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III. Le choix des banlieues de Beyrouth comme terrain d’étude

1 La pertinence du choix de Beyrouth

Beyrouth a beau être pendant quinze ans de guerre le symbole de la violence et de l’urbicide75, il a

beau être perçu par ses intellectuels dans l’après-guerre comme une «ville arrêtée»76 qui semble

avoir perdu son âme, il est de notre point de vue non une exception, mais un cas révélateur de la complexité de l’urbain aujourd’hui.

C’est une ville riche en contradictions, toutefois ses contradictions marquent l’ensemble de nos villes contemporaines. Beyrouth est ancré dans la globalisation économique et culturelle, tout en restant une ville profondément divisée où les dynamiques de ségrégation et de repli communautaires et socioéconomiques sont bien pesantes. Il est le théâtre depuis deux décennies d’un vaste chantier axé sur un projet de reconstruction et de métropolisation piloté par de puissants acteurs étatiques centraux et privés d’une part, et une effervescence d’actions locales mises en œuvre par une panoplie d’acteurs locaux institutionnels, associatifs et économiques qui s’investissent dans la sphère publique et dans des constructions territoriales de différentes échelles, de l’autre.

Par ailleurs, l’espace de Beyrouth est aujourd’hui fortement divisé. La différenciation sociospatiale par les réseaux communautaires, politiques, sociaux et économiques ne fait que s’accentuer, alors que l’arrêt des combats et une période de paix et de relative stabilité se maintiennent depuis déjà plus de vingt ans. Si les stigmates d’une guerre aussi dévastatrice prennent du temps pour guérir, il nous semble fort réducteur de ne lire dans la persistance de la division et des logiques de différenciations sociospatiales que des réminiscences de la guerre. En fait, Beyrouth de nos jours fait face au même dilemme que connaissent tant de villes dans le monde: comment articuler la diversité dans un contexte de crise de légitimité et d’efficacité de l’Etat, de multiplication des projets, des acteurs et des référentiels culturels au temps de la globalisation économique?

Bien sûr les implications du contexte régional particulier de Beyrouth et les spécificités du système institutionnel libanais sont considérables et s’imposent notamment sur les modes de gouvernance de la ville. Beyrouth est la capitale d’un Etat au système politique complexe conjuguant démocratie parlementaire et communautarisme primaire77, et d’un pays au centre de la

75 Beyhum (1991) reprend une dizaine de commentaires dans les médias internationaux pendant la guerre où pour

décrire les épouvantables dégâts suite à une tuerie ou un bombardement, il y aurait toujours une personne pour dire «c’est Beyrouth»

76 «Beyrouth aujourd’hui est une ville arrêtée!», cri de l’écrivain libanais de renommée internationale Amin Malouf

dans un entretien avec Jad Tabet dans «Beyrouth, la brûlure des rêves», direction Jade Tabet, Autrement, 2001. Il continue «Du Beyrouth laïque aconfessionnel auquel nous rêvions, à l’image du Ras-Beyrouth d’alors, la guerre a fait un espace éclaté, morcelé, divisé, coupé en deux par une frontière invisible qui traverse le cœur même de la ville, longe le quartier du Musée et va rejoindre les faubourgs populaires.»

77 La répartition des fonctions publiques sur les diverses communautés dans une logique de quota, garde le

fonctionnaire dans une position de redevance envers sa communauté. Les administrations se retrouvent minées par les effets de cette double loyauté, remettant la capacité de ces administrations à s’imposer devant les acteurs communautaires et leurs projets territoriaux (Delvolvé, 1971) (Figuié,2005) (Salam, 1998)

guerre israélo-arabe depuis plus de soixante ans78. Toutefois, ces particularités sont loin d’être les

seules – et certainement pas les plus importantes – logiques derrière les mécanismes de différenciation sociospatiale et de gouvernance urbaine à Beyrouth.

D’autre part, le cadre libanais, bien que cas extrême, n’est aucunement unique. Nombreux sont les Etats autour du monde où la polarisation des communautés ethniques, confessionnelles, linguistiques ou tribales contraint le fonctionnement de l’Etat. Nombreuses sont les villes se trouvant au centre de conflits régionaux. D’autre part dans les pays se situant dans des régions connaissant une paix de longue date, et dans des Etats ayant une longue tradition citoyenne, la gouvernance urbaine est souvent l’objet d’une compétition d’acteurs communautaires pour le contrôle ou le partage de leurs institutions, ou des institutions de cadres décentralisés ou fédéraux dans lesquels elles se trouvent. Cette gouvernance, dans un monde de plus en plus globalisé, peut aussi bien être affectée par les agendas de réseaux économiques ou politiques transnationaux ayant souvent des relais locaux. Certaines de ces villes se retrouvent à gérer les conséquences de conflits bien lointains que se soit sous forme de terrorisme ou de tensions entre des communautés de migrants dont les confrères sont en guerre dans leurs pays d’origines.

Ce qui fait l’intérêt de Beyrouth c’est la forte visibilité d’une crise profonde qui assaille beaucoup de villes aujourd’hui: d’un côté les difficultés d’une modernité non accomplie, de l’autre les pesanteurs d’une postmodernité déjà bien installée. En fait, il nous semble légitime de nous demander avec Beyhum (1991): «le sort de Beyrouth est-il l’avenir des villes du monde moderne?». Bien que nous sommes tentés de répondre positivement à cette question, nous nous contentons ici de souligner que pour un travail de recherche posé en termes de différenciation sociospatiale et de gouvernance urbaine, le choix de Beyrouth comme cas d’étude nous semble tout à fait pertinent. Beyrouth a encore beaucoup à nous enseigner.

78 D’autres analyses lient directement la crise de gouvernance aux implications du conflit régional et notamment les

priorités de l’agenda syrien dont le poids politique est incontournable au Liban notamment avant 2005 (retrait de l’armée syrienne du Liban). On pourrait retenir ainsi l’explication de Joseph Samaha – journaliste et jusqu’à sa mort éditeur en chef du quotidien Al-Akhbar – qui assure que les trois maximes de la politique syrienne au Liban qui marquent la période 1990-2005, et qu’il trouve contradictoires, sont à considérer comme causes possibles de la crise de gouvernance du Liban post-Taef. Il définit ces maximes comme: instauration de la paix suite aux accords de Taef et le rétablissement des organismes de l’Etat, continuation de la résistance à l’occupation israélienne, la mise en place d’une politique de développement économique qui puisse relever le Liban et lui redonner un rôle régional sur ce plan. Pour cela, la politique syrienne encourage le développement du Hezbollah recevant un fort financement iranien comme principal vecteur de la résistance. Elle soutient la politique de développement économique du premier ministre et milliardaire libano-saoudien Rafic Hariri qui a un large réseau de sociétés d’entreprenariat et qui est en intime relation avec des grands détenteurs de fonds et l’état saoudien. Et, pour le développement des organes d’Etat, la politique syrienne s’est centrée sur le rétablissement de l’armée nationale78 comme vecteur de restauration de

l’autorité de l’Etat. De toute évidence ce dispositif s’appuyant sur différents «parrains» régionaux, est bien précaire et ne peut fonctionner que dans un contexte d’entente de ceux-là. D’autre part, ce dispositif porte de nombreuses contradictions: entre le besoin de sécurité pour le développement de l’économie et celui de la résistance pour libérer des terres occupées, entre développement des organismes de l’Etat et développement de la puissance d’action d’un acteur communautaire (le Hezbollah), entre privatisation et minimisation des dépenses principalement sociales (prônées par Hariri) et la restauration d’organismes d’Etat actifs et répondant à la demande sociale (voulue par le président Lahoud). La Syrie réussit par une médiation continue à contenir ces contradictions de sorte qu’elles ne déstabilisent pas la paix intérieure. Depuis le retrait de la Syrie ces politiques contradictoires et les référentiels qu’ils représentent investissent fortement tout le champ politique libanais, et trempe le Liban dans une grande instabilité.

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