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Il est difficile de tracer l’évolution historique des pratiques en matière de gestion de projet industriel dans la chimie. En effet, la littérature consacrée à l’histoire de l’industrie chimique se concentre essentiellement sur l’évolution des procédés – ce qui est en soi une indication. En se basant sur son expérience chez Rhône-Poulenc, ancien grand groupe de la chimie, Charue (1995) relève néanmoins que ce qui était entendu par le terme « projet » a évolué au cours des années 1980- 1990. La notion a progressivement dépassé la simple construction de l’unité de production, pour englober les questions de faisabilité, de développement des procédés en laboratoire et de lancement commercial. Chez Rhône-Poulenc, on est donc peu à peu passé d’un processus de conception principalement piloté par les procédés à une vision plus systémique et stratégique. D’après Charue, cette évolution est sous- tendue :

- d’une part, par l’évolution du type de production en occident qui, comme nous l’avons vu, a fait l’objet d’un recentrage autour de la chimie de spécialité (voir section 1.2.3, p. 28), ce qui a conduit à une plus grande réflexion sur la conception des produits, répondant à des besoins plus spécifiques des clients et à une plus grande exigence en termes de réactivité ;

Dans l’industrie chimique, la gestion de la sécurité industrielle et les modes de production sont donc déterminants pour la gestion des ressources humaines, en termes d’organisation du travail, de gestion des effectifs, de GPEC, de détection des « signaux faibles », de gestions des relations sociales et de communication. Les caractéristiques spécifiques de l’industrie chimique tendent donc à complexifier davantage la gestion de la SST par les professionnels RH.

99 - d’autre part, par une évolution des théories de la gestion de projet, visant une meilleure coordination des multiples intervenants, et une meilleure maîtrise des budgets et des délais.

Charue (1995) souligne par ailleurs que dès le milieu des années 1980, se développent des méthodologies de projet intégrant les exploitants pour aborder les questions telles que l’accessibilité des tuyaux, des pompes et des prises d’échantillon, etc. Pourtant, comme le souligne Daniellou (2013, pp. 5‑6), les conduites de projet dans les industries à risque peuvent connaître de nombreux travers, contrariant la prise en compte des facteurs organisationnels et humains dans la conception :

- La maîtrise d’ouvrage définit des objectifs initiaux purement techniques et économiques, sans s’interroger sur l’activité des utilisateurs finaux.

- Elle confie la conduite du projet à la maîtrise d’œuvre (ingénierie), puis s’en remet à elle. La fonction maîtrise d’ouvrage n’est que faiblement identifiée et représentée pendant la phase de conception.

- Le projet est alors piloté à partir des seuls enjeux techniques et financiers; les questions relatives à l’organisation, au recrutement et à la préparation des futurs opérateurs sont traitées tardivement, comme un résultat des orientations techniques retenues.

- Le travail réalisé dans les installations actuelles ou dans les pilotes industriels par les opérateurs d’exploitation, les difficultés et incidents qui y sont rencontrés sont peu analysés et pris en compte par l’ingénierie. - Les spécifications « facteurs humains » sont peu présentes dans les cahiers

des charges. […]

- Les instances représentatives du personnel sont informées tardivement et de façon incomplète. Le débat social porte principalement sur les aspects statutaires et salariaux.

- Les futurs opérateurs de production et de maintenance prennent connaissance des procédés et des installations à un moment où le projet est presque figé. La constitution des équipes et la formation sont effectuées à une phase tardive du projet.

- Les études de danger et les analyses de risques sont principalement conduites du point de vue de la « sécurité réglée » : mise en place de barrières telles qu’automatismes et procédures. L’enjeu de la « sécurité gérée » (la disponibilité à tout moment de compétences de terrain pour faire face à une situation imprévue) est peu considéré. Les situations à risques sont identifiées et les procédures pour y faire face sont écrites par les experts du projet, sans interaction avec les équipes d’exploitation. Ces documents reflètent alors parfois des hypothèses de situations normées et de comportements formatés des opérateurs, qui ne correspondent pas à la réalité probable de l’exploitation (Daniellou, 2013, pp. 5‑6).

Un rapport de l’Association internationale des producteurs gaziers et pétroliers (OGP, 2011) corrobore ce point de vue. Il montre de nombreux exemples de non

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prise en compte des facteurs organisationnels et humains dans les processus de conception dans une industrie à risque et leurs conséquences parfois dramatiques (voir en particulier les annexes 1 et 2 du rapport, pp. 23-42).

Les travaux de l’Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI), fondé peu de temps après l’accident d’AZDF et dont le conseil d’administration est composé de plusieurs représentants du milieu industriel, semblent toutefois témoigner d’une certaine prise de conscience quant au développement nécessaire de la prise en compte des facteurs organisationnels et humains dans les processus de conception industrielle (voir notamment Besnard, Boissières, Daniellou et Villena, 2017 ; Daniellou, 2013 ; Daniellou et al., 2010).

Retenons ici que dans l’industrie chimique, et plus généralement dans les industries à risque, les facteurs humains et organisationnels paraissent de plus en plus pris en considération. Dans les processus de conception, semblent néanmoins subsister des pratiques qui empêchent la prise en compte de l’activité de travail réelle et projetée ainsi que la participation des opérateurs concernés par les projets.

Point d’étape du chapitre 3

3.5.

L’objectif de ce chapitre était avant tout d’identifier comment les enjeux de santé et sécurité au travail interviennent dans la gestion des ressources humaines et dans l’industrie chimique.

En présentant les diverses approches de la santé au travail (pathogénique, salutogénique, développementale) et de la prévention (hygiéniste, comportementaliste, ergotoxicologique et constructive), nous avons pu mesurer la complexité des enjeux de SST. Pour les professionnels RH, à cette complexité intrinsèque aux problèmes de SST, s’ajoute une complexité propre aux enjeux de leur fonction. Dans l’industrie chimique, cette complexité s’avère par ailleurs exacerbée par la spécificité des réglementations et des modes de production.

Dans la gestion de la santé et sécurité au travail, les acteurs RH peuvent ainsi éprouver des difficultés à articuler les multiples logiques de leurs différentes missions, de leurs divers interlocuteurs et des différentes approches de la santé et de la prévention. Par ailleurs, les professionnels RH peinent parfois à mettre en évidence le caractère stratégique des questions de SST dans les entreprises et au sein même de la fonction RH.

Pour les professionnels RH, la gestion de projet et la prise en compte des facteurs humains et organisationnels peuvent donc représenter des leviers de développement majeurs en matière de prévention, dans une approche constructive de la SST. Toutefois, les acteurs RH ne sont pas toujours invités à la table des concepteurs des systèmes de travail. Il y a donc un enjeu à faire entrer les professionnels RH dans l’univers des ingénieurs.

101 Pour compléter le tableau, rappelons que la profession RH ne semble avoir pris conscience de l’importance des enjeux de SST que depuis le début des années 2000 (Chakor et al., 2015). Nombre d’acteurs RH peuvent alors souffrir d’un manque d’expérience et de formation1 en la matière.

Face à ces difficultés, les ergonomes se présentent comme une ressource, car ils sont susceptibles d’accompagner les professionnels RH, en partageant leur expertise en matière de SST et de mise en confrontation des logiques. Mais cet apport de ressources est réciproque, car le positionnement de marginal sécant des professionnels RH et le contenu de leurs missions sont susceptibles de faciliter l’entrée des ergonomes dans l’entreprise et d’élargir les champs d’intervention ergonomique.

1 Voir section 2.5.2, p. 54.

Question de recherche

Synthèse de la première partie

Notre revue de littérature met en lumière le caractère de plus en plus stratégique des enjeux de santé et sécurité au travail (SST) et leur profonde intrication avec les enjeux de gestion des ressources humaines, en particulier dans l’industrie chimique.

Néanmoins, face à ces enjeux stratégiques, les professionnels RH peuvent être en difficulté.

D’une part, cette revue de littérature souligne la complexité des questions de SST et la difficile mise en exergue de leur caractère stratégique. Plus généralement, les professionnels RH peinent souvent à influencer les processus de décision stratégique de l’entreprise (Barès et Cornolti, 2006).

D’autre part, les acteurs RH généraliste doivent gérer de nombreuses missions attenantes à leur fonction (relations sociales, gestion des emplois et compétences, administration du personnel, etc.), dont la mise en congruence avec les objectifs de SST n’est pas évidente. La gestion des questions de santé et sécurité peut être un lieu de tensions entre une approche hygiéniste, parfois suffisante pour satisfaire aux obligations légales, et une approche constructive de la SST, qui répond davantage aux exigences du développement des ressources humaines. Cette multiplicité des missions et leur éventuel manque de résonance sont ainsi susceptibles de générer une forme de « balkanisation » (Tyson, 1987) de leur travail.

En d’autres termes, les acteurs RH peuvent manquer de marges de manœuvre pour gérer les questions de santé et sécurité au travail.

Les professionnels RH apparaissent néanmoins comme des acteurs de plus en plus incontournables pour les ergonomes. De nombreux objets de la GRH et de l’ergonomie se révèlent être des points de rencontre possibles : la santé et la sécurité au travail, la conservation et le développement des savoir-faire ou encore le développement des relations sociales. Par ailleurs, les professionnels RH – marginaux sécants (Barès et Cornolti, 2006 ; Daniellou, 2010) – se présentent comme des acteurs à l’interface de nombreux systèmes dans et en dehors de l’entreprise. Ainsi, ils peuvent être les premiers représentants de l’entreprise que les ergonomes sont amenés à rencontrer, et ils peuvent être des agents de liaison durant l’intervention.

Autrement dit, le développement du pouvoir d’agir des professionnels RH pourrait permettre aux ergonomes de développer leur propre pouvoir d’agir.

Question de recherche

À plusieurs occasions, les ergonomes ont accompagné des acteurs clés de la définition des systèmes techniques et organisationnels de travail, en les assistant dans la réalisation de leurs objectifs. Parmi les acteurs qui ont fait l’objet d’un tel accompagnement, nous retrouvons notamment des cadres (Carballeda, 1997a ; Langa, 1994), les encadrants (Gotteland-Agostini, Pueyo et Béguin, 2015 ; Six et Forrierre, 2011), des concepteurs (Martin, 2010 [2000]), des dirigeants (Ghram, 2011) et des membres de CHSCT (Poley, 2015).

Sans que les intervenants-chercheurs le formulent toujours en ces termes, ils ont finalement visé le développement du pouvoir d’agir des acteurs qu’ils ont accompagnés.

Dans ces recherches, la contribution des ergonomes au développement du pouvoir d’agir des acteurs qu’ils accompagnent s’articule autour de deux processus itératifs. Le premier processus se situe dans la compréhension du travail des acteurs qu’ils accompagnent. Le deuxième réside dans l’identification des apports de l’intervention ergonomique à ces acteurs. Ce processus est itératif, car les ergonomes adaptent en permanence leur intervention en fonction de leur compréhension du travail des acteurs et car la construction du modèle de leurs activités est dépendante du déroulement de l’intervention.

Comme nous y invitent Detchessahar (2014) et Daniellou (1997) à propos des cadres, nous proposons donc de regarder les professionnels RH comme des travailleurs à part entière, « et non seulement comme les organisateurs du travail des autres », et de nous intéresser à leurs difficultés « et pas seulement à celles qu’ils provoquent chez les autres » (ibid., p. 7).

À partir de tous les éléments que nous venons de présenter, nous proposons de formuler la question de recherche suivante :

Dans le chapitre suivant, nous allons présenter le modèle d’analyse que nous avons employé pour chercher à mieux comprendre le travail des professionnels RH, et nous allons préciser nos hypothèses de recherche.

Comment contribuer au développement du pouvoir d’agir des professionnels RH dans la gestion des questions de santé et sécurité, en analysant leur activité de travail et les apports de l’intervention ergonomique ?

Partie II

Analyser le travail

des professionnels RH :

enjeux théoriques et méthodologiques

“Explanations exist; they have existed for all times, for there is always an easy solution to every human problem — neat, plausible, and wrong.”

Henri L. Mencken,

Introduction

Nous avons conclu la partie précédente en nous interrogeant sur la façon de contribuer au développement du pouvoir d’agir des professionnels RH dans la gestion des questions de santé et sécurité, par l’analyse de leur activité et des apports de l’intervention ergonomique.

Dans cette partie nous allons présenter notre modèle d’analyse de l’activité des professionnels RH, en assimilant leur travail à un travail d’encadrement (voir section 2.7, p. 64), et nous allons détailler nos méthodologies de recherche et d’intervention.

Le chapitre 4 sera consacré à la structuration de notre modèle d’analyse à partir de plusieurs modèles existants, à la définition des principales notions utiles à notre modèle, ainsi qu’à la formulation des hypothèses sur l’activité des professionnels RH et sur les apports de l’intervention ergonomique.

Dans le chapitre 5, nous présenterons nos méthodologies de recherche et d’intervention, en articulation avec nos réflexions épistémologiques.

L’analyse ergonomique de l’activité : modèle “classique”

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Chapitre 4

Analyser le travail des professionnels RH du

point de vue de l’ergonomie : enjeux théoriques

Pour aborder le travail des professionnels RH, nous avons construit un modèle d’analyse complexe, considérant de nombreuses dimensions du travail et mobilisant de nombreux concepts. Pour que ce modèle reste compréhensible, nous tenons à expliquer en détail à partir de quels matériaux théoriques et grâce à quelles mises en articulation nous avons construit ce modèle.

Par ailleurs, dans une thèse que nous voulons situer à la rencontre des sciences de gestion, il nous semble primordial d’expliquer certaines notions et certains modèles qui peuvent être considérés sous-jacents par les ergonomes de l’activité.

Dans le premier point de ce chapitre, nous allons nous intéresser au modèle “classique” d’analyse de l’activité utilisé en ergonomie. Dans le deuxième point, nous présenterons les prolongements de ce modèle d’analyse qui ont permis d’agir sur les « déterminants des déterminants » (Daniellou et Chassaing, 2014). Dans le troisième point, nous proposerons de tisser de nouveaux liens entre ces modèles et nous préciserons certains concepts clés, essentiels à notre modèle d’analyse. Dans le quatrième point, nous ferons une synthèse du modèle d’analyse que nous allons utiliser pour comprendre le travail des professionnels RH. Enfin, dans le cinquième point, nous proposerons des hypothèses qui découlent de ce modèle d’analyse et des réflexions développées dans la première partie de la thèse.

L’analyse ergonomique de l’activité :

4.1.

modèle “classique”

Les ergonomes de l’activité ont développé un modèle aujourd’hui commun à bon nombre d’analyses de situations de travail. Ce modèle se structure autour de cinq idées directrices.

4.1.1. Une variabilité des situations et des travailleurs

La première idée directrice du modèle ergonomique est que les conditions externes et internes de l’activité varient (voir notamment Terssac (de) et Maggi, 2015

En annexe 2, le lecteur pourra trouver une section complémentaire dédiée aux origines et à la naissance de l’ergonomie, ainsi qu’aux évolutions de la discipline qui ont permis d’aboutir aux premiers modèles d’analyse ergonomique de l’activité.

107 [1996], p. 79). Dans la réalité, il n’existe pas d’opérateur moyen ou idéal, qui travaille dans des conditions optimales. En se demandant « à quel homme le travail doit-il être adapté ? », Wisner a suggéré aux ergonomes de ne plus prendre comme référence « un ouvrier bien entraîné » sur « un poste stabilisé », mais de considérer que « c’est à toutes personnes que les postes de travail de l’industrie sont destinés » (Wisner, 1995 [1971], pp. 47‑49, texte mis en gras par l’auteur). Pour les ergonomes il ne s’agit plus d’adapter le travail à l’Homme, mais d’adapter le travail aux Hommes, dans toute leur diversité et leurs évolutions.