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résilience de l’autoritarisme : outils d’analyse et démarche de recherche

1.1 Trois mécanismes

1.1.1.3 Un outil de distribution des biens et privilèges

Les politiques de développement produisent donc des richesses qui peuvent ensuite être distribuées. Elles sont également des outils pour répartir un ensemble divers de biens et de privilèges, ce que nous avons pu esquisser en abordant la question des faveurs accordées à certains acteurs dans les politiques économiques des États développementalistes. Il s’agit ici de regarder non pas le contenu des politiques, mais leurs produits finis.

Cette fonction distributive est particulièrement évidente dans les politiques visant à mettre en place des services publics. Dans ce cas, le développement peut servir à contrer des menaces davantage verticales qu’horizontales, puisque les bénéficiaires sont rarement des individus précis et davantage des groupes, qu’ils soient constitués selon une logique de classe sociale, d’origine géographique ou d’ethnicité. Gandhi et Przeworski (2006) expliquent d’ailleurs que les autocrates étendent la distribution de biens et services au-delà de leur base immédiate lorsqu’ils font face à une menace de rébellion. Dans leur analyse de la réforme de l’assurance sociale en Chine dans les années 1990, Gallagher et Hanson (2009) expliquent par exemple qu’il s’agit d’une façon de faire face à ce type de menace

en fournissant des « carottes ». Ces recherches répondent par conséquent aux nombreux auteurs qui considèrent que les régimes non démocratiques ne mettent pas en place de politiques de redistribution (De Mesquita et al. 1999; Aidt, Dutta, et Loukoianova 2006; Acemoglu et al. 2013) en démontrant que certains d’entre eux conçoivent bel et bien des politiques sociales. Celles-ci restent toutefois ciblées et non universalistes. Knutsen et Rasmussen expliquent ainsi que « autocracies are as likely as democracies to have old-age pension systems, but autocracies tend to have less universal systems targeted towards a narrower group (2014, 1) ». Pour eux, « targeted welfare programs allow autocrats to make credible commitments on the distribution of resources to their ruling coalition also in the future (2014, 1) ». La dimension sélective des politiques distributives est également importante car cela donne aux biens distribués une importance supplémentaire. En effet, plus le nombre de bénéficiaires est élevé, plus la valeur absolue du bien pour chacun d’entre eux diminue (De Juan et Bank 2015, 92).

Les politiques économiques et sociales des autocrates sont donc soit incorporées dans des logiques néopatrimoniales préexistantes, soit utilisées pour établir un nouveau système de ce type. La distribution sélective des biens et services publics, qualifiée par Grauvogel et von Soest de « soft repression (2014, 5) », est utilisée dans les stratégies de (dé)mobilisation de certains groupes, réprimant leur contestation ou récompensant leur loyauté (Fjelde et De Soysa 2009). De Juan et Bank (2015) mettent ainsi en évidence une corrélation entre les zones où le régime syrien distribue de l’électricité et les districts où le risque de violence est plus faible entre mars 2011 et novembre 2012. Si cela ne donne pas d’indication sur le sens de la relation causale - les habitants ne se révoltent-ils pas parce qu’ils ont accès à l’électricité ou leur a-t-on donné accès à l’électricité parce qu’ils ne se

révoltaient pas ?-, les données montrent bien l’existence d’une distribution sélective. Elles n’offrent malgré tout pas de réponse à une seconde question, celle du type de groupes qui bénéficient de la redistribution : s’agit-il de récompenser des soutiens traditionnels, d’acheter des rivaux politiques ou d’investir dans les swing regions (De Juan et Bank 2015, 92) ?

Cette question de la distribution sélective a également été examinée en profondeur dans la littérature qui s’est intéressée à la tendance des dirigeants, en particulier africains, à favoriser certaines régions dans la construction d’infrastructures, tendance qui touche d’ailleurs tous les types de régimes (Cadot, Röller, et Stephan 2006; Burgess et al. 2010; Bates 2015). L’une des conceptions prédominantes est que ces dirigeants vont favoriser leur province d’origine ou les membres de leur groupe ethnique ( Moser 2008; Burgess et al. 2010). Dans le cas du Soudan, Beckerdorf (2011) démontre par exemple que certains quartiers de l’agglomération du Grand Khartoum ont été intégrés à un projet destiné à améliorer l’alimentation en eau alors qu’il ne s’agissait pas des quartiers les plus démunis. Il s’agissait cependant de quartiers « where many parts of the population nowadays constitute an ascending economic middle class which progressively claims access to basic services and political participation (Beckerdorf 2011, 249) ». Logiques clientélistes et priorités du développement entrent donc parfois en collision dans la mise en place de projets ostensiblement destinés à améliorer les conditions de vie de la population. Les opportunités d’entretenir les relations de patronage se trouvent également dans la mise en place de services spécifiques destinés mener les programmes de développement, dans le choix des bureaucraties concernées et autres éléments relevant de la mise en œuvre des politiques (Beckerdorf 2011; Verhoeven 2015).

Le développement peut donc alimenter les mécanismes de cooptation de plusieurs façons : à travers sa transformation en rente, la mise en place de politiques produisant des ressources à dispenser, la distribution sélective de services, ou encore l’octroi de privilèges à certains acteurs économiques vus comme porteurs de développement. Le champ du développement est ainsi un espace où le népotisme, le clientélisme et le prébendalisme peuvent s’épanouir.

1.1.2 Contrôler

La notion de contrôle de la société regroupe deux types de stratégies, dont le point commun est de ne pas reposer sur une logique d’échange mais sur la mise au pas de la société dans son ensemble. Ce contrôle peut s’exercer à travers la répression et/ou la mise en place d'un ensemble de pratiques plus subtiles visant à routiniser et invisibiliser la domination autoritaire. Il s’agit alors d’obtenir le consentement non plus par la force, mais par l’accoutumance.

1.1.2.1 Le mécanisme

Définie par Davenport comme « the actual or threatened use of physical sanctions against an individual or organization, within the territorial jurisdiction of the state, for the purpose of imposing a cost on the target as well as deterring specific activities (2007, 2) », la répression a été particulièrement étudiée dans le premier temps des recherches sur l’autoritarisme. Cela correspondait à une réalité empirique : entre les années 1960 et 1980, les régimes militaires étaient le type d’autoritarisme le plus répandu (Picard 2008, 312). L’intérêt pour cet outil de maintien du pouvoir s’est ensuite affaibli avec la mise en place des autoritarismes recomposés après la troisième vague, qui seraient moins enclins à avoir recours à la violence et préfèreraient assurer leur domination grâce à une politique

sécuritaire préventive ou l’intériorisation du rapport de force par la population (Tripp 2004; Picard 2008). Plusieurs recherches ont, en outre, mis en évidence la dimension coûteuse mais aussi contreproductive de l’usage de la violence, notamment lorsqu’elle devient indiscriminée (Krane et Mason 1989; Kalyvas 2006; Cai 2008). Le recours à la violence peut donc à terme mettre le régime en danger (Zahar et Saideman 2008, 11 - 12).

À côté de cette stratégie à l’issue aléatoire existe donc une seconde façon, plus insidieuse, de mettre la société au pas. Les pratiques que recouvre cette stratégie correspondent dans une large mesure à celles que Levistky et Way (2006) classifient comme de la répression de basse intensité, qui se distingue de la répression de haute intensité constituée par les actes de violence les plus visibles. La répression de basse intensité « entails less visible efforts to suppress opposition activity including surveillance, short- term detainment, the targeting of opposition by tax police, and the agressive use of libel suits against opposition (2006, 388) ». Levitsky et Way incluent également les discriminations à l’embauche pour les individus connus pour leur proximité avec l’opposition et la fraude électorale. Ils signalent en outre que ce type de répression peut aussi cibler les alliés et subordonnés du régime. Le but poursuivi par le régime est d’encourager la loyauté, le consentement et la vigilance à travers l’usage de la surveillance et de la menace (Way et Levitsky 2006, 392). Si cette distinction entre deux types de répression a le mérite d’attirer l’attention sur certains modes d’exercice de la domination qui passent davantage inaperçu, le fait de placer des pratiques si diverses dans le même « type » contribue à effacer leurs spécificités. Le concept de répression est poussé à l’extrême de son élasticité conceptuelle. Les pratiques telles que les discriminations à l'embauche peuvent par ailleurs être conceptualisées comme davantage liées au mécanisme

de cooptation. Il est également important de distinguer entre la domination reproduite par un appareil de sécurité spécialisé et celle qui peut être mise en œuvre par tous les agents liés à l’État. Nous préférons donc ici distinguer répression et habituation, la première étant caractérisée par l’exercice d’une violence physique. Les pratiques visant à l’habituation et la routinisation du pouvoir sont également coercitives, mais elles n’emploient pas nécessairement cet outil. Lorsque le régime de l’Ingaz fait appel au philanthropisme des citoyens, en particulier des plus riches, pour construire des mosquées et des écoles, il s’appuie sur des stratégies de contrôle social et non sur sa simple brutalité (Baillard et Haenni 1997). Ces pratiques plus subtiles visent donc à ordonner un ensemble très large de comportements en s’ancrant dans la vie quotidienne des individus, alors que la répression vise à empêcher ou sanctionner l’expression d’une opposition et est donc essentiellement concernée par la sphère du politique. Elle est réactive alors que le contrôle par routinisation est davantage préventif.

Le contrôle par habituation fait donc référence à toutes les modalités d’exercice du pouvoir qui permettent de contraindre au jour le jour les conduites des individus. Leur but est de normaliser la domination autoritaire, de la routiniser. Son invisibilisation en est le corolaire.

Ce que des observateurs extérieurs peuvent présenter comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisation et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité, autrement dit comme des règles sinon intériorisées, du moins négociables et sur lesquelles on peut jouer. Le caractère indolore et pour ainsi dire invisible de la contrainte et même de la coercition peut être, dans d’autres situations, rendu possible par le processus de routinisation des interventions et de l’exercice du pouvoir; dans d’autres cas, l’adhésion est partielle et peut provenir de la recherche d’avantages concrets et matériels, ou de modes et conduite de vie (Hibou 2006b, 17).

Ce mécanisme implique une analyse qui s’intéresse à la façon dont le pouvoir autoritaire s’inscrit dans un ensemble de relations au sein des sociétés autoritaires, reprenant la conception foucaldienne selon laquelle le pouvoir circule à travers les individus. Il ne leur est pas appliqué (Hibou 2006a, 201), il n’est pas « une chose qui se possède et s’utilise (Hibou 2006b, 15) ». Concrètement, cela signifie que les analyses vont s’écarter des institutions pour étudier les dispositifs autoritaires qui s’implantent au sein de la société dans son ensemble. Les analyses ne sont donc plus centrées sur les élites. Pour paraphraser Geisser (2008, 191), il s’agit de « penser l’autoritarisme en dehors de l’État », en allant par exemple observer les formes d’autorité qui s’exercent dans les relations familiales, religieuses, ou encore professionnelles. Le pouvoir est observé dans un ensemble de situations « ordinaires », a priori déconnectées de l’enjeu central de la résilience autoritaire, mais où ce qui se joue est bien la normalisation de la domination. Cela permet de mettre en évidence les mécanismes de contrôle qui se déroulent dans des régimes qui n’ont a priori pas les moyens financiers de mettre en place un appareil de surveillance élaboré et extensif. En s’ancrant dans l’ordinaire et le quotidien des citoyens, le pouvoir autoritaire devient également multiple : les expériences de l’autoritarisme sont hétérogènes et dépendent des individus. Il existe ainsi une « multiplicité d’assujettissements (Droz-Vincent 2004, 3) ». Les techniques et modalités de la domination sont par conséquent nombreuses et elles coexistent au sein d’un même régime et d’une même société. Les auteurs insistent en parallèle sur la nécessaire incomplétude de la domination autoritaire, qui ne saurait jamais être totale car les individus possèdent toujours une capacité d’agir au sein des relations de pouvoir (Foucault 1982).