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Diversité des émotions : peur, délire et douleur, joie, désir et plaisir érotique

Des animaux et des hommes : θρίξ

B. Pilosité et chevelure pour exprimer un état intérieur

1. Diversité des émotions : peur, délire et douleur, joie, désir et plaisir érotique

Dès l’époque archaïque, le terme θρίξ se trouve ainsi étroitement associé à l’expression de la peur. C’est le cas dans l’Iliade lors des funérailles d’Hector, au moment où Priam voit venir à lui Hermès métamorphosé en un jeune prince inconnu :

[. . . ] σὺν δὲ γέροντι νόος χύτο, δείδιε δ’ αἰνῶς, ὀρθαὶ δὲ τρίχες ἔσταν ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι, στῆ δὲ ταφών·

« [. . .] et l’âme du vieillard est bouleversée, il a terriblement peur, ses poils se dressent tout droit sur ses membres recourbés, et il se tient debout, saisi de stupeur. » 541

La formule homérique indique que les poils d’Eurymaque se dressent tout droit (ὀρθαὶ δὲ τρίχες ἔσταν). La position de cette expression au sein du passage est à souligner dans la mesure où elle se trouve encadrée par trois verbes renvoyant à l’émotion du personnage (χύτο/δείδιε δ’ αἰνῶς/ταφών) : c’est en fait un constat d’ordre physiologique - la nature érectile des éléments pileux - qui constitue le socle sur lequel l’image de la peur est érigée ; le mouvement naturel de la pilosité lorsque le corps se trouve soumis à un stimulus intense devient dans ce passage le signe de l’état psychologique du personnage, le phénomène physique de « chair de poule » ex-primant sa profonde angoisse. Le jeu sur les formes d’aoriste poétique ἔσταν/στῆ542donne à voir le vieillard debout, dressé, à l’image de ses poils, mais, là où la tournure ὀρθαὶ δὲ τρίχες ἔστανindique le mouvement érectile, l’expression στῆ δὲ ταφών semble suggérer davantage l’immobilité propre à l’effroi, au saisissement.

541. Homère, Iliade, XXIV, 358-360.

Le même type d’emploi se rencontre à trois reprises dans l’univers tragique. Eschyle y recourt afin de manifester la peur et l’horreur de certains personnages. C’est tout d’abord le cas du chœur des Sept contre Thèbes, submergé par l’effroi à l’écoute des propos d’Étéocle :

῾Ικνεῖται λόγος διὰ στηθέων, τριχὸς δ’ ὀρθίας πλόκαμος ἵσταται, μεγάλα μεγαληγόρων

κλύειν ἀνοσίων ἀνδρῶν.

« La parole s’enfonce dans ma poitrine, ma chevelure bouclée se dresse toute hérissée à entendre les propos orgueilleux de ces hommes impies et arrogants. » 543

Les vers d’Eschyle rappellent l’expression employée pour Priam : dans les deux passages, le terme θρίξ se trouve associé aux adjectifs ὀρθός/ὄρθιος (le second, « droit » , dérivant du pre-mier, « debout, dressé » ) ainsi qu’au verbe ἵστημι, « dresser, placer debout » (ἔσταν / ἵσταται). Mais, chez Eschyle, le passage semble posséder une dimension hyperbolique : ce ne sont pas seulement les poils corporels, fins et courts, qui se dressent, mais bien l’ensemble de la cheve-lure qui suit le même mouvement, chevecheve-lure bouclée ou agencée en tresses comme l’indique le substantif πλόκαμος. L’image est sans doute destinée à exprimer l’intensité de l’émotion qui provoque cette manifestation physique : non pas seulement de la peur ou de l’appréhension, comme c’était le cas pour Priam à l’approche d’Hermès métamorphosé, mais plutôt de l’effroi face à la violence des propos.

Chez le même auteur, l’emploi du composé ὀρθόθριξ, très rare544, crée une image simi-laire. Le qualificatif intervient dans un contexte particulièrement sombre, lorsque le chœur des Choéphores exprime sa crainte face aux événements annoncés par le « prophète » (ὀνειρόμαν-τις), c’est-à-dire le remords anxieux qui torture Clytemnestre et la conduit à pousser, pendant la nuit, un cri lugubre, oracle de mort545. Le prophète est alors qualifié d’ὀρθόθριξ, adjectif qui peut désigner des cheveux ou des poils dressés. Si le DELG le traduit par « qui fait dres-ser les cheveux » 546, sens retenu également par le LSJ547, ce dernier propose aussi « with hair

543. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 563-566.

544. Deux occurrences seulement sont attestées, l’une chez Eschyle donc, l’autre chez Denys d’Halicarnasse, auteur du Ier siècle avant notre ère : LSJ, s. v. ὀρθόθριξ. Dans le corpus médical tardif, on relève également quatre occurrences des substantifs ὀρθοτριχία et ὀρθοτριχίασις, désignant la « chair de poule » (LSJ, s. v. ὀρθο-τριχία/ὀρθοτριχίασις: « hair which stands on end » /« standing up of the hair » ) : Pseudo-Dioscoride (Ierde notre ère), Theriaca, 6, 8 ; Pseudo-Galien (IIede notre ère), Pronostics issus de la science mathématique, vol. 19, p. 564, 12 Kühn (1830) ; Paul (VIIesiècle de notre ère), Abrégé de médecine. Livre VII, V, 8, 1, 7 ; Les Hippiatriques (IXesiècle de notre ère), 89, 2, 4 Hoppe-Oder (1924).

545. Eschyle, Les Choéphores, 32 : Τορὸς γὰρ ὀρθόθριξ [. . . ] / ὀνειρόμαντις [. . . ] 546. DELG, s. v. ὀρθός.

up-standing » . Cet adjectif s’avère en fait ambigu à double titre : le substantif θρίξ pouvant dé-signer les cheveux ou les poils (comme le mot anglais hair d’ailleurs), renvoie-t-il ici à l’un ou à l’autre ? Dans les occurrences précédentes, une précision permettait d’en clarifier la significa-tion : le fait que l’aède évoque les poils de Priam, et non ses cheveux, se déduit de la mensignifica-tion de ses membres (γναμπτοῖσι μέλεσσι), tandis que l’association de θρίξ et de πλόκαμος, nom qui renvoie de façon quasi exclusive à la chevelure, montre que, chez Eschyle, il s’agit bien de cette dernière. Dans le cas présent, rien ne permet de trancher. Doit-on considérer alors, en l’absence de précisions, que c’est l’ensemble de la pilosité, poils et cheveux confondus, qui se dresse ? La question reste pour l’instant ouverte.

Par ailleurs, le qualificatif indique-t-il que les éléments pileux sont dressés ou que le prophète les fait se dresser chez son auditoire ? Le contexte fournit peut-être là un élément de réponse. Un point commun se dessine entre la présente occurrence et celle issue des Sept contre Thèbes : dans les deux cas, l’évocation des cheveux dressés intervient dans un moment de parole intense. Dans les Sept contre Thèbes, c’est un discours violent qui provoque le mouvement des cheveux ; de même, dans le passage des Choéphores, le mouvement pileux est associé à la parole à travers l’expression ὀρθόθριξ ὀνειρόμαντις, le second terme désignant « celui qui prédit l’avenir d’après les songes, l’interprète des rêves » : comme dans les Sept contre Thèbes, le qualificatif ὀρθόθριξ semble alors indiquer que la parole prophétique agit sur la pilosité de qui l’entend, en la faisant se dresser. L’expression ὀρθόθριξ ὀνειρόμαντις semble donc devoir être traduite par « le prophète qui fait se dresser les poils » .

Un passage de l’Œdipe à Colone de Sophocle confirme ces remarques. Lorsqu’à la fin de la pièce, le messager relate la mort mystérieuse d’Œdipe, qui prend la forme d’une disparition miraculeuse, il évoque la voix d’un dieu venu le chercher - sans doute Charon548, une voix aux propriétés agissantes :

ἦν μὲν σιωπή, φθέγμα δ’ ἐξαίφνης τινὸς θώυξεν αὐτόν, ὥστε πάντας ὀρθίας στῆσαι φόβῳ δείσαντας εὐθέως τρίχας·

« c’était le silence, mais soudain la voix de quelqu’un appelle Œdipe à grands cris, au point que, tous éprouvant de la peur, leurs poils se dressent brusquement. » 549

548. Sophocle, Tragédies, tome III, p. 145, note 2. 549. Sophocle, Œdipe à Colone, 1623-1625.

Le terme θρίξ côtoie là aussi l’adjectif ὄρθιος ainsi que le verbe ἵστημι. Le mouvement de la pi-losité - poils ou cheveux ? - répond également à la peur générée par le caractère puissant de la voix perçue par les personnages. De même dans une scène de l’Ion de Platon : évoquant l’effet que produit sur lui la nature des vers qu’il récite, le rhapsode indique que son coeur bondit et que « ses poils se dressent de peur » (ὀρθαὶ αἱ τρίχες ἵστανται ὑπὸ φόβου), lorsqu’il déclame un passage terrible ou effrayant (φοβερὸν ἢ δεινόν)550. Les poils551réagissent ici également à une voix, une voix provenant cette fois non de l’extérieur, mais de l’intérieur : l’inspiration qui anime le rhapsode. Dans chacune de ces occurrences, ce qui induit la crainte des personnages, partant le mouvement de leur pilosité, relève du monde divin, de manifestations surnaturelles et énigmatiques : présence d’Hermès, voix de Charon, parole prophétique relevant de l’oracle insufflé par une divinité, ou bien encore souffle divin pour le rhapsode, qui, selon Socrate, est inspiré par les dieux, à l’instar des poètes.

Le substantif θρίξ permet donc de donner à voir les effets physiques de la peur, le mou-vement naturel des poils et des cheveux reflétant alors l’intensité de l’émotion. Plus tardive-ment, dans la poésie hellénistique, il peut également manifester certaines conséquences d’un autre état intérieur violent : l’amour. Ainsi Théocrite met-il en scène dans sa deuxième idylle une certaine Cimétha, amoureuse du Myndien Delphis et cherchant par des enchantements magiques à l’attirer à elle. Dans son invocation à Hécate et à la Lune, divinités favorables aux amants, elle décrit avec détails l’effet de ses sentiments sur elle :

Χὡς ἴδον, ὡς ἐμάνην, ὥς μοι περὶ θυμὸς ἰάφθη δειλαίας. Τὸ δὲ κάλλος ἐτάκετο κοὑδέ τι πομπᾶς τήνας ἐφρασάμαν· οὐδ’ ὡς πάλιν οἴκαδ’ ἀπῆνθον ἔγνων, ἀλλά μέ τις καπυρὰ νόσος ἐξαλάπαξεν κείμαν δ’ ἐν κλιντῆρι δέκ’ ἄματα καὶ δέκα νύκτας. [. . . ] Καί μευ χρὼς μὲν ὁμοῖος ἐγίνετο πολλάκι θάψῳ, ἔρρευν δ’ ἐκ κεφαλᾶς πᾶσαι τρίχες, αὐτὰ δὲ λοιπά ὀστί’ ἔτ’ ἦς καὶ δέρμα.

« Et lorsque je le vis, comme je fus prise de folie, comme mon cœur s’enflamma, infortunée que je suis.

Ma beauté se consuma, et je n’eus plus la tête à cette procession ; Je ne sais même pas comment je suis revenue chez moi, mais une maladie qui dessèche me ravagea et je restais étendue sur un lit pendant dix jours et dix nuits. [. . .]

Ma peau devenait absolument semblable au thapsus,

550. Platon, Ion, 535c, 7.

mes cheveux tombaient tous de ma tête et seuls me restaient encore les os et la peau. » 552

Le sort des cheveux (ἔρρευν δ’ ἐκ κεφαλᾶς πᾶσαι τρίχες) n’est pas évoqué seul ; la chevelure est ici un élément du corps soumis dans son ensemble aux affres de l’état amoureux, dont les effets sont dépeints en termes de dégradation de toutes sortes : perte de la raison, de la beauté, des cheveux, dessèchement et changement de teinte de la peau qui ressemble peu à peu à la couleur du thapsus, plante de la teinture jaune. Les sentiments éprouvés par Cimétha consti-tuent alors une véritable maladie (νόσος) qui semble vider le corps de sa substance (καπυρά). La beauté de la jeune femme, caractérisée par son teint et sa chevelure, seuls éléments phy-siques précis à être mentionnés, se flétrit : elle est même touchée par une atteinte rencontrée jusqu’à présent uniquement chez des hommes, la calvitie - l’expression ἔρρευν τρίχες rappe-lant d’ailleurs l’hapax τριχορρυές relevé chez Eschyle553- et la souffrance altère son teint qui, de la blancheur propre à la carnation des femmes dans le monde grec, vire au jaune, signe de son état émotionnel inhabituel554. Rien d’étonnant toutefois dans cette peinture du corps malade d’un amour contrarié : depuis les traités hippocratiques, la pilosité dans son ensemble revêt valeur de signe indiquant une pathologie, véritable « porte d’entrée sur l’intérieur du corps » 555.

Le même type d’image se retrouve chez Callimaque, dans une épigramme adressée à un certain Cléonicos de Thessalie, épris du jeune Euxithéos. Le poète s’inquiète de son état, avouant ne pas le reconnaître tant il a maigri556, et se montre compatissant car il semble par-tager les mêmes sentiments :

σχέτλιε, ποῦ γέγονας ;

ὀστέα σοὶ καὶ μοῦνον ἔτι τρίχες· ἦ ῥά σε δαίμων οὑμὸς ἔχει, χαλεπῇ δ’ ἤντεο θευμορίῃ.

῎Εγνων· Εὐξίθεός σε συνήρπασε· καὶ σὺ γὰρ ἐλθών τὸν καλὸν, ὦ μοχθήρ’ , ἔβλεπες ἀμφοτέροις.

« Malheureux, où en es-tu ? Tu n’as plus qu’os et poils. Est-ce mon démon qui te tient et as-tu rencontré une destinée pénible ? J’ai compris ; Euxithéos t’a captivé ;

552. Théocrite, Idylles, II, 82-90. 553. Voir supra, p. 108.

554. Sur la blancheur des femmes et les altérations du teint, voir A. Grand-Clément, op. cit., p. 211-216 et 234-244. 555. P. Brulé, Les sens du poil, op. cit., p. 48-51, en part. p. 48-49.

et ainsi toi, lorsque tu es entré, infortuné, tu dévorais le beau garçon de tes deux yeux. » 557

La description s’avère globale : là encore, la passion amoureuse a altéré le corps, mais le poète ne fournit pas de détails. L’altération physique est évoquée non en termes de perte mais à travers les éléments qui demeurent, os et pilosité, sans que soit précisé s’il s’agit de poils ou de cheveux. Véritable possession (ἔχω), l’état amoureux est assimilé, comme chez Théocrite, à une perte de contrôle de soi : perte de la raison, folie, ou démon (δαίμων) qui s’empare de l’être et provoque la dégradation corporelle.

Enfin, dans L’Assemblée des femmes d’Aristophane, l’emploi du substantif θρίξ permet d’évoquer le désir physique. Le prologue de cette comédie met en scène Praxagora évoquant les étreintes intenses qui se nouent le soir, dans la pénombre des alcôves, sous l’« oeil » (ὄμμα) flamboyant de la lampe qu’elle porte et à laquelle elle s’adresse directement :

(. . . ) μόνος δὲ μηρῶν εἰς ἀπορρήτους μυχοὺς λάμπεις, ἀφεύων τὴν ἐπανθοῦσαν τρίχα.

« Seule tu éclaires les cavités secrètes de nos cuisses, brûlant le poil qui y fleurit. » 558

Dans ce contexte, le terme θρίξ désigne la toison pubienne, et l’on retrouve dans ce passage l’image florale qui caractérise certains emplois de λάχνη et θρίξ. Dans ce passage, le rappro-chement avec les fleurs s’exprime à travers la formule τὴν ἐπανθοῦσαν τρίχα : le participe ἐπανθοῦσαν, composé du verbe ἀνθέω, renvoie au poil qui pousse, qui fleurit « en dessus/au dehors » , c’est-à-dire, comme le souligne Anatole Bailly, « en surface » . Il y a donc, dans l’ima-ginaire grec, une floraison pubienne comme il y a une floraison faciale, ce qui confirme le lien entre pilosité et pouvoir aphroditéen : Aphrodite préside bel et bien à toutes les formes de flo-raison559. Dans le cas de λάχνη, nous l’avons vu, l’image de la floraison permettait d’évoquer le flux de la pubescence des jeunes hommes, leur vigueur virile, au moment où le corps entre dans l’âge de la maturité sexuelle ; le rapport avec la sexualité s’exprime également chez Aris-tophane puisqu’elle s’applique au pubis et intervient dans le tableau d’ébats amoureux560. Aristophane joue de la suggestion : dans un tableau chargé d’érotisme, la chaleur de la lampe, veilleuse nocturne, vient « brûler » (ἀφεύων) cette toison nichée au creux des lieux intimes du

557. Callimaque, Épigrammes, 30, 2-6.

558. Aristophane, L’Assemblée des femmes, 12-13. 559. Voir supra, p. 47-48.

corps, tout comme le désir, également placé sous le signe d’Aphrodite561, brûle, enflamme le corps des amants. La toison qui se consume semble alors dire la passion charnelle.

Dans cette peinture du lien existant entre pilosité et émotions, trois occurrences oc-cupent une place à part. Si elles entretiennent certes un lien étroit avec l’expression d’un état intérieur, elles se distinguent cependant par deux aspects : d’une part, aucune des trois ne décrit de modification de l’aspect de la pilosité, comme on a pu le noter dans les cas précé-dents ; d’autre part, l’émotion du personnage mis en scène s’exprime à travers le lien que la chevelure lui permet de tisser avec une autre figure. Deux des occurrences sont issues des Phé-niciennes d’Euripide. Jocaste, submergée par la joie lorsqu’elle retrouve enfin son fils Polynice, invite ce dernier à la prendre dans ses bras en lui abandonnant ses joues et ses cheveux562. La chevelure de Polynice devient alors une « ombrelle » recouvrant la nuque de sa mère : παρη-ίδων τ’ ὄρεγμα δὸς τριχῶν τε, κυανόχρωτι χαίτας πλοκάμῳ δέραν σκιάζων ἀμάν, « donne, en les tendant, tes joues et tes cheveux, couvrant d’ombre ma nuque des boucles sombres de tes che-veux » 563. Scène intime qui manifeste le bouleversement intense étreignant une mère et son enfant, et semble faire de la chevelure de ce dernier un cocon rassurant, la mère se trouvant en effet blottie contre son fils, protégée par ses longues boucles564.

Plus loin, c’est l’évocation de la barbe de Tirésias qui permet de manifester l’état inté-rieur de Créon. En effet, face au devin qui lui révèle la nécessité d’égorger son fils Ménécée, Créon, anéanti par la douleur, adopte la posture du suppliant et implore Tirésias :

῏Ω πρός σε γονάτων καὶ γερασμίου τριχός. « Ô, par tes genoux et ta barbe vénérable . . . »565

Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit bien ici de pilosité faciale. Dès Homère en effet, l’idée de supplication, formulée par l’association du verbe ἱκετεύειν et du complément direct γοῦνα/γούνατα, s’exprime « dans le geste de parvenir aux genoux de quelqu’un »566, geste qui présente des variantes, parmi lesquelles celle de saisir les genoux et de toucher le menton.

561. G. Pironti, op. cit., p. 43.

562. Euripide, Les Phéniciennes, 306-309 : ἀμφίβαλλε μαστὸν/ὠλέναισι ματέρος,/παρηίδων τ’ ὄρεγμα δὸς/τριχῶν τε.

563. Euripide, Les Phéniciennes, 308-309. La chevelure abritant en ombrelle la nuque et les épaules est une image développée par Archiloque (Fragments, 40) ; le verbe employé est alors un composé de σκιάζω : κατεσκίαζε.

564. C’est là ce que suggère le sens des substantifs χαίτη et πλόκαμος sur lesquels nous reviendrons. 565. Euripide, Les Phéniciennes, 923.

566. F. Ribeiro de Oliveira, « La supplication chez Homère : geste concret et abstraction » , GAIA. Revue interdis-ciplinaire sur la Grèce ancienne, 14, 2011, p. 67-72, en particulier ici p. 67-68. Sur la supplication, voir également F. S. Naiden, Ancient Supplication, Oxford University Press, Oxford, 2006.

Depuis l’époque archaïque, le rite de l’ἱκετεία, la supplication rituelle, garantit une protection aux populations les moins défendues, les exilés et les fugitifs, qui pouvaient se placer sous la tutelle soit d’un dieu, se réfugiant auprès de son autel, de sa statue ou dans son τέμενος (« domaine du dieu, sanctuaire » ), soit d’un mortel, touchant alors les genoux ou le menton du supplié567.

C’est cette dernière posture qu’adopte ici Créon : prosterné face au devin, il en appelle à son menton, désigné ici métonymiquement par ce qui le recouvre, sa barbe, ainsi qu’à ses ge-noux, qu’il saisit sans doute même si l’acte en lui-même n’est pas montré, le contact physique revêtant une importance cruciale dans la supplication car il rend « le refus presque impossible ou du moins très difficile » 568. Associée aux genoux, la pilosité participe à la supplication, le geste de Créon, « symbole de la dernière ressource » 569, reflétant la violence de l’émotion qui l’envahit à l’écoute de l’oracle de Tirésias ; l’adjectif γεράσμιος souligne, pour sa part, à la fois le respect dû à ce dernier et son âge avancé570. Genoux et barbe possèdent alors une valeur rituelle. Enfin, dans le Phédon de Platon, c’est l’attitude de Socrate le jour de sa mort qui retient l’attention : Φαίδων. (. . . ) καταψήσας οὖν μου τὴν κεφαλὴν καὶ συμπιέσας τὰς ἐπὶ τῷ αὐχένι τρίχας - εἰώθει γάρ, ὁπότε τύχοι, παίζειν μου εἰς τὰς τρίχας - Αὔριον δή, ἔφη, ἴσως, ὦ Φαίδων, τὰς καλὰς ταύτας κόμας ἀποκερῇ; - ῎Εοικεν, ἦν δ’ ἐγώ, ὦ Σώκρατες. - Οὔκ, ἄν γε ἐμοὶ πείθῃ. - ᾿Αλλὰ τί ; ἦν δ’ ἐγὼ. - Τήμερον, ἔφη, κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας (. . . )

« Phédon - (. . .) Caressant ma tête et pressant les cheveux qui se trouvaient sur mon cou - il avait l’habitude en effet, quand l’occasion se présentait, de jouer avec mes cheveux, il dit : "Demain, Phédon, tu couperas sans doute ces beaux cheveux ? - Cela est probable, Socrate, répondis-je.

- Eh bien non ! si tu m’en crois. - Mais pourquoi ?, demandai-je.

- C’est aujourd’hui, dit-il, que je ferai couper les miens et toi les tiens (. . .)" »571

567. M. Kazanskaya, « Le rituel de l’ἱκετεία chez Hérodote » , Camenulae, 9, novembre 2013, p. 1-17, en part. p. 3. 568. Ibid. ; voir également J. Gould, « HIKETEIA » , Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 74-103, en part. 77. 569. F. Ribeiro de Oliveira, art. cit., p. 69.

570. Issu du substantif γέρας qui désigne « la part d’honneur, le don d’honneur, le privilège » (DELG, s. v. γέρας), le qualificatif γεράσμιος semble devoir être traduit, dans ce passage, par « honoré » , mais peut signifier aussi chez Euripide « de vieillard, vénérable par son âge » : ce sont là les traductions proposées respectivement par Pierre Chantraine et Anatole Bailly.

Socrate poursuit expliquant à Phédon que, s’ils ne réussissent à contrer par leur argumenta-tion la thèse de leurs adversaires, Simmias et Cébès, ils devront couper leur chevelure respec-tive le jour même (Τήμερον...κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας)572. La coupe revêt là une double dimension : prévue pour le lendemain (αὔριον), elle répond sans nul doute au contexte du deuil, geste de douleur et d’hommage après le décès de Socrate ; envisagée le jour même, elle s’inscrit dans le développement philosophique comme enjeu de débat.

Quant à la caresse de Socrate (καταψήσας), geste familier et coutumier, elle semble ex-primer la tendresse du philosophe envers son ami, qui l’assiste en son dernier jour, et peut-être aussi sa sérénité malgré l’échéance qui l’attend573. L’expression employée par Platon, παίζειν μου εἰς τὰς τρίχας, est ambiguë : elle est ainsi traduite parfois par « jouer avec mes cheveux » 574, mais aussi par « plaisanter sur mes cheveux » 575, tandis qu’Anatole Bailly propose également « se moquer de mes cheveux » . Le geste possède une dimension de plaisir érotique : plu-sieurs réflexions platoniciennes évoquent l’homoérotisme masculin, le plaçant comme point de départ de la « théorie métaphysique » 576. Dans cette scène comme dans d’autres dialogues, Socrate se trouve ainsi entouré de jeunes hommes, discutant avec eux : ce type de situation reproduit les relations entre érastes et éromènes, « conférant à plusieurs dialogues une atmo-sphère érotique » 577. La caresse de Socrate à Phédon s’inscrit dans ce cadre : traduire le verbe παίζω par « jouer » , compte tenu de l’ambiguïté que cette traduction implique, reflète sans doute davantage cette dimension.

Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évoquer la peur ou les ravages de l’amour, les auteurs s’ap-puient sur le mouvement naturel ou sur l’état de la pilosité pour signifier l’intensité de l’émo-tion de son propriétaire, tandis que pour d’autres états affectifs, c’est le lien qui s’établit avec la pilosité d’autrui qui permet de signifier l’affect : poils et cheveux peuvent alors intervenir