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2.1 Mobiliser par le discours : intelligibilité et légitimité de la participation

Chapitre 3 : La fabrique du consensus : Renaissance et dissidence

3.1 Le développement dépolitisé

3.1.1 The Anti-Politics Machine au Nord Kordofan

3.1.1.2 L’opposition développement / politique

Ce discours valorisant l’expertise s’accompagne souvent de l’expression d’une distinction claire entre le champ du développement et celui de la politique, vue comme problématique. Escobar (1984) analyse par exemple comment le discours du développement se présente depuis la fin des années 1940 comme rationnel, relevant de l'analyse, détaché des questions politiques de pouvoir. S'intéressant à l'action humanitaire, Cutts (1998) critique quant à lui la représentation du politique comme mauvais, et de l'humanitarisme comme bon, qui transparaît dans les débats qui entourent cette pratique. En effet, « politics also has a legitimate

concern with the relief of suffering, the restoration of peace and securing justice. At the same time some humanitarian actions undoubtedly can do harm (Duffield 2001, 87) ». La dépolitisation de l'action humanitaire permet de présenter les interventions de ce type organisées par les organisations internationales comme neutres, ce qui est la condition de possibilité de l’intervention elle-même : « In negotiating humanitarian access with warring parties, for example, it provided a neutral language through which one could talk about war and the need to address its effects without apportioning blame (Duffield 2001, 89) ».

Une vision dichotomique similaire est présente dans le témoignage de Karim, qui déclare lapidairement « I am not a politician, I am a development practicioner », une affirmation discutable car il a bel et bien occupé des fonctions politiques. Il critique également sévèrement les politiciens, qu’il compare aux grenouilles de la fable :

It is the frog effect : the frog that is already in the water does not feel when it is boiling and dies; while a frog that comes from outside will feel it and jump right out. The Parliament, the Council of minister, the government people, they are inside, they do not see the problem168.

L’exemple des Conseils des ministres délocalisés démontre bien comment le politique est vu comme un obstacle qu’il convient de gérer. Dans ce cas, le gouverneur a forcé les représentants locaux à respecter ce qu’il leur demandait en se rendant sur place. L’inclusion des élus locaux dans les comités du nafîr apparaît comme une stratégie permettant de leur donner le sentiment que les choses ne se font pas sans eux, malgré le fait que la prise de décision soit concentrée entre les mains du gouverneur et de son équipe.

Les politiciens sont également des obstacles car leurs priorités ne correspondent pas toujours à celles du développement, dont l’agenda serait basé sur une science objective. Asad fait ainsi le récit d’une étude sur le développement rural dans le Nord Kordofan réalisée en 2013. Une équipe pluridisciplinaire fut formée par le ministère des finances de la wilaya, qui détermina également les objectifs et le mandat de cette équipe. « We go to gather data, see suggestions, perceptions of people. We were a team of 18 people and did the fieldwork in 45 days. We come back to El Obeid, sit down for one month to write a document », raconte Asad169. Cette étude fut présentée au gouverneur et à son cabinet. C’est le ministère des finances de la wilaya qui devait financer l’étude, à travers deux paiements : « but the second one…they slept on it 170». Cela s’expliquerait en partie par l’absence de fiabilité des politiciens, mais aussi par le remplacement du ministre entre temps. Il raconte en outre que des promesses de financement ont été obtenues après une rencontre avec des hommes d’affaires, mais qu’elles ne furent jamais honorées car « The priority changed, the priority now is the road from Bara to Omdurman and the drinking water, a sustainable source of water supply. And improving healthcare ». Si cette initiative n’est pas directement liée à la Renaissance car elle a été lancée avant par un ministre ensuite remplacé par un proche d’Ahmed Haroun, le sort qui lui a été réservé démontre bien que tout projet de développement est également un projet politique. Si les priorités faisaient consensus et si les enjeux étaient purement techniques, ce projet n’aurait pas été abandonné, tout au plus aurait-il été modifié.

169 Entretien, 29 novembre 2015, El Obeid. 170 Entretien, 29 novembre 2015, El Obeid.

L’opposition entre la figure de l’ingénieur et celle du politicien relève également largement de la fiction, ce que Verhoeven (2015) démontre bien à propos des barrages du régime. Non seulement ces projets ne sont pas fondés sur la connaissance scientifique, comme l’illustre la mise à l'écart de chercheurs renommés et de rapports allant contre les volontés des administrateurs responsables des projets ; mais, en outre, le personnel est recruté sur la base de ses affiliations politiques, les projets sont minés par les dynamiques clientélistes et les stratégies d'enrichissement personnel qui conduisent inévitablement à leur échec. Comme l’exemple de Karim le démontre, la distinction entre ceux qui font le développement et ceux qui font la politique est extrêmement floue, d’autant plus dans un pays où les élites sont multi-positionnées, certaines cumulant les rôles de professeur, de praticien et enfin de personnalité politique. D’ailleurs, la façon dont sont sélectionnés les membres des comités du nafîr ne semble pas mettre en avant le critère de la compétence. Yasin indique que

There are criteria: people should be accepted by people, be famous, communal leaders, whatever their political affiliation. It is not only NCP people (…) They should be accepted by people, work for the people : teachers, women, youth, students…171

Une sélection apolitique n’implique bien entendu pas nécessairement la dimension de la compétence, absente de cette énumération.