Albin Michel, 2003, p. 17.

463. L’adjectif μέλας dénote en effet « la grandeur, la robustesse, la vigueur, la valeur et le courage » : A. Grand-Clément, op. cit., p. 354.

464. Aristophane, Les guêpes, 1060-1064. 465. Aristophane, Les guêpes, 1064-1065. 466. Aristophane, Les guêpes, 1068-1070.

efféminée, ainsi que les comportements sexuels qui l’accompagnent. La comparaison entre les τρίχεςet les κίκιννοι permet de préciser que le premier terme renvoie bien aux cheveux467.

Humour enfin dans le portrait du flatteur selon Théophraste (vers 371-288 avant notre ère). L’opposition entre πολιός et μέλας apparaît cette fois dans les propos que le flagorneur tient à un compagnon. Ce dernier commence par une remarque concernant la barbe de son ami qui, en l’espace de deux jours, s’est couverte de fils d’un blanc grisâtre (πολιῶν . . . τὸν πώγωνα μεστόν), remarque qui n’est en rien flatteuse, avant de le féliciter finalement pour sa chevelure : malgré son âge (πρὸς τὰ ἔτη), elle s’avère encore bien noire (μέλαιναν τὴν τρίχα)468. 2. Le sort des chauves, entre humiliation et humour

Les mots par lesquels s’achève le récit de la mésaventure du grison dans la fable éso-pique mettent en relief une autre forme de dégradation touchant la chevelure : il devient chauve (φαλακρὸν γενέσθαι) ; cet état s’avère pour l’auteur un inconvénient, un dommage, ce que la morale exprime à travers le terme ἐπιβλαβές (littéralement, « nuisible » )469. C’est qu’une dense chevelure bien entretenue (τριχῶν), au même titre qu’une bonne tenue des vê-tements, permet de plaire, comme le suggère une remarque de Socrate dans Le Banquet de Xénophon (vers 440-355 avant notre ère)470. On comprend dès lors que l’Histoire des plantes de Théophraste témoigne des efforts menés contre la chute des cheveux : l’auteur recourt ainsi au terme θρίξ pour évoquer un traitement - l’usage d’une plante nommée adiante - employé contre ce processus471. Si, dans cette fable, la calvitie résulte de l’épilation successive infligée par les deux amantes (τιλλομένῳ), pour les occurrences restantes, elle apparaît en revanche comme un processus physiologique.

Le seul cas où elle constitue un signe explicite de vieillissement concerne Ulysse quand Athéna décide de le transformer en vieillard afin de le rendre méconnaissable aux yeux des prétendants, le terme θρίξ figure là encore dans un contexte de métamorphose :

467. Un fragment d’Eubule, auteur de la comédie moyenne (IVesiècle avant notre ère), associe de même le sub-stantif θρίξ et l’adjectif πολιός pour évoquer une chevelure qui devient blanche au contact de blanc de céruse, qui servait de fard ou de teinture pour les cheveux, de sorte que la chevelure prend alors l’apparence de la blancheur due à l’âge : Eubule, Fragments, 98, 7 Kock ; de même dans le Lysis de Platon, 217d, 1-3.

468. Théophraste, Caractères, 2, 3, 4-5.

469. De même, dans l’hymne que Callimaque consacre à Artémis, le cyclope Brontès se retrouve avec une poitrine « épilée » , « sans poil » (ἄτριχον/ἀλώπηξ), victime de la jeune déesse, qui, assise sur ses genoux, s’amuse à arracher consciencieusement sa pilosité : Callimaque, Hymne à Artémis, 75-79.

470. Xénophon, Le Banquet, IV, 57, 4-5.

[. . . ] κάρψω μὲν χρόα καλὸν ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι, ξανθὰς δ’ ἐκ κεφαλῆς ὀλέσω τρίχας, ἀμφὶ δὲ λαῖφος ἕσσω, [. . . ]

« [. . .] je flétrirai donc cette belle peau sur tes membres recourbés, puis je ferai tomber ces cheveux blonds de ta tête, et te vêtirai de haillons, [. . .] » 472

Le caractère ambigu du retour d’Ulysse et des éléments qui conduisent à sa reconnaissance par les siens a donné lieu à de nombreuses études portant sur la cohérence de l’ensemble473. Les modalités de la scène de la métamorphose s’avèrent ainsi déroutantes. En effet, alors qu’Athéna doit faire en sorte que le héros ne soit pas identifiable par ses proches, elle s’ap-plique à modifier des éléments qui, en eux-mêmes, ne semblent pas vraiment caractéristiques du personnage : peau, cheveux et vêtements ; seuls ses yeux, que la déesse « éraille » (κνυζόω), pourraient trahir véritablement son identité car un regard est singulier.

Les éléments physiques qui subissent ici les transformations les plus conséquentes, placés en tête des propos de la déesse, à savoir la « belle peau » d’Ulysse (χρόα καλὸν) et sa blonde chevelure (ξανθὰς . . . τρίχας), sont associés à des verbes qui évoquent leur dégénéres-cence et leur destruction (κάρψω/ὀλέσω) : or, dans le monde homérique, le corps, en particulier sa beauté et sa force, tient une part active dans le processus d’héroïsation474, de sorte que le vieillissement induit par la métamorphose semble faire du corps d’Ulysse une sorte de néga-tion du corps héroïque ; le vieillissement tend à faire disparaître en lui toute trace de son statut, partant de son identité.

Le substantif apparaît également quand Ulysse, ainsi vieilli, se retrouve en présence des prétendants ; l’un d’entre eux, Eurymaque, ignorant l’identité réelle du vieillard, s’adresse à lui en ces termes :

οὐκ ἀθεεὶ ὅδ’ ἀνὴρ ᾿Οδυσήιον ἐς δόμον ἵκει· ἔμπης μοι δοκέει δαΐδων σέλας ἔμμεναι αὐτοῦ κὰ(κ) κεφαλῆς, ἐπεὶ οὔ οἱ ἔνι τρίχες οὐδ’ ἠβαιαί.

472. Homère, Odyssée, XIII, 398-400. Reprise du passage en XIII, 430-432 : κάρψε μέν οἱ χρόα καλὸν ἐνὶ γναμ-πτοῖσι μέλεσσι,/ξανθὰς δ’ ἐκ κεφαλῆς ὄλεσε τρίχας, ἀμφὶ δὲ δέρμα/πάντεσσιν μελέεσσι παλαιοῦ θῆκε γέροντος . . ., « (Athéna) flétrit sa jolie peau sur ses membres pliants, puis elle fait tomber ses cheveux blonds de sa tête, et il avait sur tous les membres la peau d’un très vieil homme . . . »

473. Pour un bilan des problèmes posés par ces épisodes, nous renvoyons à Sylvie Galhac, « Ulysse aux mille métamorphoses ? » , dans F. Prost et J. Wilgaux, op. cit., p. 15-30, et plus précisément p. 16-17.

474. V. Mehl, « Corps iliadiques, corps héroïques » , art. cit., p. 29 et 42. 474. Homère, Odyssée, XVIII, 353-355.

« ce n’est pas sans l’intervention des dieux que cet homme vient dans la maison d’Ulysse ; mais il me semble qu’un éclat de torche provient de sa tête, car il n’y a, dessus, pas de cheveux,