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2.1 Mobiliser par le discours : intelligibilité et légitimité de la participation

Chapitre 3 : La fabrique du consensus : Renaissance et dissidence

3.3 Le développement : au service de quels intérêts ?

Cette conception dépolitisée du développement permet donc de camoufler le fait que la Renaissance a des impacts sur le champ politique qui contribuent à assoir l’autorité de la wilaya et plus spécifiquement les intérêts du gouverneur. Cela soulève une question centrale : qui les projets servent-ils ? En effet, loin de la vision idéalisée d’un peuple uni autour des projets de la Renaissance, l’enquête de terrain permet de mettre au jour l’existence d’intérêts conflictuels au niveau local mais également de montrer, à travers une approche inspirée de la géographie, comment la Renaissance sert les intérêts du pouvoir en renforçant sa présence matérielle et sa visibilité au quotidien.

3.3.1 Des projets localement contestés

L’appel au dépassement des clivages politiques est largement légitimé et justifié par l’idée que le développement est une mission au nom du peuple, qui aurait donc des désirs et des objectifs communs. Par ailleurs, si le développement n’est qu’un enjeu technique, il ne devrait pas y avoir de discussion autour de l’identification des problèmes et des solutions. Cette vision nie l’existence d’intérêts particuliers et parfois opposés au sein de la société. Comme le rappellent Botes et Van Resburg dans leur critique du développement participatif, « Development is always the result of decisions which require choices about whose needs are

to enjoy priority (2000, 47) ». Le développement peut par conséquent produire ou accroître les tensions et divisions au sein de la communauté. Plusieurs groupes d’intérêts cohabitent en son sein, et ceux-ci s’engagent dans les projets de développement pour des raisons différentes et avec des visions distinctes du futur de leur communauté. Ne pas prendre en considération cette dimension peut avoir des conséquences désastreuses pour le projet, avec des groupes qui sabotent ou détournent les projets lorsqu’ils considèrent qu’on ne leur a pas accordé un rôle suffisamment important (Botes et van Rensburg 2000, 48 - 49). Cette dimension conflictuelle a également été mise en lumière par les anthropologues du développement qui se sont intéressés à la multiplicité et à l’hétérogénéité des acteurs qui jouent un rôle dans les projets de développement (Olivier de Sardan 2001). Au Nord Kordofan, l’existence de tels groupes d’intérêt et de cette dimension non consensuelle transparaît dans les débats autour de deux projets : les rénovations du marché central et de la grande mosquée d’El Obeid. Bien que ces deux projets n’appartiennent pas aux axes centraux de la Renaissance énoncés dans son slogan, ils en font partie et témoignent de la diversité des projets entrepris dans ce contexte. La réhabilitation de la mosquée est en tête de la liste des projets à impact rapide considérés comme prioritaires (Gouvernement du Nord Kordofan 2014b). Celle du marché fait quant à elle partie des projets regroupés dans le domaine de la réforme économique qui visent à redynamiser la province. Sa modernisation concerne selon la Convention « les enchères, la classification des produits et la distinction de ses caractéristiques pour augmenter les exportations de la gomme arabique, des céréales et autres (Gouvernement du Nord Kordofan 2014a) ».

La rénovation de la mosquée, qui selon Yusni a plus de cent ans, est bien entendu un projet extrêmement symbolique, d’autant plus qu’il remonte à plusieurs années. Le comité qui gère la mosquée désirait lancer ce projet depuis longtemps. En 2006, le Président el-Béchir s’est

rendu à El Obeid et a effectué une prière dans la vieille moquée. Il a ensuite indiqué qu’il contribuerait à sa réhabilitation. En 2009, les membres du comité ont écrit au Président pour lui rappeler sa promesse, et il a accepté de donner cent millions pour la maintenance. C’est avec l’arrivée de Haroun au poste de gouverneur que le projet a réellement été relancé195. Les tensions autour de ce projet a priori consensuel découlent du sort réservé à certaines échoppes situées en bordure de la mosquée, qui devaient être détruites au cours de sa réhabilitation. Celles-ci ont en effet une histoire particulière. Elles ont été données par l’administration britannique à des entrepreneurs locaux, qui devenaient ainsi propriétaires du terrain et le louaient ensuite. Les revenus de la location étaient versés à la mosquée. Après vingt ans, le bail devait se terminer et les terrains revenir à l’État, mais les marchands ont continué à les louer196. Ces échoppes sont donc selon Yusni, « dédiées à la mosquée », l’argent de la location allant au ministère du Waqf197. Le projet du gouverneur est venu perturber cette ancienne pratique. Plusieurs marchands s’y sont opposés car les transformations prévues faisaient diminuer la taille des échoppes et augmenter le prix de location. Ils proposèrent la création d’un comité mixte avec les autorités

195 Entretien, 25 novembre 2015, El Obeid.

196 Entretien avec Yusni. 25 novembre 2015, El Obeid.

197 Le terme waqf fait référence à une forme de dotation à perpétuité réalisée dans un but philanthropique, souvent

la lutte contre la pauvreté. Le waqf s’applique à des propriétés non périssables qui ne peuvent pas être consommées comme les terres, les bâtiments, les livres… (Burr et Collins 2006). Le fondateur du waqf définit son but, et tous les revenus qui en sont issus doivent être utilisés dans ce but. Les awqaf ont souvent servi à construire et entretenir des mosquées, mais aussi à construire des écoles et universités. Des lois régissant cette pratique existent depuis la période précoloniale et, à partir de la fin de la période ottomane au XIXe siècle, le rôle de l’État et la centralisation

de leur administration se sont accrus. Le régime mis en place en 1989 y a vu une source de revenus importante et a perpétué cette tendance, introduisant dès 1989 la Loi sur l’organisation des awqaf et affirmant sa volonté d’en accroître le nombre. Le Ministère du waqf est donc en charge de la gestion de ces dotations (Burr et Collins 2006).

qui aurait pour mission de préparer une étude identifiant un prix moyen acceptable pour la location. Toutefois, selon un autre informateur, le principal problème dans ce cas était que ces marchands profitaient de ce vieux système pour s’enrichir. Ils louaient le terrain auprès du ministère du Waqf pour 200 pounds puis le sous-louaient pour 2000 pounds, une pratique en contradiction avec les principes de la religion musulmane198.

La réhabilitation du marché est également source de tensions entre les hommes d’affaires locaux et le gouvernement. Yusni199 raconte que pour le gouverneur, le problème du marché est qu’il est surchargé et que le principal enjeu est celui de l’accès. Mais les commerçants pensent différemment et affirment que le marché est encombré parce que les principaux arrêts de bus et de taxi se trouvent à l’intérieur. Ils considèrent donc qu’il est nécessaire de déplacer ces pôles hors du marché. Le gouverneur décida toutefois de détruire plusieurs bâtiments appartenant à la wilaya et situés près du nouveau stade afin d’étendre le marché à cet endroit. Cela ne satisfait pas les commerçants, qui sont attachés à leur emplacement et ne veulent pas se déplacer par peur de perdre leur clientèle200. Pour le gouvernement local, cette opposition des commerçants n’est pas anecdotique, car il s’agit d’une classe sociale dont la mobilisation est au cœur de la Renaissance. La Convention indique comme l’un de ses grands axes au niveau des politiques économiques « L’activation du rôle du secteur privé dans la Renaissance (Gouvernement du Nord Kordofan 2014a)». Cet axe est ensuite divisé en quatre objectifs :

124. L’amélioration de l’atmosphère économique et d’investissement du secteur privé afin de pouvoir contribuer avec efficacité à la renaissance de la province.

198 Entretien avec Hilal, 15 novembre 2015, El Obeid. 199 Entretien, 25 novembre 2015, El Obeid.

125. La création d’une relation étroite entre le Gouvernement et le secteur privé afin que ce dernier contribue à la prise de décisions et de politiques favorisant le développement global.

126. Faciliter l’obtention de financement pour le secteur privé, et la tenue de réunions, de conférences et d’ateliers pour mieux se faire connaitre du public. 127. Faciliter l’acquisition de compétences en marketing et la création d’une infrastructure de surveillance.

Karim mentionne également l’idée de créer un environnement favorable au secteur privé comme objectif central201. Si la notion de « secteur privé » est assez vague, elle fait ici référence spécifiquement aux commerçants et industriels de la région qui sont les acteurs de son dynamisme économique. Kedar fait référence à ce type d’acteurs lorsqu’il explique que le gouvernement n’a pas suffisamment d’argent pour construitre des infrastructures pour un si grand pays, mais les entreprises oui. Il ajoute que si ces acteurs sont considérés comme de véritables partenaires par le gouvernement, ils en seront heureux et accepteront de participer202. Rabi203 témoigne de ce statut privilégié du secteur privé lorsqu’il explique que le Président et le Secrétaire général de la Chambre de commerce assistent aux réunions du Conseil des ministres et que la Chambre possède des représentants dans tous les comités du nafîr qui abordent les questions d’économie et d’investissement.

Cette relation avec le gouvernement n’est cependant pas nouvelle, mais elle s’est renforcée avec l’arrivée de Haroun. Cette importance que la Renaissance attribue aux acteurs de l’économie leur permet non seulement de s’opposer à certains choix du gouverneur mais également de négocier l’application de certains aspects de la Renaissance, en particulier du nafîr

201 Entretien, 5 novembre 2015, El Obeid. 202 Entretien, 5 octobre 2015, Khartoum. 203 Entretien, 11 novembre 2015, El Obeid.

sous forme de prélèvement. Yusni204 explique ainsi que les commerçants se sont opposés à la contribution qui avait été imposée sur les biens et marchandises importés dans l’État. Selon lui, cela a rendu le marché d’El Obeid indésirable pour les exportateurs. Les commerçants ont donc discuté avec le gouverneur pour négocier cette taxation et réfléchissent à une alternative pour sortir de ce pourcentage imposé tout en maintenant tout de même leur participation205. Lors de mon entretien avec Rabi, il me suggéra des questions que je devrais poser au gouverneur directement « Pourquoi la Chambre se trouve dans tous les projets même si c’est le secteur privé ? (…) Et pourquoi sont-ils toujours consultés ? ». À la fin de l’entretien, un politicien local entra dans le bureau et Rabi me dit en riant que cela illustrait bien ce qu’il venait de me dire : c’est l’État qui vient voir la Chambre de commerce et non l’inverse206. Il est toutefois entendu que ce supposé pouvoir du secteur privé, courtisé par le gouvernement local, n’est pas uniformément ressenti par tous ses membres. Musa, un exportateur de bétail installé à El Obeid, explique que le marché au bétail n’a jamais reçu la visite du gouverneur, contrairement à d’autres marchés. Plusieurs petits marchands kordofanais installés à Khartoum ont également mentionné leur mise à l’écart de la Renaissance. L’un d’entre eux explique ainsi qu’ils ont déjà adressé des demandes au Gouvernement du Nord Kordofan, mais qu’on ne les écoute jamais. Un autre explique qu’après la présentation des projets par le gouverneur, il ne s’est rien passé, il n’y a eu aucune réunion. Cela démontre encore une fois l’importance de questionner les catégories telles que le « secteur privé », qui sont en réalité composées d’acteurs extrêmement divers dont les intérêts,

204 Entretien, 25 novembre 2015, El Obeid.

205 Il n’a cependant pas été possible de récolter des données sur ce sujet afin de déterminer si oui ou non cette taxe

a été finalement abrogée.