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III. Le choix des banlieues de Beyrouth comme terrain d’étude

3 Nouvelles pistes, questions et hypothèses

3.1 Et si la périphérie n’a jamais connu de centre?

Nous pensons que les modélisations de l’espace beyrouthin que proposent Bourgey, Beyhum et M.F. Davie sont très intéressants pour notre travail. En fait, ils questionnent sous différents angles les rapports entre les champs politiques, économiques et spatiaux. Ils cherchent à comprendre les rapports des centralités dans leur disfonctionnement (Bourgey), leur disparition (Beyhum) et leurs reformulations via le communautarisme ou la globalisation (M.F. Davie). C’est à travers la centralité qu’ils définissent le fonctionnement des espaces de l’urbain.

Toutefois, nous nous permettons ici de formuler quelques critiques en relayant une autre hypothèse. En fait, ces trois auteurs conçoivent l’histoire de Beyrouth comme celle d’une centralité historique qui sous la dynamique de la modernisation émerge et s’étale pour englober des petits bourgs et villages ruraux en les incorporant à la dynamique de la ville. C’est le dysfonctionnement de l’économie libérale et le communautarisme ensuite qui rejettent des gens à la marge de ce système d’intégration urbaine ou le détruit totalement. Le rétablissement d’une métropole ne peut se faire que via la réémergence de cette centralité citadine qu’elle soit moderne ou postmoderne, dans le centre ou dans une banane bleue.

Il nous semble que ces auteurs donnent trop de poids à la centralité historique de Beyrouth et très peu aux réalités historiques présentes dans ses périphéries et banlieues actuelles. Nous soutenons ici que c’est moins le communautarisme que l’existence de solides espaces politiques locaux traditionnels, et des économies locales indépendantes de Beyrouth, bien en amont du siècle dernier qui établissent dans certaines de ces banlieues des processus de fragmentation urbaine. La fragmentation urbaine serait ainsi, pour partie, antérieure à la guerre. Nous sommes aussi tentés

de penser que l’agglomération beyrouthine connaît dans son histoire simultanément différents processus de différentiation sociospatiale et cela dans des espaces différents.

Tracer l’évolution des interdépendances dans et de la périphérie à partir de son histoire propre peut corriger une perspective qui semble biaiser la lecture de l’évolution territoriale ainsi que les interdépendances des banlieues aujourd’hui. D’autre part, il nous semble que la prise en considération des implications de la gouvernance municipale – notamment à travers ses actions urbaines, les représentations territoriales qu’elle véhicule ainsi que l’espace politique qu’elle fait émerger à travers l’implication des différents acteurs – sur les interdépendances territoriales va dans le même sens.

Ceci nous mène à une première série de questions de recherche pour cette thèse:

1. Quelle est la généalogie des différenciations sociospatiales à l’œuvre dans les banlieues de Beyrouth?

2. À quand remontent-elles? sont-elles le produit de la globalisation, de la modernisation ou d’organisations sociales et spatiales plus anciennes?

3. Plus spécifiquement quel est l’impact de l’économie ainsi que de la gouvernance urbaine sur leur développement?

4. Si ces différenciations ont des origines multiples comment s’articulent-elles?

3.2 Communautés, localités et gouvernances municipales

La gouvernance, notamment municipale, est le second axe d’intérêt de cette thèse. Nous cherchons en fait à comprendre comment dans une situation de fortes différenciations sociospatiales, s’articule l’espace politique local?

En fait, Beyrouth aujourd’hui est une agglomération géante comprenant des dizaines de municipalités. Ces municipalités connaissent un retour en 1998 après 34 ans d’arrêt d’élections. Leurs conseils municipaux sont élus parmi les personnes inscrites dans les registres municipaux. Les inscrits sur le registre peuvent ne représenter qu’une fraction de la population résidente. La majorité de cette dernière préfère continuer à participer aux élections dans les villages d’origine où elle maintient de solides réseaux sociaux et où pour une grande partie est propriétaire terrienne. D’autre part, les formalités pour changer de registre sont assez dissuasives. On est dans une situation où la géographie du vote ne colle pas à la géographie réelle des habitants. Cette situation fait que les municipalités sont contrôlées pour une bonne partie par des notables et des représentants de clans familiaux inscrits.

En même temps, l’agglomération beyrouthine reste pour les mouvements communautaires ainsi que pour les zaïms communautaires traditionnels un espace stratégique à contrôler. Certains y ont

des territorialisations bien établies comme le Hezbollah et l’Amal chiites dans la banlieue sud, le Parti Socialiste Progressiste druze à Choueifet et dans la périphérie beyrouthine lointaine dans le Gharb et le Chouf, et le mouvement du Futur sunnite d’Hariri dans différents quartiers où cette communauté est fortement majoritaire à Beyrouth Ouest notamment Tariq Jdidé. D’autres comme les Forces Libanaises et le Courant Patriotique Libre chrétiens tentent, après leur retour en force en 2005129 de s’imposer dans divers quartiers où les communautés chrétiennes sont

dominantes.

Ces différents acteurs communautaires nationaux cherchent dès 1998 à investir les municipalités et à créer ou à contrôler des unions municipales. C’est ainsi que différentes formes d’entente et de confrontation entre acteurs locaux, notamment clans familiaux, et mouvements communautaires régissent la mise en place de listes électorales et de conseils municipaux. En fait les municipalités sont un enjeu central pour tous ces acteurs. C’est à travers les municipalités que les acteurs communautaires légitiment leur représentativité en ville et que les acteurs locaux trouvent leur place sur l’échiquier politique. D’autre part, les municipalités sont des ressources stratégiques pour agir sur l’urbain. Elles sont, surtout les plus riches d’entre elles, d’importants producteurs d’équipements, d’espaces publics et de services de toutes sortes.

En 2001, le Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain (CERMOC) publie un cahier intitulé «municipalités et pouvoirs locaux au Liban» dirigé par Agnès Favier. Son ambition est de produire un état des lieux du rétablissement des municipalités et ses conséquences «en posant la question de la démocratie locale en relation avec le communautarisme, élément central de la configuration politique libanaise». Il pose une question qui est de très haute signification pour ce travail de thèse. En bref, une question qui est en quelque sorte assez simple, et qu’on formulerait comme suit – bien que les auteurs n’utilisent pas ces termes: la municipalité peut-elle représenter un «contre-pouvoir» face à la communautéet devenir un «creuset de citoyenneté»130?

La réponse à cette question vient sous la plume de Nabil Beyhum dans la première partie où il écrit:« S’il s’agit de dire que les municipalités ne sont pas des pouvoirs locaux […] n’ayant qu’un poids institutionnel réduit, elles n’apportent aucune modification au rapport de forces aux formes de solidarités et de concurrence, aux itinéraires individuels. Mais si la question est celle de mesurer ce qui a bougé dans la société, l’accent pourra être mis sur les contradictions qui ont permis à la question des élections municipales d’être posée, sur les luttes qui ont précédé et suivi ces élections, sur la reformulation du cadre local qui passe de celui d’un territoire ou d’un sous- territoire communautaire à celui d’une localité, sur le cadre politique et institutionnel dans lequel l’événement a eu lieu, sur une infime mais néanmoins intéressante recomposition de la société et des espaces dont la renaissance des municipalités est à la fois l’effet et l’indice, parfois même le

129 Leurs leaders respectifs Samir Geagea sort de prison amnistié par le parlement en 2005 après 11 ans, et le général

Aoun rentre après 15 ans d’exil en France.

point de départ. Dans ce sens, les pouvoirs locaux ne peuvent être compris seulement comme un horizon inaccessible des municipalités, mais comme l’émergence d’un relais jusqu’alors inexistant des stratégies de pouvoir, du développement économique et de la culture politique.» 

Les études de cas, notamment ceux des municipalités dans l’agglomération beyrouthine131 dans le

même document, sont très intéressantes pour notre travail. Elles décrivent la difficulté pour les acteurs communautaires d’articuler territorialisations communautaires et logiques locales ainsi que pour les acteurs locaux d’articuler construction d’un territoire local et logiques communautaires. Toutefois, il est remarquable que pour la majorité des municipalités dans les banlieues de Beyrouth on note que sur trois élections consécutives132 la majorité des équipes municipales se

maintiennent avec des changements relatifs mineurs.

On voit ainsi ici se dégager un second ensemble de questions:

1. Comment, dans la complexité des articulations qu’impose la présence de puissants mouvements communautaires, de clans familiaux bien établis au niveau local et une société civile effervescente, les équipes municipales dans les banlieues de Beyrouth arrivent-elles à se maintenir?

2. Quelles sont les implications de cette stabilité sur les gouvernances municipales et plus particulièrement sur les politiques urbaines de ces municipalités?

3. Quelles sont les implications de ces gouvernances municipales sur la gouvernance de l’agglomération Beyrouthine? Quels enjeux mobilisent la constitution des unions municipales dans ce contexte?

4. Quelles implications des gouvernances municipales aujourd’hui dans les banlieues de Beyrouth sur l’articulation des différenciations sociospatiales dans celles-ci?

131 Trois articles dans le même livre traitent de quatre municipalités de l’agglomération beyrouthine. Un article de

Carla Eddé décrit à travers une description historique la dépossession politique de la municipalité de Beyrouth, espace politique historique de la notabilité beyrouthine, au profit du renforcement du pouvoir du gouverneur de la ville nommé par le pouvoir central. Les deux autres articles de Mona Harb et de Tristan Khayat couvrent la situation de trois municipalités dans les banlieues de Beyrouth, dont deux dans la banlieues sud, contrôlées par le Hezbollah, Ghobeiri et Bourj El Barajné, et une dans la banlieue est, contrôlée par le parti arménien Tachnak. L’article de Harb compare la situation des deux municipalités de la banlieue sud mais qui présentent des rapports de forces différents au sein du conseil municipal entre représentants du parti et ceux des clans politiques locaux. L’autre article rapporte les rapports complexes entre municipalité, parti communautaire et Etat central. Elle montre comment une municipalité peut payer les frais des jeux de pouvoir sur le niveau national, à travers les négociations concernant le passage d’une autoroute qui vient couper le tissu dense rasant des immeubles et coupant la commune en deux.

IV. Projet de recherche et plan de

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