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III. Le choix des banlieues de Beyrouth comme terrain d’étude

2 La recherche productive de connaissance 79 sur Beyrouth

2.2 Le paradigme des notables

Dans un fameux article intitulé «Ottoman reforms and thepolitics of notables», Albert Hourani (1968) met en place les bases d’un nouveau concept analytique pour comprendre la gouvernance

93 Nous reviendrons plus loin sur cette question dans le chapitre suivant. 94 Les principales communautés de la ville

des villes des provinces ottomanes au cours du 19ième siècle. Cet article vient remettre en question

une image cultivée aussi bien par les nationalistes arabes que par les occidentaux où un fort autoritarisme ottoman marqué de despotisme et de corruption s’imposait sur la vie des provinces arabes de l’époque. Ce qu’avance Hourani est simple: la contribution de l’administration ottomane à l’organisation de la vie quotidienne des villes et des campagnes dans cette partie du monde est en fait minime, elle est laissée à travers divers arrangements aux soins d’acteurs locaux, seules les questions ayant lien à la sécurité et au fisc préoccupant les ottomans.

Les travaux de Hourani vont inspirer beacoup de travaux de recherche, notamment en histoire urbaine, qui dans sa lignée cherchent à identifier ces acteurs et leurs contributions à l’organisation de l’espace politique local aussi bien qu’à l’organisation de l’espace urbain. Pour Carla Eddé (2008) qui reprend ce concept, le paradigme des notables a prouvé sa valeur pour comprendre les transformations politiques et urbaines du Beyrouth de la première partie du 19ième siècle dans les

travaux de May Davie (1993), pour l’Alexandrie du 19ième siècle dans les travaux de Robert Ilbert

(1996) et pour les villes syriennes sous mandat français dans les travaux de Philippe Khoury (1990).

Mais qui sont les notables? A cette question Hourani (1968) répond «the concept of notables as we shall use it is a political and not a sociological one. We mean by it those who can play an intermediary role between government and people – and within certain limits – as leaders of the urban population. But in different circumstances it is different groups which can play this role. Groups with different kinds of social power». Dans les provinces arabes il identifie trois catégories de ces groupes. D’abord les hommes religieux, les militaires96 et les représentants civils

comme les chefs des grandes familles ou des corps de métiers. Pour Ilbert (1996), les notables sans représenter une catégorie sociale à part, se trouvent à l’articulation de trois sources de pouvoir: la famille, la communauté et la classe. Ils sont tant les garants de la tradition qu’initiateurs de nouveaux modèles. Pour décrire la «politique des notables» de Hourani, Eddé (2008) affirme que celle-ci « se caractérise par l’existence d’un patriarcat urbain disposant d’une base indépendante de pouvoir dans la ville, fondée sur une aisance économique solide provenant du commerce à longue distance et/ou de la maîtrise de la terre, ainsi que sur des moyens de contrôle de la population urbaine, par le biais communautaire essentiellement, à travers les institutions caritatives. Ce groupe urbain jouit également d’un accès direct à l’autorité centrale, en étant l’interlocuteur privilégié de l’Etat et de ses représentants locaux ou en étant directement associé au pouvoir, par le biais de conseils locaux élus. Médiateur entre la société urbaine et le pouvoir central, soit qu’il transmette les directives de ce dernier en direction de la société, soit, à l’inverse, qu’il se fasse le porte-parole des revendications urbaines auprès de l’autorité, il est donc responsable de l’équilibre de la ville.»

96 dans beaucoup de cas les garnisons militaires recrutaient de certaines villes près desquelles elles se trouvaient, de

fait certaines garnisons étaient fortement liées à certaines villes ou même quartiers de villes. Les chefs de ces garnisons étaient fort impliqués dans les politiques locales de ces villes.

Ce concept a l’intérêt de s’appliquer dans des contextes où l’autorité centrale n’est pas trop pesante et entreprenante et où les grands acteurs locaux sont par contre assez puissants et cherchent à s’imposer aussi bien face au pouvoir central en construisant des fiefs et en se prévalant de leur représentativité populaire et face à la population qu’ils cherchent à dominer en contrôlant les principaux piliers de l’édifice social. Ainsi au-delà de la spécificité des études historiques se concentrant sur l’histoire de la gouvernance urbaine des villes du Moyen-Orient face aux défis de la modernisation, ce concept garde tout son intérêt pour l’analyse d’autres situations présentant des cas semblables. Beyrouth, et notamment ses banlieues, représente bien des cas où des acteurs locaux assez puissants cherchent à construire leurs propres fiefs. Ainsi hors du champ de l’histoire urbaine, des sociologues comme Khuri (1975) et Tohmé (1995) mobilisent le concept de notables pour comprendre la sociologie politique des banlieues de Beyrouth.

Leurs analyses élaborent un autre aspect de ce concept. Ce n’est plus l’articulation entre gouvernance locale et gouvernance étatique qui est mise en avant mais plutôt la construction de la gouvernance locale elle-même dans un contexte de changement social et d’émergence de nouveaux acteurs. Elles opposent organisations politiques communautaires émergentes dans ces banlieues aux réseaux notabilaires et claniques traditionnels en place. Ces analyses attribuent aux migrants l’introduction du communautarisme dans ces banlieues et trouvent une homologie entre la polarisation migrants/anciens97 et celle de mobilisation politique communautaire/mobilisation

politique notabilaire et clanique notamment lors des élections municipales. Le cadre municipal représente dans ces banlieues le principal espace où se manifeste le jeu politique local. Nous y reviendrons plus loin.

Ce concept suppose un Etat faible, or, aussi faible que soit l’Etat, même dans le contexte libanais, il est présent. En fait, c’est un acteur central qui contrôle diverses ressources stratégiques et a la puissance d’imposition de diverses réformes, planifications et projets qui peuvent déstabiliser tous les équilibres de l’espace politique local. En fait, l’émergence des Etats centralisés et autoritaires dans le monde arabe ainsi que des structures politiques modernes comme les partis nationalistes, socialistes, communistes et plus tard islamistes avec des cadres idéologiques forts déstabilisent, en général, la pertinence de l’usage d’un tel concept. L’espace politique national en se formant détruit, marginalise ou vassalise les espaces politiques urbains. Pour longtemps les études sur les villes arabes contemporaines préfèrent user de concepts importés des cadres théoriques sur les pays du Nord – comme institutions politiques, bureaucraties, politiques publiques et planification – pour traiter des politiques de la ville. Les vrais décideurs sont en réalité au niveau national, représentés dans les institutions de l’Etat. Les politiques urbaines n’ont de sens que dans la mesure où elles relaient les planifications nationales, ou si elles représentent un enjeu dans la confrontation d’intérêts corporatistes98 au sein des instances décisionnelles ou exécutives de l’Etat

97 Que Tohmé substitue par allochtone/autochtone

98 Muller par exemple (1990) conçoit les politiques publiques dans un Etat moderne comme un moyen, via l’action

central. Les institutions urbaines traditionnelles, notamment les municipalités, qui sont souvent le cadre par excellence de l’espace politique local, se retrouvent comme de simples relais des autorités centrales.

Toutefois, la modernisation des sociétés du monde arabe est loin d’être en phase avec la modernité des institutions étatiques qui représentent le principal legs de l’ère coloniale. Ces Etats sont souvent, comme beaucoup de pays au Sud, des fiefs de groupes à base de solidarités primordiales99 ou de réseaux clientélistes oligarchiques qui usent des institutions de l’Etat comme

outil assurant leur domination (Huntington, 1968). C’est aussi à travers les institutions de l’Etat qu’ils cherchent à intégrer les autres groupes et acteurs dans une logique plus ou moins avouée de vassalisation et de subordination.

Les villes représentant des espaces potentiels de conflits et d’instabilités sont les principales cibles du contrôle étatique. La planification urbaine devient ainsi un important outil de contrôle. Or, la croissance urbaine phénoménale de ces villes, notamment en larges secteurs informels périphériques, et l’incapacité des autorités centrales à suivre, en desservant et organisant ces espaces, fait émerger dans ces espaces de nouveaux acteurs locaux. Ces acteurs locaux, souvent des mouvements communautaires de mouvance islamiste, cherchent à travers la provision de services de se former des fiefs urbains en gagnant la confiance et l’adhésion de la population. AlSayyad et Roy (2006) citent l’exemple notoire d’Imbaba au Caire qui devient, avec le retrait de l’Etat et de services pendant le tournant de la restructuration économique100, un bastion

d’AlGamaaa AlIslamiya. Cette organisation islamiste choisit en effet de s’investir dans ce quartier en ramenant tout sortes de services allant de l’éducation à la santé. Largement soutenue par la population et considérée comme terroriste et dangereuse à la sécurité de l’Etat l’armée égyptienne doit investir les lieux dans un combat rangé pour finir avec son contrôle d’Imbaba. AlSayyad et Roy citent aussi des cas semblables à Mumbai où le Shiva Sena, un mouvement communautaire, se présente comme porte-parole des quartiers informels et en Amérique Latine où des groupes pentecôtistes s’implantent fermement dans ces quartiers.

En fait, ces mouvements identitaires capables à la fois de réguler le champ social à travers la mise en avant des pratiques religieuses, d’organiser le spatial à travers leurs services, et de canaliser le politique dans leurs organisations peuvent produire des territorialités qui échappent à toute régulation étatique. C’est ce que certains appellent une situation «d’état dans l’état».

politiques sont le fruit de négociations et de confrontations entre référentiels et rassemblements corporatistes ayant des intérêts divergents.

99 On entend par solidarités primordiales celles issues d’une appartenance de naissance (tribu, ethnie, clan familial,

communauté religieuse…). Voir Samir et Roseanne Khalaf (2009)

100 En fait l’Etat égyptien fait vers la fin des années 70 et au cours des années 80 une reconversion de son économie

sous le conseil et la surveillance du Fond Monétaire International, cette reconversion se basait sur une limitation des dépenses et une large privatisation. Ceci mène notamment à une restriction des dépenses et investissements sociaux de l’Etat.

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