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1.5 Fragmentation urbaine – ou paradigme post-urbain?

1.5.1 Une cacophonie de modèles assez révélatrice

Privilégiant des aspects différents de la réalité urbaine, les modèles qui sous-tendent ces travaux ne sont pas forcément convergents. Ici on se centrera sur quelques modèles, ceux qui nous semblent les plus emblématiques. On peut repérer en fait trois grandes catégories.

Il y a d’abord ceux qui se maintiennent dans la lignée de la cible de l’Ecole de Chicago, toutefois en signalant d’importants changements qu’elles cherchent à identifier, décrire et intégrer de façon plus ou moins avouée. Dans cette catégorie nous avons:

- la «multiple nuclei theory» développée par Harris et Ullman dès 1945 est une des premières remise en question du modèle de Chicago. Bâtie sur l’identification des centralités –notamment fonctionnelles – elle a le mérite de signaler l’existence de nombreuses centralités dans la ville qui, bien que plus ou moins interdépendantes, ont leurs dynamiques propres et suscitent des concentrations et des mobilités pas forcément corollaires. Qu’elles soient le résultat de nivellements du marché foncier, du zoning, de l’histoire, de facteurs externes ou autres, une fois établies, ces centralités ne feront que se consolider.

- La «quaterly city» de Marcuse et Van Kempen est un exercice pour observer les changements qu’on pourrait classer comme les indices de la montée d’un «new urban order» qui se déploie dans les villes de l’ère de la globalisation (Marcuse & Van Kempen, 2000)54.

On retrouve dans cette modélisation beaucoup d’éléments du modèle de la ségrégation auquel on rajoute deux populations d’exclus, par le haut et par le bas, suite à l’effet des grandes transformations économiques de la globalisation favorisant les uns et désavantageant les autres.

54 Ainsi la «quarterly city» peut être divisée en cinq ou même six parties:

+ Les «citadels» ou «exclusionary enclaves» les riches représentants d’une élite sociale très mobile au niveau global. Elles comprennent des appartements ou habitations haut standing dans des positions très favorables

+ Les quartiers embourgeoisés de la ville ancienne + Les «suburbs» de la classe moyenne relativement aisés

+ Les «tenaments areas» habités par la classe ouvrière employée ou non. Elles ne sont pas homogènes, divisées sur eux-mêmes selon le revenu, le métier et l’ethnie, avec des frontières internes marquées entre les parties

+ Les enclaves ethniques regroupant la même communauté ethnique malgré la divergence du niveau socioéconomique de ses habitants

+ Un nouveau type de ghetto appelé «the excluded ghetto» habité par un groupe social totalement et permanemment exclu

- L’ «ecology of fear» de Michael Davis reprend un des aspects de son étude de Los Angeles dans City of Quartz (2006), dans un article du Los Angeles Times (1992). Sur le même ton pessimiste du livre, Davis met en relief un nombre d’espaces qui, par les activités qui s’y déroulent – ou sont tenues comme pouvant s’y dérouler – sont symboliquement et psychologiquement marqués et représentent une sorte de territorialisation de la peur et du danger. Cette «cartographie» psychologique est plus ou moins assimilée par la population losangelino modifiant ainsi la mobilité de celle-ci ainsi qu’établissant des logiques sociospatiales d’exclusion sur de larges pans du territoire de la ville (Davis rapporté dans Dear, 2000). Davis voit la source de cette peur dans une évolution culturelle liée au renforcement de l’individualisme et aux logiques économiques néolibérales déstabilisant les liens sociaux et les compromis socioéconomiques de l’époque fordiste.

On peut identifier un autre ensemble de modèles qui marquent une certaine rupture plus assumée avec le modèle de la cible de l’Ecole de Chicago. Dans cette catégorie on peut retrouver:

- le «Postmodern Urbanism» de Dear et Flusty (1998) et de ce qu’ils appellent «l’Ecole de Los Angeles» qui avancent une explication basée simultanément sur le passage à la postmodernité et la restructuration de l’économie mondiale. L’exposition de ce modèle sera développée plus tard dans cette présentation

Le Multiplex de Healey Source: Graham & Marvin (2003)

- la «multiplex urban region» imaginée par Patsy Healey comme modélisant la situation de villes britanniques aujourd’hui met en relief les différentes «vitesses» et temporalités – pas forcément en relation – régissant la création des espaces urbains. La ville paraît comme un ensemble hétérogène, parfois discontinu, de centralités différentes en relation entre elles et avec d’autres largement en dehors de toute limite administrative (Graham & Healey, 1999 rapportée dans Graham & Marvin, 2003). Swyngedouw en commentant la multiplex urban region affirme «while [it] has become, more so than ever before, a fragmented kaleidoscope of apparently disjointed spaces and places, a collage of images, signs, functions and activities, [connection between these remains] in a myriad of ways» (Graham & Marvin, 2003).

- l’ «Archipelisation» ou la ville en archipels semble une lecture de la réalité urbaine assez récurrente dans les travaux de plusieurs auteurs. Jaglin (1998, 2001) l’utilise pour qualifier des configurations dominées par les discontinuités politico-fonctionnelles, résultant du compartimentage des dessertes en isolats autonomes et par les discontiguïtés spatiales issues du morcellement induit des territoires composés d’îlots urbains introvertis en étudiant la gestion des services urbains en Afrique Australe post-apartheid. May, Veltz, Landrieu & Spector (1996) dans leur «ville éclatée»55 voient suite à la crise de régulation

économique l’évolution de deux logiques urbaines. D’un côté l’éclatement, l’éparpillement et de l’autre le renforcement des interdépendances entre certains lieux qui commencent à fonctionner en archipels alors que la ville en elle-même se dissout.

- le «Splintering Urbanism» de Graham et Marvin est une lecture des grandes transformations urbaines de ces dernières décennies en analysant les changements que sont en train de connaître les réseaux d’infrastructure urbaine, et leur impact sur la fragmentation urbaine (Graham & Marvin, 2003). Les changements aussi bien techniques que dans la gestion des infrastructures peuvent affecter lourdement le caractère égalitaire des infrastructures modernes, en définissant des territorialisations nouvelles de ces infrastructures qui peuvent devenir «exclusives» et «fragmentogènes». Le poids de la privatisation et la recherche de profit, la métamorphose des infrastructures modernes ou l’implantation de nouvelles plus sophistiquées (incluant des technologies de télécommunication et d’informatisation) peuvent très bien aboutir à une forte inégalité entre les bénéficiaires de ces infrastructures voire une mise hors de réseaux de certaines populations. D’autre part la privatisation des services urbains et la segmentation de l’offre peut bien mener à la territorialisation du service et la formation de réseaux à plusieurs vitesses.

- La ville de la «Medieval Modernity» de Alsayyad et Roy se base sur une comparaison historique de diverses tendances urbaines avec leurs «équivalents» historiques à la sortie du Moyen-Âge pour comprendre la crise du politique et de l’urbanisme en particulier en confrontant celle de la citoyenneté dans son entendement moderne, dans les villes d’aujourd’hui. En comparant les«gated enclaves», les «regulated squatter settlements » et le «camp des réfugiés», à respectivement les «villes libres», les «villes arabes» et les «enclaves ethniques» du Moyen-Âge, pour ces auteurs «all three spatial formations are expressions of what might be billed as ‘enclave modernity’. But more importantly, they’re all states of exception. If Agamben’s notion of the camp is seen not as spatial category but instead as a diagram of power (as is Foucault’s use of the panopticon), then the various spaces discussed in this paper are marked by this logic of sovereignty. This logic is a medieval logic. This logic is one that forces us to think about a post-city urbanism where the paradigm is not the city – not even the exclusionary neo-liberal city – but rather the state of exception.» (Alsayyad et Roy, 2006)

Une troisième catégorie de modélisations vient en contre-pied des deux autres catégories. Ce qui est souligné ici n’est pas la prolifération de fragments urbains foncièrement différents mais tout au contraire, une reproduction du même à travers une certaine dynamique de l’étalement. Deux modélisations dominent cette catégorie:

- la «ville fractale» (Batty & Longley 1994, Frankhauser, 1998), avance une lecture où «le fragment dans cette vision marquée par les sciences physiques, signifie moins la différence que la reproduction, ailleurs, d’un identique. La fragmentation ne générerait pas de la différence et de l’opposition, mais diffuserait du ‘même’ ailleurs.» (Navez-Bouchanine, 2002). Ainsi l’étalement périphérique surtout sous l’impulsion principalement du marché foncier et immobilier serait loin d’être le chaos tant décrié, mais plutôt une sorte de croissance complexe mais structurée sur la reproduction des mêmes espaces et fonctions.

La ville comme des nœuds et des connections Source : Graham & Marvin (2003)

- La «ville diffuse» de Bernardo Secchi (2008) est avant tout la ville de l’étalement urbain. Elle est considérée par son auteur comme le nouvel horizon de l’urbain après le bourg fortifié de la révolution urbaine néolithique et la métropole industrielle moderne. Elle n’inclut pas seulement les banlieues ou même les périphéries, mais aussi des villages traditionnels, des villes secondaires industrielles ou non et même des pans de la campagne. Elle est basée sur l’éclatement spatial des pratiques du quotidien, le renforcement des moyens de transport et une recherche d’une part de la population – notamment les classes moyennes – de vivre «à la campagne à un pas d’une métropole». Secchi décrit un paysage où se côtoient dispersés dans l’espace sans ordre apparent, grandes barres, zones pavillonnaires, villas, clubs et resorts, industries et parcs d’entreprises de toutes tailles, écoles, équipement, malls… Il identifie la conurbation allant de Bruxelles allant à Amsterdam en passant par Anvers et Rotterdam, ou encore la Vénétie ou la Lombardie comme des exemples typiques de ville diffuse. Il suppose que de cet étalement, à première vue, amorphe et non structuré émergera forcément de nouvelles centralités, des espaces des plus triviaux gagneront un sens social et restructureront ce paysage urbain.56

Toutes ces différentes modélisations touchent d’une façon ou d’une autre au concept de fragmentation urbaine. Sans forcément le définir, il est tantôt utilisé comme métaphore d’éclatement et dissolution de la ville, tantôt dans un entendement plus sociologique comme «la dégradation du lien social» ou plus politique comme «la remise en question du lien citoyenneté ainsi que la solidarité qui va avec» mais dans tous les cas il est utilisé dans une lecture des différenciations sociospatiales comme si les parties étaient en situation de tension ou d’évitement, ainsi que pour désigner l’épuisement du système urbain et sa capacité de produire un espace urbain fonctionnel, rationnel et hiérarchisé.

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