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résilience de l’autoritarisme : outils d’analyse et démarche de recherche

1.1 Trois mécanismes

1.1.3.2 Légitimer par la performance

Les politiques de développement sont au cœur des mécanismes de légitimation fondés sur la performance. Leurs résultats sont censés fournir de la légitimité aux régimes politiques. Cette instrumentalisation du développement a particulièrement été mise en évidence dans le cas des autoritarismes postindépendance et pré-troisième vague en Afrique et au Moyen-Orient jusqu'au printemps arabe.

Dans le premier cas, le rôle du développement ne peut se comprendre sans revenir au contexte de l'indépendance et surtout aux idées et aux cadres de pensée dans lesquels évoluent alors les dirigeants de ces nouveaux États indépendants. La décolonisation, comme le rappelle

Bourmaud, « est pensée d'abord comme un acte d'émancipation (Bourmaud 2006, 627) ». Le développement est parti prenante de ce processus. Il ne s'agit en effet plus de la volonté d’amélioration instrumentale, inégale et fondée sur l'exploitation des colonies au service de la métropole, dont la dénonciation était au cœur de la critique anticoloniale. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, « le procès du colonialisme repose sur l'accusation d'une exploitation des ressources du colonisé, de son appauvrissement et, partant de son sous-développement (Bourmaud 2006, 628) ». La mission développementaliste de l'État postcolonial repose au contraire sur l'idée d'un développement par et pour l'État et la population africaine. Ce discours est présent dans la politique de l'ujamaa abordée précédemment. Hunter explique ainsi que

The discourse of ujamaa na kujitegemea, or ujamaa and self-reliance, provided a new narrative which sought to demonstrate to Tanzanians that they could help Tanzania take control of its destiny and achieve the economic justice anticipated since the pre-independence period. On a national level, the path to virtue and international respect would not lie in attracting help from abroad, but in working hard to achieve slow and steady growth from within. On an individual level, leaving school and not going on to further education or salaried employment was not failure; virtue lay rather in the commitment to national development involved in developing the nation’s agricultural wealth (2008, 479).

Le développement est un enjeu central de la mission révolutionnaire de l'État postcolonial, il « fait partie de l'identité même des nouveaux États indépendants (Bourmaud 2006, 628) ». Ce n'est pas une plus haute autorité indépendante du régime qui lui confère sa légitimité, mais cette nouvelle mission. Cette primauté du développement comme objectif des nouveaux États va de pair avec la mise au second plan du politique, qui lui est subordonné. Durant cette période, les débats concernent essentiellement la domination de l’économie et non la forme du pouvoir et la nature du régime (Bourmaud 2006, 629). Cet état de fait est facilité par la dépolitisation que permet l'emploi du discours scientifique. Les savoirs du développement sont en effet des savoirs vus comme purement techniques et scientifiques, construisant des problèmes techniques

auxquels des solutions techniques vont être apportées (White 1994; Ferguson 1990; Verhoeven 2015). Comme l'indique Li, « questions that are rendered technical are simultaneously rendered nonpolitical (Li 2007, 7) », alors même qu'elles sont fondamentalement politiques. Le barrage de Méroé et le schème de Gezira en sont des exemples criants. Les choix faits par le pouvoir ne relèvent pas que de l’ingéniérie, et d’ailleurs les résultats de ces deux projets de développement n’ont jamais été à la hauteur de ce qui était espéré. Il serait par exemple possible de s’interroger, dans le cas de la pauvreté, sur la façon dont certains groupes sociaux en appauvrissent d’autres plutôt que de se focaliser sur les capacités et l'empowerment des pauvres (Li 2007, 7). Par ailleurs, parler du développement en termes purement techniques permet d'effacer le fait qu'il s'agit souvent de politiques et de projets visant à contrer les menaces que représentent certains groupes sociaux.

La hiérarchie des priorités et la dépolitisation du développement permettent donc de traiter la politique comme une distraction et de légitimer la mise en place de régimes de parti unique dans l’Afrique postcoloniale. Ces régimes sont décrits comme seuls à même de pousser la communauté à s'unir pour poursuivre ce noble objectif. À l’inverse, les divisions causées par le pluralisme ralentiraient cette quête. L'appel à un registre de l'autochtonie comme seconde source de légitimité renforce ces dynamiques. « De Senghor avec la négritude à Mobutu avec la "doctrine" de l'Authenticité (Bourmaud 2006, 630) », le nationalisme des nouvelles élites s'appuie sur ce registre afin de créer une unité entre les citoyens de ces nouveaux États dont les frontières ont été dessinées arbitrairement par la colonisation. Senghor développe ainsi une conception spécifique de la société africaine vue comme « fondamentalement une (Bourmaud 2006, 632) », ce qui la distingue des sociétés européennes. La coopération et l'entraide mutuelle découlent de cette unité fondamentale. Le parti unique s'impose alors, il est la forme

institutionnelle appropriée à ce passé africain mythique que la colonisation est venue déranger. Cette conception est au fondement des socialismes africains et se retrouve également chez Nyerere. L’ujamaa incarne la rencontre entre ces différents éléments idéologiques : primauté du développement, nationalisme et place centrale de l’État.

Pour nombre d'auteurs, la résilience autoritaire en Afrique sub-saharienne et au Moyen- Orient s'explique donc par une forme de contrat social mise en place entre la population et le régime, qui garantit un certain nombre de bénéfices économiques et sociaux. Dans cette perspective, la démocratisation des années 1990 et le printemps arabe sont la conséquence des crises économiques qui ont touché ces États autoritaires et enrayé ce mécanisme. Les régimes qui s'étaient présentés comme les garants du développement ont alors nécessairement déçu les attentes des populations, perdant par conséquent leur légitimité. Par ailleurs, pour nombre d'auteurs, autoritarisme et développement sont par nature incompatibles, en particulier car les dynamiques néopatrimoniales qui caractérisent les régimes autoritaires entravent ce dernier (Diamond 1987; Bratton et Van de Walle 1997; Bates 2005). Dans ce cas, mécanismes de cooptation et de légitimation sont contradictoires, et un régime autoritaire fondant sa légitimité sur ses performances en matière de développement est intrinsèquement fragile.