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Suivant les critères proposés par Kaufman, en France la GRH moderne semble s’être développée plus précocement qu’aux États-Unis. En effet, pour Fombonne (2001), qui a réalisé un riche ouvrage sur l’histoire française des fonctions Personnel et ressources humaines, les prémices de la fonction Personnel se situent dans les années 1830 jusqu’à la Première Guerre mondiale, dans ce qu’il appelle « la fonction Personnel sans chef du personnel » (ibid., pp. 15-245). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, commence à se répandre la fonction de secrétaire général, qui a pour

charge la gestion administrative du personnel, « étant entendu que les décisions d’embauche, de salaires, d’affectations, de sanction, etc. restent du ressort du conseil d’administration » (ibid., p. 49). Dans le dernier quart du XIXe siècle, apparaissent

progressivement les premiers « bureaux » et « chefs » du personnel, aux houillères de Béthune, au Comptoir national d’escompte, ou chez Schneider (ibid., pp. 47-48) ; avec un rôle qui reste très essentiellement de gestion administrative. Chez Schneider le service du personnel est néanmoins appelé « service d’embauche », un des premiers signes d’évolution vers un véritable service du personnel.

Le principal facteur explicatif de cette précocité française est certainement l’arrivée de la révolution industrielle, synonyme de croissance des entreprises, qui sera plus tardive outre-Atlantique. En effet, comme le soulignent Abord de Châtillon, Desmarais et Meunier (2003) ou Fombonne (2001, notamment p. 2), un des principaux déterminants de l’apparition dans une entreprise d’une fonction Personnel ou ressources humaines se situe dans l’augmentation des effectifs, qui finissent par atteindre « une taille qui ne permet plus la supervision simple de l’ensemble des salariés » (Abord de Châtillon et al., 2003, p. 6). En France, avant l’apparition des premiers services du personnel, le recrutement et l’administration du personnel ont

39 été assurés par une diversité d’acteurs. En se basant sur de nombreuses archives, Fombonne (2001, pp. 15‑37) relève qu’au XIXe siècle, lorsqu’ils ne délèguent pas ces

décisions à un délégué-administrateur, un directeur général, un directeur, un comité d’administration ou de direction, ce sont les conseils d’administration eux-mêmes qui prennent directement les décisions relatives à la gestion du personnel. En conséquence, certains conseils d’administration doivent prendre un nombre considérable de décisions concernant le personnel. Fombonne évoque un exemple extrême de ces listes de décisions prises par les conseils d’administration :

Ainsi, le conseil d’administration de la Compagnie du chemin de fer Paris à Orléans, dans sa séance 15 janvier 1897, traite 122 attributions de secours, 56 demandes de secours, 2 bourses pour des filles d’ouvriers, 136 nominations, mutations et augmentations de salaires, 44 mises en invalidité, 39 gratifications, 2 radiations, 16 autorisations de congés, 16 demandes de congé-maladie, 56 révocations d’emploi. Des décisions en nombres du même ordre de grandeur sont prises au cours des séances suivantes : 22 janvier, 5 février, etc. (Fombonne, 2001, p. 19).

Imaginez le conseil d’administration de la SNCF se retrouver chaque semaine pour décider de toutes les embauches et mutations du groupe !

Par ailleurs, la révolution industrielle est à l’origine de nombreuses crises sociales, avec une forte augmentation des conflits sociaux. En France, de 267 conflits répertoriés en 1891 on passe à 1 502 en 1910 (Andréani, 1968, p. 240, cité par Fombonne, 2001). Pozzebon et al. (2007), qui se sont intéressés à l’histoire des ressources humaines au Canada et aux États-Unis, établissent, à l’instar de Kaufman (2014), un lien central entre l’émergence des premiers services de gestion du personnel et « l’agitation ouvrière ». Ces auteurs dessinent un lien clair entre le « problème ouvrier »1, qui atteindra un pic à la fin de la Première Guerre mondiale et la

naissance de la gestion du personnel qui devient la « solution de l’employeur » (Kaufman, 2014, p. 199).

De plus, au début du XXe se répandent les idées de Taylor. Son œuvre principale,

The Principles of Scientific Management, est publiée en 1911 aux États-Unis (Taylor,

1919 [1911]) et traduite dès 1912 en français. Mais son influence commence à partir de la fin du XIXe aux États-Unis (Bernoux, 2009 [1985], p. 63). L’organisation

« scientifique » du travail que défend Taylor repose sur une conception réductrice de l’Homme au travail – et de la science. Le travailleur, principalement sinon uniquement motivé par l’argent, doit exécuter des tâches organisées par la direction suivant une one best way qu’elle a définie. Son dialogue avec un ouvrier et le commentaire qui le suit sont révélateurs de la conception taylorienne de l’ouvrier :

“Eh bien, si tu es un homme qui vaut le prix2, tu feras exactement ce que te

dit cet homme, du matin jusqu’au soir. Quand il te dit de ramasser une

1 Nous reprenons ici l’expression de Pozzebon et al. (2007, p. 100) qui traduit l’expression anglo-

saxonne « labor problem ».

Une brève histoire de la GRH et de la FRH

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gueuse [en acier] et de marcher, tu la prends et tu marches, et quand il te dit de t’assoir et de te reposer, tu t’assois. Et en plus de ça, pas d’impudence1.”

[…]

Cela semble être des paroles dures. Et en effet elles le seraient si on les utilisait avec un mécanicien éduqué, ou même un ouvrier intelligent. Avec un homme de type mentalement lent tel que Schmidt [le nom de l’ouvrier], elles sont appropriées et ne sont pas méchantes, puisqu’elles sont efficaces pour fixer son attention sur les hauts salaires qu’il veut et à l’écart de ce que, si on y attirait son attention, il considérerait probablement comme un travail incroyablement dur. (Taylor, 1919 [1911], pp. 45‑46, n.t. traduit avec l’appui de Bernoux, 2009, p. 71).

Parmi les modèles industriels d’organisation du travail, le modèle taylorien semble être celui qui se prête le moins au développement de la GRH et de la FRH telles que nous les avons définies. En effet, dans ce modèle, la vision réductrice du travailleur et du travail, et le fait que tous les déterminants du travail prescrit y soient tenus par les ingénieurs (salaire, organisation, méthode, outils, management, formation), rendent plus utile à l’entreprise un administrateur du personnel qu’un DRH.

L’arrivée du taylorisme est pourtant importante dans l’émergence de la fonction RH. D’une part, parce que, comme nous le verrons infra (2.3.5), le courant des « ressources humaines » s’est forgé dans la contradiction du modèle taylorien de l’Homme au travail. D’autre part, parce que les travaux de Taylor représentent certainement la première réflexion poussée, ayant fait l’objet d’expérimentations systématiques, à la fois sur l’organisation du travail, les méthodes, la motivation des salariés et les modes de management. C’est en tout cas la première à connaître une grande renommée internationale.

Par ailleurs, l’application “brutale” des principes de Taylor par ses successeurs, qui se résumera souvent à une rationalisation de l’organisation du travail et une augmentation de la productivité, entraînera elle aussi des conflits sociaux violents (Bernoux, 2009 [1985], pp. 77‑78), qui, comme nous l’avons dit supra, ont participé à l’émergence de la fonction.

Enfin, dans le sillage de la croissance économique et des conflits sociaux, de la fin du XIXe jusqu’à la Première Guerre mondiale, en France se développent des cadres

législatifs et réglementaires relatifs au travail et au syndicalisme. Pour Fombonne (2001, pp. 51‑126) et Igalens (1999, pp. 17‑18), ces lois participent aussi à l’émergence d’une fonction Personnel personnifiée. Il s’agit par exemple de la loi du 21 mars 18842, autorisant la création de syndicats, ou la loi du 9 avril 18983 considérée par

Campoy et al. (2011, p. 212) comme « l’acte de naissance de la responsabilité (forfaitaire) de l’employeur ». Dès lors, en cas d’accident du travail, la réparation est

1 « no back talk ».

2 Disponible sur le site de la BNF : http://gallica.bnf.fr/ 3 Disponible sur le site http://travail-emploi.gouv.fr/

41 à la charge de l'employeur « sans qu'il soit nécessaire de chercher une éventuelle faute de [sa] part » (Igalens, 1999, p. 17).

2.3.3. Un tournant pendant la Première Guerre