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Du poil au crâne de Thersite : λάχνη

A. Thersite face aux héros

1. Le poil clairsemé de Thersite

L’unique apparition de Thersite dans les épopées homériques met au premier plan tant sa laideur physique que celle de son discours. Tout en propos malveillants, lui qui ne cesse de critiquer Agamemnon dans l’affaire de la captive Briséis, il provoque chez Ulysse et Achille un sentiment d’horreur et de haine. Le terme λάχνη figure à la fin du portrait du personnage de sorte qu’il en constitue la touche finale :

Θερσίτης δ’ ἔτι μοῦνος ἀμετροεπὴς ἐκολώᾳ, ὃς ἔπεα φρεσὶν ᾗσιν ἄκοσμά τε πολλά τε ᾔδη, μάψ, ἀτὰρ οὐ κατὰ κόσμον, ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν, ἀλλ’ ὅ τι οἱ εἴσαιτο γελοίιον ᾿Αργείοισιν ἔμμεναι· αἴσχιστος δὲ ἀνὴρ ὑπὸ ῎Ιλιον ἦλθε· φολκὸς ἔην, χωλὸς δ’ ἕτερον πόδα· τὼ δέ οἱ ὤμω κυρτὼ, ἐπὶ στῆθος συνοχωκότε· ἀυτὰρ ὕπερθε φοξὸς ἔην κεφαλήν, ψεδνὴ δ’ ἐπενήνοθε λάχνη. ῎Εχθιστος δ’ ᾿Αχιλῆι μάλιστ’ ἦν ἠδ’ ᾿Οδυσῆι· τὼ γὰρ νεικείεσκε·

« Thersite, seul, persiste à piailler sans mesure. Son cœur connaît des mots malséants, à foison, et, pour s’en prendre aux rois, à tort et à travers, tout lui est bon, pourvu qu’il pense faire rire les Argiens. C’est l’homme le plus laid qui soit venu sous Ilion ; bancroche et boiteux d’un pied, il a de plus les épaules voûtées, ramassées en dedans ; ensuite, sur sa tête pointue pousse

138. Sur ces réhabilitations, voir L. Spina, art. cit., p. 280-281. 138. Homère, Iliade, II, 212-221. C’est nous qui soulignons.

un poil clairsemé. Il fait horreur surtout à Achille et Ulysse, qu’il querelle sans répit. » 139

Cette occurrence isolée, d’autant plus singulière que d’autres mots permettent, dans la langue grecque archaïque, de désigner la chevelure, le cheveu, ou la calvitie140, n’a, selon nous, rien de fortuit. Comme le souligne Gregory Nagy concernant l’usage des mots au sein des poèmes épiques, l’aède possède la liberté de dire très exactement ce qu’il veut dire, le choix des mots ne relevant en rien du hasard141. De fait, loin d’être anodin, l’usage du terme λάχνη, par les images qu’il convoque, paraît, tout au contraire, particulièrement signifiant. Lorsque l’on confronte ce passage aux occurrences étudiées précédemment, le jeu de connotations qui se déploie dessine en effet certains rapprochements.

Sur la base de la signification - « chevelure ou pilosité épaisse, touffue » - qu’en propose tardivement Hésychius142, on a parfois considéré que le mot λάχνη désignait la « tignasse » 143 de Thersite, une chevelure abondante, touffue et rebelle144. Pourtant, à y regarder de plus près, étude lexicale et contexte d’emploi suggèrent tout autre chose. En effet, comme nous l’avons indiqué, le nom λάχνη désigne généralement le « poil » , le DELG proposant de le tra-duire par « duvet, poil, toison » 145, tandis que, dans le cas spécifique de Thersite, Anatole Bailly adopte le sens de « poil frisé de la chevelure » 146. Le crâne de Thersite ne présenterait donc pas à proprement parler des cheveux mais plutôt des poils, ce que confirme le paral-lèle avec les figures anthropomorphes et humaines observées précédemment, qui partagent le même lexique.

Des poils donc, non des cheveux, et la nuance est notable : dans l’Iliade, Thersite appa-raît ainsi comme un personnage singulier qui arbore en guise de chevelure ce que d’autres dans les poèmes épiques portent au visage ou sur leur torse, voire, chez Empédocle, sur leurs parties génitales. Nul doute que ce genre de détails n’échappait en rien à l’auditoire des poèmes homériques, rompu aux images générées par la parole poétique147. L’expression

139. Homère, Iliade, II, 212-221. C’est nous qui soulignons.

140. Par exemple, dans l’Odyssée, lors de la métamorphose d’Ulysse en vieillard au moment où Athéna fait tom-ber ses cheveux (XIII, 429-432), ou bien encore quand ce dernier, une fois transformé, se retrouve en présence des prétendants et qu’Eurymaque se moque de son crâne chauve (XVIII, 353-355), le substantif employé est θρίξ.

141. G. Nagy, Le meilleur des Achéens, op. cit., p. 25-27. 142. Hésychius, Lexicon, tome 3, p. 18.

143. D. Lavergne, op. cit., p. 18.

144. C’est là le sens proposé par le TLFi. 145. DELG, s. v. λάχνη.

146. Le LSJ propose pour sa part de traduire par « thin hair » , ce qui s’avère ambigu dans la mesure où l’on peut traduire l’expression par « poil » ou « cheveu fin » : LSJ, s. v. λαχναῖος.

appliquée au crâne de Thersite se trouve par ailleurs reprise presque à l’identique pour dé-crire le manteau de pourpre de Nestor148, ce qui invite à rapprocher ces occurrences. Dans les deux cas, l’aède recourt à une même formule où seul varie le qualificatif du nom λάχνη : le tour ψεδνὴ δ’ ἐπενήνοθε λάχνη employé pour Thersite devient οὔλη δ’ ἐπενήνοθε λάχνη, s’agis-sant du vêtement. Là où l’adjectif οὔλη donne à voir quelque chose de « serré, touffu, épais, dru » 149, qui signale sans doute la qualité du manteau royal de Nestor, le terme ψεδνή évoque à l’inverse la rareté, les emplois de cet adjectif relevant essentiellement de l’expression de la calvitie150.

Le rapprochement entre ces formules permet de préciser l’apparence capillaire de Ther-site : son crâne présenterait des poils ressemblant à des fils incurvés, sans doute un peu entor-tillés, frisottés151, à l’instar des fibres laineuses, et formant non une couverture dense comme pour le manteau, mais tout au contraire clairsemée. Thersite est donc un guerrier au crâne dé-sertique, dont les quelques poils, leur nombre et leur forme, sont d’autant plus visibles qu’ils sont rares. C’est dans ce contexte qu’est employé le qualificatif φοξός, « pointu » ,152, dans le vers φοξὸς ἔην κεφαλήν. Ce terme peut se comprendre de deux manières : peut-être évoque-t-il la forme du crâne de Thersite qui se trouve exposée aux yeux de tous, une tête pointue, à moins qu’il ne renvoie à la nature de son poil, un poil à l’aspect hérissé, hirsute.

Cette occurrence tend donc à souligner et renforcer la singularité de Thersite, à le dis-tinguer sur le mode de la dépréciation, véritable personnage repoussoir. Son aspect capillaire, unique dans le monde homérique, signale qu’il n’est pas une figure comme les autres et per-met de définir par contraste ce que sont les héros, rarement décrits de façon détaillée : l’aspect du héros se déduit de celui de Thersite, tant les difformités de ce dernier sont « terme à terme, opposées aux qualités physiques des guerriers iliadiques » 153, dont le corps brille par sa sta-ture, sa musculature développée qui assure la force, mais aussi par sa beauté et sa jeunesse.

148. Voir supra, p. 37-38. 149. DELG, s. v. οὖλος. 150. DELG, s. v. ψεδνός.

151. Pour les explications étymologiques rapprochant le mot λάχνη de la racine *wel, « tourner, tordre » : voir supra, p. 38.

152. DELG, s. v. φοξός. 153. V. Mehl, art. cit., p. 30.