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IV. Projet de recherche et plan de thèse

2 Deux cadres d’analyse

2.2 L’analyse synchronique

2.2.1 Le régime municipal et sa stabilité

La théorie des régimes urbains, introduite par le chercheur américain Clarence Stone (1989, 2002, 2005, 2006) représente aujourd’hui un des principaux cadres de références dans l’analyse des politiques urbaines dans la littérature nord-américaine. Depuis le premier travail de Stone (1989) beaucoup d’auteurs ont repris et utilisé le concept de différentes façons, parfois en le déformant136. Ces travaux s’inscrivent dans le cadre de nouvelles théories et nouveaux outils

analytiques qui analysent un espace politique qui semble de plus en plus complexe. Il se situe surtout dans la continuité d’autres concepts, comme la gouvernance, qui marquent aussi bien un déplacement dans la pratique des acteurs que dans la perspective des analyses pour comprendre l’organisation de l’espace politique et les modes de prise de décision.

Toutefois, une interrogation s’impose quant à la pertinence de ce nouveau regard et son adaptation à des situations des pays du Sud, fort différentes de celles du Nord où les concepts de gouvernance et régime urbain se sont développés. Il faut avouer que nombre de chercheurs affichent un certain scepticisme surtout à l’encontre de l’usage du concept de gouvernance, que ce soit au Nord (Lorrain, 1998) ou même au Liban. Harb (2001) par exemple trouve que l’usage du concept « peine à aller au-delà du descriptif et n’arrive pas à proposer une sociologie des

136 Mossberger et Stroker (2001) parlent surtout de «concept stretching» où l’élargissement des cadres d’application

du concept de régime urbain se fait souvent dans les travaux de beaucoup d’auteurs aux dépens des bases même définissant le concept et le fonctionnement de la théorie.

interactions du pouvoir local» et préfère rester du côté du concept de démocratie participative qui dans la version de (Donzelot & Estèbe, 1994) explique mieux à ses yeux les rouages du fonctionnement municipal.

Il est vrai que le terme de gouvernance prête à confusion tant il est utilisé par différents acteurs sous des entendements différents:

- Pour les organisations internationales, souvent accompagné de l’adjectif «bonne», pour définir un ensemble de règles normatives inspirées pour la redéfinition de l’exercice de gouvernement. Cet aspect de la gouvernance découle d’une perspective idéologique libérale qui recherche à adapter la gestion publique à des normes qui facilitent l’insertion de ces sociétés dans un monde perçu comme globalisé régi par des logiques économiques et politiques libérales (Moreau de Farges, 2003).

- Une autre version à l’inverse, défendue par des auteurs comme LeGalès (1995) la gouvernance urbaine est celle qui à travers la transformation des formes de démocratie locale, des processus de négociation et de légitimation entre acteurs, permet à des acteurs déclassés et marginalisés par les restructurations économiques et les réformes de l’Etat-providence, de se mobiliser et peser sur le politique.

- Un troisième entendement est l’utilisation de la notion comme un terrain d’investigation et de recherche de meilleurs modes de gestion publique. Dans un document du Centre de Documentation en Urbanisme (Holec & Brunet-Jolivard, 1999) sur la gouvernance on peut lire:«Elle permet de mettre en lumière des phénomènes tels que la relativisation des frontières institutionnelles ou l'existence de mécanismes de coopération et de négociation dont l'ampleur ne peut être saisi par la notion de gouvernement. La notion de gouvernance fournit donc un cadre conceptuel qui permet de penser et de comprendre l'évolution des processus de gouvernement. Elle offre une nouvelle grille de lecture et d'analyse, un système de référence qui remet en question une grande partie des présupposés sur lesquels se fonde l'administration publique traditionnelle.»

La force du concept de gouvernance est qu’il a permis de remettre en cause celui de gouvernement et d’aider à repenser la production des politiques publiques. Toutefois, comme le dit bien Harb (2001), il reste surtout un outil descriptif pour saisir la complexité de l’exercice du politique mais qui peine à avancer des repères analytiques. D’autres chercheurs comme Pierre (2005) reconnaissent la faiblesse de ce concept, toutefois trouvent que l’obstacle essentiel devant le développement d’une théorie de la gouvernance – hors le glissement même dans la définition du concept – est l’absence de perspective comparative qui puisse lier différentes configurations d’acteurs à différents types de gouvernance et différentes conséquences sur les villes du point de vue politique, social et économique.

Dans ce cadre le concept de régime urbain semble avoir un avantage décisif sur celui de gouvernance urbaine: l’existence d’un cadre théorique clair qui permet de poser des hypothèses et de les questionner.

Le concept de régime urbain définit une coalition d’acteurs qui va au-delà du conseil municipal d’une ville pour inclure des acteurs qui n’y sont pas représentés mais qui participent de façon différenciée à la prise de décision ou à la mise en place des référentiels sur lesquels se base la politique municipale.

En fait, Stone (1989) a développé le concept, à la base, dans un effort de compréhension et d’analyse du rôle grandissant du secteur privé dans la prise de décision au niveau municipal et les choix politiques, notamment en termes de développement économique qui s’en suivent. Ainsi Stone applique ce concept au contexte des villes américaines. A Atlanta qu’il étudie (1989), il remarque qu’une coalition entre libéraux, mouvements communautaires noirs et des cercles d’investisseurs gouverne la ville depuis quatre décennies. L’entente centrale est l’investissement de la municipalité dans la réhabilitation du centre-ville qui est considéré comme un projet stratégique pour la reprise de la croissance par les entrepreneurs et les investisseurs locaux, ainsi que l’investissement public et privé dans des équipements et infrastructures dans les quartiers noirs longtemps délaissés. Ceci constitue une sorte de projet de ville porté par ce régime municipal qui a l’ambition de projeter une nouvelle image de la ville comme une ville fière de sa diversité et une ville en phase avec la globalisation, pour remplacer l’image d’une ville raciale à l’économie suffocante137.

Deux idées maîtresses articulent la théorie de régimes urbains qui s’est développée à partir des travaux qui ont mobilisé ce concept. La première est celle de la stabilité de ces régimes urbains. Stone parle ainsi de «capacité civique» d’un régime à maintenir sa cohésion comme principale rationnalité qui guide son action. En fait, le régime est une coalition qui se base sur des ententes agençant les ressources de différents acteurs pour accomplir des tâches qui les intéressent tous et qu’ils ne peuvent réuissir individuellement. Cet agencement se base sur l’idée que chacun puisse retrouver son intérêt, que ce soit une idée pour laquelle il mérite ou des compensations – idéelles ou matérielles. Pour Stone l’ouverture du conseil municipal sur d’autres acteurs est une source importante de nouvelles ressources qui renforce la «capacité civique» d’un régime. Et du point de vue de l’économie politique, les coalitions se basant sur un projet de ville axé sur la regénération urbaine et le développement urbain en général peuvent connaître une forte stabilité car ce genre de projet fait converger des acteurs puissants aux ressources importantes.

La seconde idée traite de la théorie elle-même. La théorie des régimes urbains n’est pas une «grande théorie» compréhensive intégrant toute les dimensions de l’existence à l’image du marxisme ou de la théorie de choix rationnel en sciences politiques. C’est plutôt une «middle-

range theory». Son intérêt est d’expliquer l’articulation de grands systèmes comme le capitalisme globalisé et les réalités locales. Pour Stone, les implications des grands systèmes sur le local ne sont aucunement uniformes et ne peuvent s’expliquer par les dynamiques intérieures à ces grands systèmes. C’est la gouvernance locale et notamment comment elle articule coalitions et actions dans une organisation de régime urbain qui peut donner des explications à ce niveau138

Il est évident que ces deux idées à la base de la théorie des régimes urbains sont d’un grand intérêt par rapport à ce travail de thèse. Ceci est particulièrement intéressant dans le cas des banlieues de Beyrouth où plusieurs conseils municipaux voient leur mandat se renouveler deux fois depuis 1998, et où nombre d’acteurs ne peuvent se présenter aux élections municipales ni élire – n’étant pas inscrits sur les registres municipaux – mais ont un poids incontestable dans les prises de décision du conseil municipal.

Ce concept nous paraît essentiel pour expliquer d’un côté cette stabilité et d’autre part pour enrichir la lecture des processus de gouvernance. En fait, le régime est une organisation avec un noyau dur autour duquel se structurent d’autres acteurs suite à des ententes définissant une participation différente à l’action municipale. Questionner ce qui fait la stabilité du régime et ce qui risque de le déstabiliser met en relief les vrais enjeux pour les acteurs centraux et explique leurs politiques.

Toutefois, utiliser ce concept hors du cadre initial où il s’est développé peut susciter des réticences. Du moins c’est la position de Pierre (2005) et Mossberger & Stroker (2001). Pour le premier, le concept est très fortement lié aux particularités historiques de la politique urbaine américaine où les villes ont toujours connu une relative autonomie politique notamment en termes de politiques urbaines et où les grandes villes ont toujours eu leur propre cercle économique local (notamment d’industriels et de banquiers) impliqués dans ces politiques urbaines. Pour les derniers, on ne peut parler de régime urbain que dans une logique de partenariat public-privé et critiquent d’autres travaux qui ont mobilisé le concept de régime urbain où ce n’est pas le cas, accusant ces auterus de «concept stretching» qui, selon eux, fait perdre à la théorie son sens.

Le cas des banlieues de Beyrouth connaît ces deux problèmes. Effectivement, pour longtemps – du moins de 1963 à 1998 – d’autres acteurs, notamment les administrations centrales et les grands zaïms et partis politiques communautaires ont eu un grand poids dans la prise de décision concernant les politiques urbaines dans ces banlieues. D’autre part, depuis 1998, les coalitions gouvernantes dans les municipalités des banlieues comprennent parfois des acteurs économiques mais ceux là ne sont pas forcément des acteurs dominants des régimes urbains dans les différentes municipalités.

138 Stone (1998) fait une analogie avec l’évolution de psychologie où on est passé d’une logique d’analyse basée sur

S>R (stimulus>réponse) à une autre S>O>R (stimulus>organisme>réponse) où chaque individu différent peut avoir suivant sa constitution propre une réponse différente à un même phénomène

Cependant, Stone (2005) dans un article où il discute l’évolution du concept depuis quinze ans déjà ne semble aucunement suivre l’avis de ces auteurs. Au contraire, il encourage l’utilisation du concept dans d’autres contextes que les Etats-Unis, comme l’ont fait certains auteurs déjà139,

puisque ça permet de confronter les différentes réponses qu’avancent différents régimes et villes au monde par rapport au même phénomène de la globalisation économique et ses défis. D’autre part, Stone ne trouve aucun problème devant le fait de considérer les coalitions qui ne comprennent pas un acteur économique dominant comme régime. En fait, certains acteurs associatifs ou mouvements sociaux peuvent avoir des intérêts propres et des ressources – pas forcément matériels – mais qui peuvent être déterminants dans la mise en place et la stabilisation de régimes.

Une troisième différence entre les cas qu’on utilise et le corpus sur les régimes urbains est que les régimes étudiés gouvernent d’habitude au niveau de villes ou d’agglomérations urbaines. Quelques rares exemples comme Downing & Al (1999) et Purcell (1997) étudient des entités infra-métropolitaines comme un borough à Londres ou un quartier à Los Angeles. Dans notre cas nous étudions l’évolution et la stabilité de différents régimes urbains dans différentes municipalités limitrophes de façon synchronique. Ceci n’engendre à notre avis aucune lésion au concept ni à la théorie, au contraire, ça permet une plus grande observation de leurs potentiels, notamment une capacité – qu’on leur prête – ici de contribuer à l’explication de la formation de différenciations sociospatiales entre différentes entités sociospatiales dans ces communes.

Toutefois, d’un point de vue pratique et pour sortir de la confusion potentielle entre les niveaux métropolitain et local nous utiliserons pour désigner chaque régime urbain qui se forme dans chaque commune le nom de régime municipal de cette commune.

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