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résilience de l’autoritarisme : outils d’analyse et démarche de recherche

1.1 Trois mécanismes

1.1.1.2 Le développement, créateur de rente

Les politiques de développement contribuent aux mécanismes de cooptation lorsqu’elles sont utilisées pour créer des rentes. L’accès à ces dernières constitue l’un des privilèges que le régime autoritaire peut distribuer pour acheter les loyautés (Wintrobe 1998, 37; Herb 2005, 298;). La notion de rente décrit un revenu qui est au-dessus de la normale, celle-ci étant le revenu qu’un individu aurait reçu au sein d’un marché compétitif (Khan et Jomo 2000, 5). Cependant, le marché compétitif de la théorie étant une fiction, Khan et Jomo jugent plus utile de définir la

rente « as an income which is higher than the minimum which an individual or firm would have accepted given alternative opportunities (2000, 5) ». Plus succinctement, Ngo définit la rente comme « an above-cost payment to any resource (Ngo 2008, 2) ». Dans cette perspective très large, cette notion recouvre des réalités très différentes :

Rents include not just monopoly profits, but also subsidies and transfers organized through the political mechanism, illegal transfers organized by private mafias, short-term superprofits made by innovators before competitors imitate their innovations and so on (Khan et Jomo 2000, 5).

La littérature sur l’État développementaliste démontre bien le rôle que jouent les politiques de développement dans les processus de création de la rente. Les théories sur cette forme d’État ont été élaborées à partir de plusieurs cas asiatiques de réussite économique, en particulier la Corée du Sud et le Japon. Elles décrivent le rôle central joué par l’intervention de l’État dans l’économie (Johnson 1982 ; Woo-Cumings 1999; Evans 2012). Celui-ci a créé des rentes en distribuant plusieurs types de privilèges : en accordant des subventions à certaines industries, jugées moteurs pour le développement ; en distribuant des prêts préférentiels à certaines entreprises individuelles ; en créant des monopoles afin de choisir et protéger les gagnants (Ngo 2008, 4). Ce qui a permis que ces rentes ne deviennent pas contreproductives pour le développement est la présence de garde-fous institutionnels comme l’autonomie de l’État et de la technocratie ainsi que les relations de collaboration entre le gouvernement et le monde des affaires. Cette stratégie de développement n’est pas particulièrement originale, car c’est dans une large mesure le même processus qu’ont connu les États européens et qui est au cœur de la formation du capitalisme (Ngo 2008, 19). Les politiques de développement, et les grands programmes établissant une liste de priorités dans lesquelles elles s’inscrivent souvent, permettent donc de sélectionner certains acteurs et groupes sociaux qui vont bénéficier d’accès à des rentes. Celles-ci leur permettront d’ailleurs d’entretenir à leur tour leurs propres réseaux

de patronage. Un exemple simple et parlant de ce processus est celui du scandale chinois de Hainan en 1983 :

In an attempt to spur development of the island, the central government exempted Hainan from import restrictions and the high import tariffs imposed on the rest of the country. Taking advantage of the policy, Hainan officials captured the rents by importing tens of thousands of cars and vehicles and reselling them to other provinces at three to five times of their purchasing price (Ngo 2008, 10 - 11).

Ainsi, en s’intéressant aux mécanismes d’allègements fiscaux, de subventions et d’exemptions particulières qui sont introduits au nom du développement, il est certainement possible d’identifier la coalition gagnante de l’autocrate et les relations clientélistes qui entretiennent le régime.

La distribution des rentes fonctionne en outre souvent selon une relation patron-client circulaire, car les agents à la recherche de rente, c’est-à-dire ceux qui cherchent à orienter la décision publique afin de bénéficier de ses effets redistributifs (Rapoport 1995, 151), vont chercher à payer les agents qui ont le pouvoir d’allouer la rente. Ceux-ci détiennent alors ce qu’Olivier de Sardan et Bierschenk (1993, 3) appellent une « rente de position ». Ainsi, « there is likely to be a “circular flow” whereby part of the income from rents created for patrons as rent-outcomes in one period provides the resources for inputs of rent seeking expenditures on clients in the next period (Khan 2000, 91) ». Dans ce contexte où l’État, grâce à son autorité en matière de régulation et d’accès à la propriété est le principal créateur de rentes, y accéder devient un enjeu central pour ceux qui désirent s’enrichir. Cela rend la participation au régime, qui contrôle cet accès, attirante pour de nombreux acteurs et entretient la compétition entre groupes au sein du régime. Les régimes autoritaires capables de produire de la rente mettent ainsi en place un patrimonialisme « lubrifié » par cette dernière (Hinnebusch 2006, 383).

La rente peut également contribuer au maintien du régime lorsque celui-ci la contrôle entièrement et en capte les revenus, qui sont ensuite redistribués aux groupes ciblés (Vandewalle 1998). C’est ainsi que fonctionne en particulier la rente pétrolière, qui est celle qui a le plus attiré l’attention de la littérature sur la résilience autoritaire. De façon générale, les auteurs qui s’intéressent à la relation entre rentes et régimes politiques tendent à se focaliser sur les rentes tirées des ressources naturelles et sur les processus de distribution, bien davantage que sur ceux de création de la rente. C’est en particulier le cas des théories de l’État rentier qui se développement à partir des années 1970. Elles visent alors à répondre aux théories culturalistes, qui attribuent la résilience des autoritarismes au Moyen-Orient à des traits culturels ou religieux. À la place, l’accent est mis sur une dimension économique : la rente pétrolière (Zahar et Brynen 2012, 193). La conceptualisation de la rente adoptée dans cette littérature diffère sensiblement de celle des économistes. Elle est définie par trois caractéristiques : elle provient de l’extérieur du pays, elle revient directement à l’État, et peu d’individus sont impliqués dans sa production ( Herb 2005, 297; Zahar et Brynen 2012, 196). Dans son ouvrage fondateur, Mahdavy (1970) postule que les États qui bénéficient de revenus importants issus de leurs rentes gagnent en autonomie et en contrôle face à leur population. En effet, ils n’ont pas besoin de mettre en place un système de taxation afin d’extraire des ressources de leurs citoyens. Or, l’opposition à la taxation arbitraire fut un facteur central dans la démocratisation de l’Occident ( Tilly 1992; Posusney 2004, 130). Les théories de l’État rentier tendent donc à considérer la rente comme de l’argent facile qui nourrit l’autoritarisme, ce qui explique en partie leur désintérêt pour les processus matériels et politiques de sa production. Ceux-ci sont pourtant cruciaux car toutes les ressources ne peuvent être aisément transformées en rentes, et leurs processus de création sont source de luttes politiques. Certaines, comme celles issues de l’agriculture, nécessitent par

exemple davantage de coopération entre les élites et la population (Gandhi et Przeworski 2007; Markowitz 2013).

Le développement peut d’ailleurs lui-même être considéré comme une rente, à travers la captation de l’aide au développement. Cette aide, qui se confond souvent avec l’aide humanitaire, les frontières entre action de développement et action humanitaire étant souvent floues (Olivier de Sardan 2011, 416), est en effet de l’argent « facile ». Il est reçu sous différentes formes par de multiples acteurs qui cherchent à en tirer un profit personnel. Ainsi, Olivier de Sardan écrit à propos de la crise alimentaire de 2005 au Niger que celle-ci

N’a pas été vécue dans les villages comme une catastrophe naturelle exceptionnelle (…) mais comme une opportunité supplémentaire de profiter de la rente du développement, sous la forme particulière de la rente humanitaire (2011, 424).

Certains acteurs ont par exemple pris possession des produits de première nécessité dispensés par les organismes de l’aide dont ils ont ensuite fait la distribution auprès du reste de la population, moyennant paiement. Cette rente du développement est captée par des individus mais aussi des États. Ces derniers élaborent des stratégies afin d’obtenir le plus de ressources possibles en minimisant les contreparties exigées par les organismes, en détournant leurs objectifs et en contournant leurs conditionnalités (Olivier de Sardan 2011). À cet égard, l’accroissement de la coopération Sud-Sud et l’arrivée sur le terrain de l’aide au développement de nouvelles grandes puissances comme la Chine, moins regardantes sur les conditionnalités politiques, a permis à nombre de régimes autoritaires de renouveler leur rente du développement. C’est le cas du Soudan qui a reçu de nombreuses aides de la part de la Chine mais aussi des pays du Golfe, alors que les puissances occidentales avaient coupé leurs liens avec le régime.

Il existe donc une grande diversité de types de rentes, en fonction de la capacité d’imagination et de création de rentes des autocrates. C’est en partie cette capacité à trouver sans cesse de nouvelles ressources à distribuer qui explique la résilience de certains autoritarismes malgré l’épuisement de leurs rentes, qui est, selon les théories de l’État rentier, la grande faiblesse des régimes rentiers autoritaires. Deux menaces pèsent en effet sur ces régimes : l’épuisement de leurs rentes - avec une crise économique - et l’affaiblissement de la mainmise de l’État sur ces dernières, résultant par exemple de la mise en place de politiques de libéralisation et de privatisation. Pour nombre de régimes autoritaires, ces deux menaces se sont succédées lors des crises économiques des années 1980 qui ont conduit aux plans d’ajustement structurels. Pour autant, la libéralisation économique n’a pas entraîné la libéralisation politique que les tenants de l’école de la modernisation attendaient. En Afrique, les réformes mises en place ont été conçues pour préserver les intérêts d’une portion réduite de l’élite étatique, aux dépens des populations qui ont subi le poids de l’austérité (Van de Walle 2001). Dans certains pays,

Top leaders use the reform process to recentralize power and readjust patrimonial practices to the lower level of resources available. The reform process may not result in renewed growth, but these states exhibit remarkable political stability (Van de Walle 2001, 17).

Les politiques de libéralisation économique ont donc été mises en place suivant une logique de préservation du pouvoir : elles n’ont pas touché tous les secteurs et n’ont pas toujours été menées à leur terme (Camau et Geisser 2003, 21‑22). Le secteur privé qui a vu son importance s’accroître s’est en outre révélé un acteur peu démocratique. En Égypte, « le renforcement du secteur privé par rapport au secteur public s’est traduit par de nouvelles entraves à la liberté syndicale et par l’accroissement de la corruption (Kienle 2008, 259) ». Enfin, si les plans d’ajustement structurels impliquent un retrait de l’État et sembleraient donc

a priori entraver le processus de production de rente, il n’en est rien. Non seulement l’État

conserve un rôle central, puisque c’est lui qui continue à écrire les règles du jeu, mais les politiques d’inspiration néolibérale fournissent également de nouveaux outils pour acheter les loyautés. Les politiques de privatisation des services publics permettent par exemple de favoriser les entreprises qui sont aux mains des fidèles du régime. Du reste, dans certains cas, ces politiques correspondent aux préférences des classes sociales qui forment la base du régime (King 2007).