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1.5 Fragmentation urbaine – ou paradigme post-urbain?

1.5.4 La Fragmentation urbaine et les transformations économiques

Sur la question des grandes transformations économiques du dernier quart du vingtième siècle et leur impact sur la fragmentation urbaine on peut déceler deux lectures principales: d’une part on a une présentation du capitalisme comme un système économique foncièrement «fragmentogène», d’autre part c’est dans la crise de la régulation de la relation entre l’économique, le social et le politique qu’il faut trouver l’explication de cet impact.

Un capitalisme «fragmentogène»

«Capitalism as a mode of production has necessarily targeted the breaking down of spatial barriers and the acceleration of the turnover time as fundamental to its agenda of relentless capital accumulation» (Harvey, 1996). Cette lecture du capitalisme semble donner une image du capitalisme largement diffusée comme destructeur des frontières et qui dans sa phase d’accumulation actuelle – prétendument sur un niveau global – transformerait le monde en un «global village».

Mais cela va sans compter deux importantes propriétés de l’impact social et territorial du capitalisme:

- Sur le niveau territorial, c’est précisément le fait qu’une multitude de lieux existent qui donne le besoin d’échange entre eux (Offner, 1996 dans Graham & Marvin, 2003). C’est du nivellement de ces lieux en termes d’offres et de demandes que s’organise le marché et se développe le capitalisme. Ainsi, le capitalisme peut bien être un facteur d’exclusion notamment pour des populations et des lieux n’ayant «rien» à offrir sur le marché. D’autre part, «the tension between fixity and mobility erupts into generalized crisis when the landscape shaped in relation to a certain phase of development… becomes a barrier for further accumulation» (Harvey, 1993 dans Graham & Marvin, 2003). Les changements nécessaires pour un tel changement d’échelle peuvent remettre en question la pertinence du développement d’une certaine économie dans un certain territoire, pouvant les mener à une nouvelle et relative exclusion. C’est d’ailleurs le cas du passage de l’économie industrielle fordiste à celle tertiaire post-fordiste, qui est considéré dans ses implications par certains auteurs comme principale – pour ne pas

dire unique – source de la fragmentation urbaine (Bénit Didier Dorier-Apprill Gervais- Lambony, 2007).

- D’autre part sur un niveau social, le poids du capitalisme, cherchant à mettre à profit un lieu en le déconstruisant socialement pour l’homogénéiser suivant ses besoins, ne manque d’être un important facteur de fragmentation sociale60.

Le poids d’une restructuration

D’autres «situent la ‘crise’ plutôt dans la question des régulations (Kennett, 1994) et dans les transformations de l’Etat-providence (Laville, 1995). C’est donc dans les relations nouées entre organisation économique et organisation du politique ou du social dans les modes de régulation que pourrait prendre corps cette fragmentation. La régulation escomptée par le marché se révèle inefficiente (Mingione, 1998) et les phénomènes constatés semblent moins la conséquence d’une crise des systèmes dominants qu’une rupture dans les relations qu’ils entretenaient entre eux et avec les mécanismes traditionnels de solidarité et de reproduction sociale (Jacquier, 2000)» (Navez-Bouchanine, 2002)

«Un changement de mode de production dans la ville. Des métropoles industrielles de type fordiste, où l’emploi d’une main-d’œuvre de masse crée les conditions de fortes interdépendances et nécessite des systèmes redistributeurs, on passerait à des métropoles post-fordistes, où l’essor des mobilités diffuses, celui du chômage de masse et du travail flexible, conduit à l’accroissement des écarts sociaux.» (Bénit Didier Dorier-Apprill Gervais-Lambony, 2007).

Cet écart est décrit chez Marcuse et Van Kempen (2000) en reprenant la métaphore de l’œuf et du sablier. Ainsi on passerait d’une économie fordiste favorisant le développement d’une classe moyenne solide (l’œuf) à une économie post-fordiste où cette dernière se déliterait au profit des extrêmes (le sablier) où une certaine élite se retrouverait à la tête de l’échelon social alors que le reste se trouverait dans une chute forte vers le bas.

Cette lecture dualiste qui a été favorisée par les travaux sur la globalisation économique et la société en réseau s’est vite trouvée caduque face à une réalité complexe où les populations défavorisées peuvent présenter des signes de «résistance» ou d’accommodation à ces changements. «l’analyse des effets des transformations est ainsi passée de la seule production à la ‘reproduction sociale’ en accordant un intérêt accru à la manière dont individus, groupes et institutions réagissent face à cette évolution, et donc plus directement aux questions de régulation de divers ordres qui peuvent intervenir. [… notamment], marchandisation des relations sociales, mobilisation accrue des ressources sociales et culturelles dans l’activité économique et surtout

60 «segmented and cellular space in which each fragment (individual) has its place: separation and division in order

to unify, atomization in order to encompass, segmentation in order to totalize, closure in order to homogenize and individualization in order to obliterate differences and togetherness» (Soja, 1989)

émergence de formes de socialisation alternatives à la socialisation par le travail salarié» (Navez- Bouchanine, 2002)61

Ces stratégies de résistance et d’accommodation prennent tout leur sens dans les quartiers culturellement homogènes où les habitants partagent d’importants réseaux de sociabilité et de solidarité locales. Toutefois, Sassen (2002) met en garde face à un glissement récurrent dans les analyses marquées par ce qu’elle appelle les représentations géographiques ou «topographiques» de l’urbain si celles-ci ne sont pas relativisées par une identification des dynamiques de mobilité et de flux. Ainsi «Les ‘communautés’ apparaissent à la fois marquées par l’enracinement local, par le déploiement sur diverses échelles spatiales à partir du local, et par l’intégration à divers niveaux de flux dépassant largement ce local» (Navez-Bouchanine, 2002)

On retrouve dans les différentes lectures se basant sur les transformations économiques comme clé de compréhension de la fragmentation urbaine, un grand nombre d’arguments déjà mobilisés par les concepts de marginalisation, ghettoïsation ou relégation pour expliquer comment l’urbanisation des villes aujourd’hui produit les différenciations sociospatiales. Dear et Flusty avancent dans leur modélisation du «Postmodern urbanism» à partir de Los Angeles de nouveaux arguments qui pourraient être singuliers au concept de fragmentation urbaine.

Le Postmodern Urbanism

“The social diversity of the city, which so delighted eighteen century citizen, has, during the course of the twentieth century, multiplied to such an extent… that no overview is possible. London now is not much an encyclopedia as a maniac’s scrapbook (Raban, 1974)”

Ce texte de Raban rapporté par Dear et Flusty (1998) au début de leur article indique le sens de leur investigation. Il souligne leur positionnement épistémologique où aucune lecture totalisante intelligible ne peut ressortir d’une lecture d’ensemble de la ville et où la construction d’un vrai savoir «sur la ville» - dans le sens de Lefebvre – doit impérativement passer par une lecture à partir de «lieux». Ainsi les auteurs entament un recensement des différents «lieux» de Los

61 Un exemple assez intéressant avancé par Saskia Sassen (2002), serait les différents réseaux économiques établis par

certaines populations migrantes vers l’Europe. En se basant sur le lien communautaire elles réussissent à développer des partenariats et des réseaux de réciprocités dans les marges et les interstices des secteurs économiques dominants, et cela parfois à l’échelle de plusieurs villes européennes et même mondiales. Un autre serait celle de Ray (2002), sur la «géographie du quotidien des femmes immigrantes à Montréal». Ainsi en étudiant le vécu quotidien d’un groupe de femmes migrantes ménagères, Ray relève comment ces dernières réussissent à mettre à profit un ancrage dans des espaces marqués par une proximité communautaire couplée d’une construction de réseaux sociaux élargis par les relations de travail et d’une mobilité quotidienne sur une large part de l’espace urbain.

Par contre, d’autres auteurs, sans forcément avancer une lecture territoriale, insistent sur l’impact lourd de ces restructurations économiques et leurs conséquences sur les populations migrantes au Nord, considérées comme potentiellement les plus exposées à la crise. Ces populations n’ayant pas forcément toutes les ressources pouvant les mener à résister à la crise. Ainsi Réa (1994) en étudiant la situation des populations migrantes en Belgique, lie le repliement communautaire, notamment chez la deuxième génération, au chômage suscité par la crise.

Angeles – leur objet d’étude et la ville-modèle du «Postmodern Urbanism» - dans les travaux de chercheurs contemporains.

Il en ressort une panoplie intéressante de «lieux» qui ont en commun le fait qu’ils sont pratiquement tous autocentrés pour ne pas dire indépendants: les «edge cities», «privatopias», les «cultures of heteropolis», les villes-«theme park», les «citadels interdictory spaces», les quartiers embourgeoisés des «historical geographies of restructuring»… De même ils identifient dans ces écrits de grands changements structuraux notamment la globalisation, la restructuration du système de production/régulation du fordisme vers le post-fordisme mais aussi les changements sur la scène politique que symbolise la montée d’une nouvelle conscience écologiste qu’ils appellent les «politiques de la nature».

L’intérêt du travail de Dear & Flusty c’est qu’ils tentent à partir de ce savoir fragmentaire et en articulant les changements structuraux et leur manifestation dans l’espace urbain d’en dégager un modèle d’urbanisation des villes aujourd’hui. Il est à noter que les auteurs utilisent le terme «urbanism» et non «urbanization» parce qu’ils conçoivent clairement la ville comme le produit d’un système de production bien défini. “I begin with the assumption that urbanism is made possible by the exercise of instrumental control over both human and non-human ecologies. The very occupation and utilization of space, as well as the production and distribution of commodities, depends upon an anthropocentric reconfiguration of natural processes and their products” (Dear & Flusty, 1998). Ce système de production est le «capitalisme tardif»62.

Ainsi Dear et Flusty dans leur article mobilisent les concepts de post-fordisme et de globalisation via différents néologismes comme:

- «Flexisme» pour marquer le passage à une économie mondialisée post-fordiste,

- «Global Latifundia», l’effort d’homogénéisation dans un but de maximalisation des profits par le capitalisme, des cultures et des lieux

- «New World Bipolar Disorder» marquant une dualité entre les connectés aux marchés globaux et des communications («Cyberbourgeoisie») et les exclus («Protosurps») - «Disinformation Super Highways», la «mimetic contagion» provoquée par la

«holsteinisation», et le «praedatorianism» qui sont les outils nécessaires par moyens d’intimidation ou de désinformation de garder l’ordre civile

- La «Citistãt» ou la ville mondiale regroupant toutes les métropoles et agglomérations urbaines du monde où toutes ces dynamiques se concentreront principalement.

62 C’est bien pour cela et malgré la mobilisation forte du concept de postmodernisme chez Dear, qu’on a trouvé

adéquat de présenter le «Postmodern Urbanism» comme une lecture privilégiant une identification de la source de la fragmentation urbaine dans les transformations économiques du dernier quart du vingtième siècle. En fait la conception même du Postmodernisme de Dear – inspirée de Jameson – se base bien sur une identification d’un changement culturel et épistémologique, toutefois, elle est liée aussi aux changements du capitalisme comme système de production et d’accumulation. D’ailleurs le titre de l’article de Jameson dont Dear s’inspire est bien « Postmodernism or, the cultural logic of late capitalsim».

Au delà de ces néologismes et de cette présentation intentionnellement caricaturale des grandes dynamiques structurales du capitalisme tardif à l’œuvre, les auteurs avancent une lecture de l’impact de ces changements sur l’urbain fort intéressante. Les auteurs la présentent sous le nom « an alternantive model for urban structure».

On y relèverait trois aspects principaux:

Aspect 1: liées indépendamment les unes des autres aux structures de l’économie globale, ou exclues du système, les différentes parties de l’espace urbain se replient sur elles-mêmes et connaissent différents vitesses de développement selon leur degré d’intégration à l’économie globale.

Aspect 2: Un renversement des rapports entre le centre et la périphérie: “the concentric ring structure of the Chicago School was essentially a concept of the city as an organic accretion around a central, organizing core. Instead we have identified a postmodern urban process in which the urban periphery organizes the center within the context of globalizing capitalism” Aspect 3: Ces différents espaces autocentrés seront coupés les uns des autres par des frontières plus ou moins identifiables, et liés par les «Disinformation SuperHighway»

Cette modélisation est appelée Keno Capitalism pour marquer sous par le terme Keno – équivalent de Bingo – d’un côté l’arbitraire, propre au capitalisme tardif, où beaucoup plus de nouveaux espaces de la ville émergent par la «rencontre» d’un terrain vide et la «mégalomanie» de grands investisseurs, et de l’autre coté la complète indépendance des «lieux»-cases adjacents. Bien qu’ils y voient une modélisation crédible et solide de la métamorphose des territoires urbains aujourd’hui, les auteurs se gardent bien de toute généralisation et invitent de tous leurs vœux d’autres à entreprendre des travaux comparatifs qui pourraient mieux nous renseigner sur nos villes contemporaines.

Malgré – peut-être à cause de – la richesse de sa narration et la puissance de l’image qu’elle projette de l’urbain, cette modélisation n’a pas manqué de recevoir d’importantes critiques. Nous privilégions ici ceux des auteurs de «vies citadines» (2007) qui nous semblent particulièrement pertinents. Leur critique porte notamment sur deux aspects:

1. Les frontières entre les différents «fragments»:

+ «le modèle place les murs comme relativement infranchissables, quel que soit le côté (riche ou pauvre) duquel on se place. Or, non seulement liens il y a (et on appelle du coup à une étude des mobilités)mais aussi des hiérarchies dans les liens, qui ne sont pas mises en évidence [existent]»

+ «Les résidents expérimentent au quotidien le passage entre les éléments, mais adoptent en outre des itinéraires, des stratégies dans la ville, pour éviter certains fragments»

+ «Le modèle pose aussi les murs comme inscrits une fois pour toutes dans le tissu urbain. Il ne recoupe pas la réalité de la fragmentation en tant que processus.»

+ «La pirouette des DSH comme seul lien entre les fragments pour ceux qui ont les moyens de s’en sortir (i.e. les riches) paraît assez facile»

2. La lecture holiste des dynamiques urbaines: «leur proposition de modèle d’urbanisme postmoderne est liée à une vision de la métropole qu’ils qualifient eux-mêmes de voyeuriste, soit vue d’en haut, et donc… éminemment moderne dans sa recherche de rationalité!»

A cette modélisation de la ville contemporaine on pourrait opposer celle plus dynamique de la multiplex urban region. À première vue, les deux images de l’Echiquier et du «gearbox»63

63 «gearbox full of speeds» (Wark, 1998 dans Graham & Marvin, 2001) pour parler de la «urban region multiplex»

L’échiquier du Keno Capitalism Source: Dear & Flusty (1998)

semblent contradictoires, toutefois, nous pensons qu’elles sont bien complémentaires. Les deux invoquent une lecture qui s’appuie sur le relationnel plus que la simple contiguïté spatiale pour expliquer le développement des différents secteurs d’une ville. Toutefois, la lecture du «postmodern urbanism» en ce qui concerne le monopole de toute connectivité entre les différentes «cases» de l’Echiquier par les DSH, comme le disent les auteurs de «vies citadines» semble assez simpliste. La lecture en «gearbox» où les interconnexions sont à différentes échelles, différentes vitesses et différentes, natures si elle est plus intéressante, elle semble ne pas présenter une modélisation claire de l’articulation de ces interconnexions..

Ce dernier point est particulièrement lourd de conséquences. L’espace urbain aussi segmenté soit- il garde une certaine orchestration, de fait les villes «fonctionnent» toujours. Des territoires se construisent et s’articulent, des acteurs s’allient et s’opposent dans un jeu de pouvoir, un jeu de politique et de gouvernance.

Le modèle du «postmodern urbanism» ne semble avancer sur ce point que des arguments fort simplistes. Ainsi bien qu’une lecture en Citistat soit intéressante pour mettre en relief les effets de la globalisation, elle ne prend pas en compte diverses dynamiques qui restent malgré tout à l’échelle métropolitaine ou même des échelles inférieures. De même une lecture du pouvoir basée sur les seuls aspects du Predatorianism et de la Holsteinization nous paraît ne pas sortir du caricatural et rejette d’un revers de main rapide toute la complexité du politique.

Si par contre le modèle de Healey est décidemment conçu avec la gouvernance urbaine comme une de ses questions centrales, il nous semble plus descriptif qu’explicatif. Comme on a dit, il ne définit pas les cadres d’articulations des différentes réseaux d’acteurs-lieux-temporalités. Toutefois ces articulations existent. Elles se nomment gouvernabilité, action publique et citoyenneté. Des cadres de gouvernabilité formels et informels perdurent et structurent – sinon influencent – la marge de manœuvre et la façon de manœuvrer des réseaux, et parfois la raison d’être même de ces réseaux. Les autorités publiques malgré leur faiblesse sont encore un acteur majeur dans la formation du paysage urbain. Enfin, même les conceptions les plus critiques et contestataires de la citoyenneté moderne ne cherchent pas à l’éliminer mais plutôt à la transformer pour qu’elle puisse être plus apte à intégrer des populations mises de côté. Décidément la citoyenneté, dans ses aspects les plus divers est encore une clé centrale structurant la «sphère politique».

Il n’y a pas de doute, le politique est en crise suite à la crise des modèles de gouvernance modernistes, mais cette crise nous semble être aussi une principale source expliquant la fragmentation urbaine de nos villes contemporaines.

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