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D’Ésope à Aristophane, chevelure et affects sur le mode comique et parodique

Des animaux et des hommes : θρίξ

B. Pilosité et chevelure pour exprimer un état intérieur

4. D’Ésope à Aristophane, chevelure et affects sur le mode comique et parodique

Le ton est encore bien différent dans une occurrence relevée chez Ésope. L’humour préside ainsi au mauvais traitement que le personnage de l’avare inflige à ses cheveux dans la fable ésopique éponyme643, illustration de la vacuité attachée à l’idée de possession : dé-possédé de tout l’or qu’il avait enfoui dans son jardin par un ouvrier observateur, l’avare, anéanti, se lamente (θρηνεῖν) et finit par « s’arracher les cheveux » (τίλλειν τὰς τρίχας). Comme pour Priam dans l’Iliade, il s’agit ici aussi d’exprimer la douleur ressentie par le personnage, mais, l’on assiste à un détournement du motif épique : contrairement à l’épopée où la manifes-tation de la souffrance répondait à une situation funeste, en l’occurrence la mort d’un enfant, dans le cas présent, pas de contexte tragique ni de noblesse des sentiments ; le geste souligne en fait le caractère excessif de la réaction de l’avare, qui pleure un bien matériel, son or, comme d’autres pleureraient un proche, ce qui permet de mettre en relief sa démesure.

La comédie Lysistrata d’Aristophane offre les trois derniers exemples de violences en-vers la chevelure : ce sont alors des gestes infligés non plus à soi-même mais à autrui, et deux d’entre eux prennent la forme d’une menace. Alors qu’Athènes et Sparte sont en guerre, l’athé-nienne Lysistrata invite les femmes de la cité à se refuser à leurs maris dans le but d’arrêter le conflit. Le terme θρίξ intervient dans ce contexte une première fois lorsque, face à un ma-gistrat qui veut arrêter Lysistrata et une de ses compagnes de lutte, l’une des leurs, Stratyllis, cherche à le faire reculer en affirmant que, s’il s’en approche, elle lui arrachera les cheveux :

642. E. Cantarella, op. cit., p. 23 et 62-70. 643. Ésope, Fables, 344 (Chambry) : Φιλάργυρος.

ἐγὼ ΄κποκιῶ σου τὰς στενοκωκύτους τρίχας644. Si le verbe ἐκποκίζω, issu du terme ποκίζομαι645 qui signifie « tondre » 646, renvoie clairement à l’arrachement des cheveux, l’adjectif στενοκω-κύτους, qui qualifie les cheveux (τρίχας), s’avère pour sa part difficile à traduire : il est ainsi rendu tout à tour par « je te ferai pleurer amèrement » 647, « ça va hurlululer ! » 648, « mal-gré tes gémissements et tes cris » 649, « vagipleureurs » 650, ou encore par « que tu pleures déjà tant » 651, pour ne citer que quelques exemples. Il s’agit en fait d’un composé redondant formé du verbe στένω, « se lamenter » , et du nom κωκυτός, issu de κωκύω, « pousser un cri aigu et plaintif » 652, les deux mots se renforçant donc l’un l’autre pour mieux suggérer l’intensité de la douleur consécutive à l’arrachement : « je vais te le plumer, ton crâne, en t’arrachant des cris de douleur ! » .

Menace également à la fin de la pièce, quand un Athénien cherche à chasser un homme qui gène le passage. Après lui avoir demandé par deux fois de se retirer, l’athénien, face à son refus, " hausse le ton " et le prévient que s’il persiste, il se lamentera « longuement sur ses cheveux » : κωκύσεσθε τὰς τρίχας μακρά653. Si l’intention est de manière évidente l’intimi-dation, la menace n’est pas clairement énoncée : compte tenu du contexte, pour faire partir l’importun, l’Athénien ne peut que le saisir par les cheveux et le traîner ainsi pour l’éloigner. On retrouve là le verbe κωκύω, qui entrait précédemment dans la formation du qualificatif στενοκώκυτος, et qui, au moyen, suivi de l’accusatif654, désigne le fait de « se lamenter sur quelqu’un/quelque chose » . Si l’athénien ne formule donc pas explicitement la violence qu’il pense infliger, il en évoque les effets : la douleur générée par l’acte en lui-même.

La prise de conscience par Lysistrata de ce que ses compagnes, malgré leur enga-gement, cèdent progressivement à leurs désirs, donne lieu au dernier emploi du substantif

644. Aristophane, Lysistrata, 448-449 : εἰ τἄρα νὴ τὴν Ταυροπόλον ταύτῃ πρόσει/ἐγὼ ΄κποκιῶ σου τὰς στενοκω-κύτους τρίχας, « Par Artémis adorée à Tauris, si tu t’approches de cette femme, je vais te le plumer, ton crâne, en t’arrachant des cris de douleur ! » .

645. Le verbe dérive du substantif πόκος, « toison » . 646. DELG, s. v. πόκος.

647. Aristophane, Lysistrata, traduction par André-Charles Brotier, texte établi par Louis Humbert, Paris, Garnier frères, 1889, p. 111-187.

648. Aristophane, Théâtre complet, tome II, texte traduit, présenté et annoté par Victor-Henri Debidour, Paris, Gallimard, 1966, p. 157.

649. Eugène Talbot, Aristophane. Traduction nouvelle, tome II, préface de Sully Prudhomme, Paris, Alphonse Le-merre, 1897, p. 133.

650. Aristophane, Théâtre complet, textes présentés, traduits et annotés par Pascal Thiercy, Paris, Gallimard, 1997, p. 594.

651. Aristophane, Lysistrata, traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 45.

652. DELG, s. v. κωκύω. Sur les particularités de certains composés chez Aristophane, voir E. S. Spyropoulos, L’accumulation verbale chez Aristophane, Thessaloniki, 1974, p. 5.

653. Aristophane, Lysistrata, 1222. 654. DELG, s. v. κωκύω.

θρίξdans un contexte de brutalité : abattue, Lysistrata explique ainsi avoir surpris plusieurs femmes qui tentaient de rejoindre leurs hommes655, et en avoir agrippé une par les cheveux pour l’empêcher de s’enfuir. Le comique naît des tentatives saugrenues, désespérées et déses-pérantes, entreprises par ces femmes656, la palme du ridicule revenant à celle qui nous inté-resse ici. La scène vaut son pesant d’or. Lysistrata la décrit perchée sur un moineau (ἐπὶ στρού-θου), songeant à s’abattre sur un homme du nom d’Orsilochos, et elle précise : « je l’ai retenue par les cheveux » , τῶν τριχῶν κατέσπασα657, le verbe κατασπάω indiquant que l’on « tire » quel-qu’un ou quelque chose « vers le bas » .

L’image du moineau chevauché peut paraître des plus saugrenues mais ce serait oublier que, dans le monde antique, le volatile est étroitement lié aux œuvres d’Aphrodite, comme en témoignent des vers de Sappho et de Catulle658, et fait partie de ses attributs. Dans le lan-gage argotique, le substantif στροῦθος désigne en fait le phallus659. L’iconographie atteste par ailleurs que des oiseaux-phallus660 de bonne taille, pas nécessairement des moineaux, sont ainsi « chevauchés à travers les airs par des femmes ou des satyres » 661. Le rire naît de ce que l’acte de la dame constitue une première tentative d’échapper à l’interdit posé par Lysistrata ; les « possibilités comiques » offertes par l’état de manque sexuel662sont pleinement exploi-tées à travers l’image du moineau/phallus : avant même de rejoindre son amant, la dame a donc tenté de s’envoler en chevauchant ce qui ressemble fort à un godemiché663!

Dans le monde épique et tragique, la majorité des emplois du substantif θρίξ entretient donc un lien étroit avec l’expression du deuil et de la perte664. L’être en proie à la souffrance brutalise sa propre chevelure en lui infligeant des atteintes dont l’intensité peut varier. Forme

655. Aristophane, Lysistrata, 719. 656. Aristophane, Lysistrata, 720-723.

657. Aristophane, Lysistrata, 723-725 : τὴν δ’ ἐπὶ στρούθου μίαν/ἤδη πέτεσθαι διανοουμένην κάτω/ἐς ᾿Ορσιλόχου χθὲς τῶν τριχῶν κατέσπασα.

658. Sappho, Fragments, I, 1, 1-12 ; Catulle, Poésies, II, 1.

659. Aristophanes, Lysistrata, edited with introduction and commentary by J. Henderson, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 164-165.

660. Voir figure 7.

661. K. J. Dover, Homosexualité grecque, op. cit., p. 165. Sur cette dimension sexuelle du moineau, voir également D. Staples, Pea pteroenta. Plot and metaphor in Aristophanes, Boston University, 1978.

662. K. J. Dover, op. cit., p. 184.

663. Le terme est retenu par Claude Calame pour certaines représentations iconographiques : Cl. Calame, L’Éros dans la Grèce antique, Paris, Belin, 1996, p. 105.

664. On relève également deux occurrences chez des tragiques postérieurs à Sophocle et Euripide, Achaeos d’Éré-trie et Agathon (Vesiècle avant notre ère) : le caractère très parcellaire des textes ne permet cependant pas de se faire une idée précise de la valeur que le terme pouvait y posséder. Le substantif désigne ainsi la chevelure dans le fragment 10 d’Achaeos et évoque, semble-t-il, plus précisément la chevelure coupée (κουρίμου χάριν τριχός) des Courètes dans le fragment 3 d’Agathon : B. Snell, Tragicorum Graecorum fragmenta, vol. 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1971.

la plus violente, l’arrachement constitue une réaction à vif face à des circonstances funestes, désolantes et particulièrement pénibles, parfois contre-nature. Moins brutal mais tout aussi mutilant, le sectionnement des cheveux présente, quant à lui, un caractère ritualisé : il inter-vient en effet tantôt dans l’après-coup en hommage au disparu, une mèche étant alors le plus souvent déposée sur son tombeau, tantôt, appliqué à autrui, comme prélude au sacrifice. Avec les œuvres lyriques, comiques et les fables, on assiste à une nette inflexion du nombre d’oc-currences et de la gravité du propos : même si l’acte d’arrachement perdure, les emplois se teintent de dramatisation, parfois ironique comme dans le cas de l’avare, mais aussi d’hu-mour ; accompli sur autrui, le geste peut prendre dans certains cas valeur de menace665.