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Les nouveaux enjeux de la gouvernance: affirmation de l’autorité publique, démultiplication des acteurs et communautarisme

3 5 Soumission paysanne au Sahel, accompagnement notabilaire à Beyrouth et détournement mouqataajis au Mont-Liban

4 Entre moutassarifiat et wilayat [182-1918]

4.4 Les nouveaux enjeux de la gouvernance: affirmation de l’autorité publique, démultiplication des acteurs et communautarisme

Au Mont-Liban, la fin de l’Emirat et les changements économiques, amènent de grands changements en matière de gouvernance. De nouveaux groupes sociaux émergent. L’appropriation de la terre pour ces groupes devient un levier important pour accéder à la notabilité politique.

Loin d’être des cas à part, les nouveaux groupes qui accèdent à la propriété terrienne à Hadath identifiés par Minier peuvent être retrouvés partout dans le Mont-Liban. La croissance

210 Kassir (2003) insinue que c’est un coup monté dès le début entre Perthuis et Moutran

211 A la différence d’Alexendrie - qui joue par rapport à l’Egypte, le même rôle que joue Beyrouth par rapport à la

Syrie – on ne trouve pas une classe d’expatriés européens. C’est une classe locale d’entrepreneurs qui sera la cheville du mécanisme d’intégration du Levant dans le marché capitaliste européen (Fawaz L, 1982)

économique, le développement de l’éducation et surtout la démocratisation de l'accès à la terre altèrent profondément la structure sociale binaire (paysans-mouqaatajis), la rendant plus complexe. Ainsi bien que beaucoup d’éléments culturels et sociaux qui ont marqué le mode de gouvernance de l’époque précédente persistent, d’autres perdent leur consistance et de nouveaux éléments s’imposent.

La structure patriarcale persiste. C’est toujours au patriarche de s’exprimer au nom du groupe familial. Ce dernier est toujours de façon prépondérante l’unité d’identification et d’action, et par suite l’unité politique. La division des familles en deux groupes antagonistes – identifiée par Chevallier (1971) comme un trait constituant de ces sociétés villageoises – persiste elle aussi. Toutefois l’institution des municipalités définit une arène politique locale où cette division peut s’exprimer affectant tout le jeu de gouvernance au niveau local.

Comme il a été dit, la propriété foncière représente un important levier social et politique. Puisque comme le note Minier (2000) «Plus les notables locaux disposent de grands domaines fonciers, plus ils sont en mesure de contrôler un large segment de la population locale puisque par le jeu en cascade des services/allégeances, ils exercent également leur autorité sur ‘l’entourage’ des exploitants». Par suite le contrôle du foncier devient un élément structurant des politiques locales au Mont-Liban212

Ainsi, un changement important au niveau de la gouvernance se produit avec l’avènement de la moutassarifyat. La politique au niveau du Mont-Liban n’est plus le monopole d’une classe refermée sur elle-même, mais s’ouvre avec l’institution du conseil d’administration de la moutassarifyat à une nouvelle bourgeoisie qui est en train de se constituer partout au Mont-Liban. La crise qui suit l’annulation du système du fermage contribue fortement à l’émergence de cette nouvelle notabilité dite «de montagne». Les clans Mouqataajis, bien qu’ils aient perdu le formidable outil de pouvoir qu’était le fermage, sont toujours des puissants acteurs. Pour la grande majorité, ils se transforment en de grands propriétaires terriens. Cet important levier économique et leurs réseaux d’alliances politiques leur permettent de rester des incontournables de la politique de la moutassarifyat. Certains ainsi restent influents et présents au sein du conseil de celle-ci.

Toutefois, si au sud du Mont-Liban dans les districts du Chouf et du Gharb les anciens clans mouqataajis conservent un grand ascendant sur la population et se transforment en leaders communautaires druzes, au nord du Mont-Liban, les anciens mouqataajis sont en général durement éprouvés par les changements et sont supplantés par un nouvel acteur politique. En fait, après la chute des Chéhabs et la révolte de Tanious Chahine qui déstabilise la majorité des

212 Selon Charbel Nahas c’est toujours un attribut central des politiques municipales au Liban même de nos jours

chefs de clans maronites, l’église maronite est le principal acteur de ralliement de sa communauté. D’autre part son organisation et le prestige social de ses prélats et clergé, surtout dans le milieu rural et traditionnel, lui donnent une grande influence et capacité de mobilisation.

Au niveau du Mont-Liban, on peut remarquer deux niveaux de gouvernance: l’un local, et l’autre au niveau de la moutassarifyat et de son conseil d’administration. Concernant ce second niveau, on peut remarquer trois logiques influençant les positionnements politiques et le jeu de gouvernance:

- La première est le positionnement par rapport à la constitution d’un pouvoir centralisé autour de la personne du moutassarif et son administration. Ainsi cette nouvelle ligne de fracture politique se matérialise entre un courant cherchant le renforcement du pouvoir centralisé des moutassarifs, et un autre se rassemblant derrière d’autres acteurs contestant ce pouvoir par, à titre d’exemple, Youssef Karam, un puissant chef de clan maronite de Zghorta, ou encore par des prélats de l’église maronite comme l’évêque Boutros Alboustani. Ces positionnements mènent parfois, à la rébellion et la confrontation armée dans le cas de Karam et l’exil dans le cas d’Alboustani.

- Nous pouvons déceler une autre logique qui croise la précédente au niveau de la moutassarifyat, celle des «intérêts locaux», ou plus adéquatement ceux présumés des différents cazas213. De fait l’action publique est l’initiative d’une administration centralisée

au niveau du Mont-Liban et le conseil administratif est constitué des représentants des différents cazas et des différentes communautés. Ce qui a pour conséquence que les représentants des districts auront tendance à championner ces intérêts pour renforcer leur aura au niveau local. Ce qui veut dire dans les faits essayer d’acheminer le plus d’équipements et de projets vers leurs régions respectives.

- Une troisième logique commence à s’affirmer: la logique communautaire où d’habitude les différents représentants de la même communauté dans les différents districts s’allient pour soutenir des revendications communautaires. Cette dernière logique était d’habitude soutenue par les églises et les chefs de clans des différentes communautés. Le recentrage du lien politique au niveau de la moutassarifyat sur le lien communautaire met un terme aux structures antérieures bâties sur les alliances claniques indépendamment des liens communautaires. Toutefois, après la crise des mouqataajis suite à l’arrêt du fermage, la défaite de Youssof Karam et l’exil de l’évêque Boustani, la moutassarifyat et son conseil d’administration deviennent, le seul cadre de solidarité politique supra-local. Ceci réduit indéniablement les confrontations communautaires mais ne renforce pas les solidarités politiques entre les différentes communautés.

213 Le Caza est une unité administrative au niveau du Mont-Liban qui reprend en gros les différents territoires des

La moutassarifyat doit pouvoir faire face aux défis du communautarisme et du régionalisme. Le jeu d’équilibre entre les communautés et les régions auquel elle s’attelle devient la caractéristique la plus marquante de son régime. Le conseil d’administration comprend des représentants qui doivent ainsi représenter les communautés et les cazas dans un équilibre subtil qui traduit la démographie et le dynamisme de chaque communauté.

D’autre part, au niveau des localités et des cazas on retrouve une vie politique locale assez active et diversifiée avec la multiplication des acteurs et la création de municipalités dans certaines localités. Ainsi au niveau du Mont-Liban, le monopole politique de l’administration de la moutassarifyat et la fragmentation des paysages de la gouvernance en des espaces politiques locaux indépendants font que les projets mis en place par la moutassarifyat n’ont pas un effet notable sur la solidarité politique, initialement très réduite, entre différentes localités. D’ailleurs, la mobilisation des représentants au conseil de la moutassarifyat – seul cadre politique supra-local – vient plus dans une perspective de revendication d’équipements, de services ou d’infrastructures pour leurs localités ou cazas, que dans celui d’un questionnement ou d’une vision d’une approche d’ensemble. De fait, le Mont-Liban n’est pas encore pour la majorité des acteurs politiques un cadre politique pertinent représentant des intérêts communs propres à toute sa population. A cette époque où les questions de l’identité commencent à se poser au Levant – sous l’influence des idées nationalistes européennes et devant la crise intérieure de l’empire ottoman – un grand nombre d’intellectuels commence à questionner la citoyenneté ottomane et le lien avec l’empire. On commence à parler décentralisation, autonomie et indépendance. Mais comme le dit Eddé (2008), l’échelle et l’espace concernés (Mont-Liban, Syrie…) par ces revendications ne sont pas encore stabilisés, mûrs et définis comme ils le seront sous le mandat, pour devenir des corps idéologiques et des sources de mobilisation politique. En tout cas sous la moutassarifyat, il est peu probable que ces réflexions aient influencé les choix politiques des différents acteurs du Mont-Liban axés sur le local.

Au Sahel, après la chute de l’Emirat, les Chéhabs n’arrivent pas à se reconstituer en un clan politique. Ce vide politique ainsi que les changements sociaux et économiques, plus marqués au Sahel qu’au reste du Mont-Liban, font émerger un grand nombre de notables au niveau des villages. Toutefois, aucun nouveau clan ne s’affirme au niveau de tout le Sahel.

D’autre part, nous pensons que le Sahel est bien inscrit dans le cadre général du jeu politique de la moutassarifyat. De fait Feghali (2000) signale que les gens de Baabda se révoltent contre le moutassarif Rostom Pacha qui prend la décision d’exiler l’évêque Boutros AlBoustani. Ceci oblige le moutassarif à déménager à Ghazir au Kesrwan, avant de revenir à Haret AlBotom près de Hadath dans le Sahel et de ne rentrer à Baabda qu’en 1882. Si les informations en notre possession ne nous permettent pas de détailler le jeu des coalitions dans les localités du Sahel, on peut néanmoins dire que, du fait de l’absence d’une famille chef de clan depuis la chute des

Chéhabs, l’église cherche à renforcer ses assises, et les acteurs locaux se tournent vers les politiques locales notamment avec la création des municipalités de Baabda et Hadath.

A Beyrouth, en gros la situation de l’époque égyptienne en termes de mode de gouvernance et de jeu d’acteurs se maintient. De fait, les nouveaux walis réformateurs partagent beaucoup des idées de l’administration d’Ibrahim Pacha. Comme le dit Kassir (2003) «ce que changeaient les Tanzimat [au système traditionnel de gouvernance ottoman] c’était la vocation même de l’acteur étatique, appelé à répondre aux besoins de la population et à en planifier la satisfaction. Aussi la restauration de l’autorité ottomane qui était un des enjeux de la réforme allait-elle dans le sens d’une rationalisation du gouvernement de la Cité. En retour, une nouvelle source de légitimité pouvait pallier la perturbation éprouvée par l’Empire dans l’ordre du symbole; au moment où l’islam cessait d’être le fondement unique du pouvoir impérial, la gestion volontaire de l’Etat faisait prévaloir une représentation de la chose publique susceptible de nourrir l’osmanlilik, autrement dit la nationalité ottomane qui devait fonder l’adhésion de la population». Cette nouvelle perception du rapport entre l’empire et ses sujets s’exprime à Beyrouth par un effort de rationalisation aussi bien de l’espace urbain que de ralliement des principaux acteurs derrière ce projet.

La nouvelle classe bourgeoise de notables marchands, banquiers et entrepreneurs de toutes communautés confondues trouve ses intérêts dans cette réforme. De plus, les valeurs de progrès, d’ordre et d’efficacité sont intériorisées par ces nouvelles générations ayant eu accès à une éducation occidentalisée. Marquée par la culture occidentale et par l’air du temps de la Nahda214

arabe dont Beyrouth est l’un des bastions, cette notabilité permet l’émergence d’un souffle culturel nouveau qui marque pour longtemps l’image de Beyrouth (Kassir, 2003). On voit se développer les arts et des artistes locaux. Mais surtout le changement installe de nouvelles mœurs, et de nouvelles pratiques de l’espace urbain qui représentent un changement social et politique (Buccianti Barakat, 2004).

Cette classe qui s’impose à travers la municipalité est l’allié naturel de la nouvelle administration ottomane. Mais en même temps elle garde beaucoup d’éléments du système traditionnel arabe, notamment la participation à la politique à travers le clan familial, la prééminence du patriarche et l’absence de formations politiques modernes. Sur ce dernier point, les dernières décennies de l’empire voient se créer plusieurs formations politiques, mais qui restent clandestines car tout regroupement politique est interdit et persécuté par la police du Sultan Abdelhamid II. Ces partis ne sont pas ainsi des acteurs dans la gouvernance urbaine de Beyrouth.

D’autre part cette classe monopolise la part des acteurs locaux dans la gouvernance urbaine à Beyrouth. Ainsi, on voit se dresser des familles patriciennes à la tête desquelles se trouvent des

214 Nahda signifie “renaissance” en arabe. Ce mot est utilisé pour désigner le courant culturel, notamment littéraire

zaïms215. Ces zaïms allient d’habitude fortune et représentativité politique que ce soit au niveau

local – la municipalité ou la chambre de commerce – ou même pour certains dans les hautes sphères de l’administration ottomane ou du nouveau parlement ottoman. En même temps ils développent autour d’eux et de leur clan familial tout un réseau de clientèle.

Les notables de cette classe agissent longtemps en tant qu’un seul corps concernant la défense des intérêts de la ville et sa place dans l’Empire. Toutefois, dans les dernières années de l’Empire, avant et pendant la première guerre mondiale, quand la question de la relation à l’Empire devient de plus en plus pressante, on peut commencer à remarquer une divergence entre une partie de la notabilité chrétienne de la ville voulant une indépendance ainsi qu’une démarcation du reste de la Syrie, et le reste des notables216 divisés entre une autonomie et indépendance mais soutenant un

rattachement de Beyrouth à la Syrie. Cette question qui polarise de plus en plus les notables locaux, sera sous le mandat français la principale question politique.

Mis à part les acteurs gouvernementaux et locaux, on retrouve les acteurs occidentaux notamment les entrepreneurs et les représentants des grandes compagnies européennes. Sans être officiellement inclus dans les arènes formelles de la gouvernance urbaine à Beyrouth, ces acteurs ont un poids important dans la gouvernance urbaine à Beyrouth. On est dans une situation où leur intervention n’est pas considérée comme révoltante dans un système où depuis déjà plusieurs siècles les capitulations ont permis l’ingérence des consulats occidentaux dans les questions locales. D'autant plus qu'ils ont les moyens et l’expertise nécessaires pour la mise en place des projets de l’époque.

4 . 5 Entre autonomisation locale et alignement sur les dynamiques

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