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2.1 Mobiliser par le discours : intelligibilité et légitimité de la participation

2.1.2 Une relation d’interdépendance

La référence au nafîr dans le cadre de la Renaissance s’inscrit dans la lignée de ces processus. Elle est d’ailleurs pensée clairement dans une perspective stratégique :

So, every state design, every government project, according to money available by the central government, and money also generated there at the state, from their own resources. This is very ambitious, the plan, how are we going to finance it? And here we…. Why don’t we go back to our traditions and try to benefit of it? 59

Le bénéfice central est bien entendu une mobilisation et une participation accrues de la part des citoyens. Or, comme le rappelle Edelman, « in the measure that political advocates resort to appeal that do not touch the experiences of their audience, indifference is to be expected (Edelman 1988, 8) ». En évoquant cette tradition, les autorités invoquent un ensemble de valeurs intelligibles et valorisées par la population, ce qui va permettre la mise en place d’une relation d’interdépendance entre la wilaya et la communauté qu’elle cherche à mobiliser.

2.1.2.1 La notion de réciprocité au cœur de la participation

La notion de réciprocité est au cœur du nafîr. Le terme renvoie à la fois à un « pattern of exchange » créant une interdépendance qui s’auto-entretient (Uehara 1995, 485) et à une norme morale intériorisée dont le non-respect entraîne des sanctions de la part des autres parties prenantes de l’échange (Gouldner 1960; Ostrom et Ahn 2009). L’interdépendance créée par les échanges n’implique pas la disparition des différences de pouvoir et des relations hiérarchiques. Réciprocité ne signifie pas nécessairement égalité. Néanmoins, la réciprocité en tant que norme morale est ce qui va permettre d’empêcher les puissants de tirer profit de la relation d’échange (Uehara 1995, 485). La notion de réciprocité dans le cas du nafîr a pour caractéristique de s’incarner dans des relations interprétées et vécues comme parfaitement horizontales, excluant de façon ponctuelle toute hiérarchie et relation de domination. L’aspect inclusif de la tradition y contribue : « It is people from extended families and neighbours, regardless of ethnic groups, social classes…Merchants participate, they close their shops. The rainy season is very short so you can’t do it alone 60». Les clivages sociaux disparaissent dans le nafîr, au profit de la constitution d’une communauté dont chaque membre est interdépendant. Lorsque la wilaya du Nord Kordofan revendique le terme de nafîr pour ses propres initiatives, elle s’inscrit donc dans cette relation et cette norme de réciprocité spécifique. À travers ce langage, la participation est représentée comme une relation horizontale dans laquelle l’État et les citoyens sont véritablement partenaires et interdépendants, réciproquement imputables. Le discours des autorités à propos de leurs relations avec le milieu des affaires affirme d’ailleurs cette horizontalité.

Lors de mon second entretien avec Kedar, alors que je mentionnais le concept de participation, il m’interrompit pour demander : « Is it participation or partnership?61 ». Il expliqua ensuite que « the government does not have enough money in such a big country for infrastructure, basic services. But institutions, companies have the money. If you consider them as genuine partners it will make them happy, they will accept the idea62 ». Au-delà du discours, les autorités ont donné des gages concrets de leur engagement dans cette relation de réciprocité. Dans un discours prononcé lors de la session d’ouverture de l’assemblée du Nord Kordofan et reproduit dans le document officiel qui contient également la Convention, Haroun évoque ainsi des projets à impact rapide : « Ces projets sont d’une importance capitale pour la société, et visent à favoriser la confiance entre la société et le gouvernement et construire une rampe de lancement pour le projet (Gouvernement du Nord Kordofan 2014b) ».

Le but de ces projets est d’instaurer une relation de confiance entre la société et le gouvernement afin de donner un élan positif à la Renaissance. Plusieurs projets de petite envergure, comme le goudronnage de certaines routes ou la construction de salles de classe, ont donc été lancés dès les débuts de l’initiative afin de montrer aux citoyens la bonne volonté du gouvernement. Comme l’explique clairement l’un des initiateurs de la Renaissance, « The main purpose is to build trust between the government and people 63». La confiance est d’ailleurs à la base d’une relation de réciprocité fonctionnelle (Ostrom 1994; Ostrom et Ahn 2009). Le gouverneur lui-même a en outre été très réactif lorsque des

61 Entretien, 5 octobre 2015, Khartoum. 62 Entretien, 5 octobre 2015, Khartoum.

demandes sont apparues spontanément. Par exemple, il vint en personne répondre aux demandes d’étudiants qui avaient organisé une manifestation pour réclamer une meilleure route pour se rendre à leur campus, situé à plusieurs kilomètres d’El Obeid. Le gouverneur leur promis que la route serait goudronnée dans les plus brefs délais64. Asad m’indiqua que ce fut effectivement fait quelques jours plus tard65. Le fait qu’il y ait des changements visibles66 contribue à renforcer la mobilisation des citoyens, ces derniers réalisant que leur participation est effectivement canalisée pour réaliser quelque chose. Cela rend la possibilité de la non-participation moins attirante, mais surtout, en prenant l’initiative, le gouverneur pousse les citoyens à intégrer la relation de réciprocité. En effet, une fois que le gouvernement a tenu parole, ces derniers ne peuvent refuser leur participation en échange, surtout alors qu’elle est cadrée comme un nafîr. C’est en quelque sorte un cercle vertueux qui s’établit dès lors.

2.1.2.2 Une participation qui vise le bien-être collectif

L’exit (Hirschman 1970) face à la demande de participation devient d’autant plus impensable que l’analogie avec le nafîr permet de présenter les projets comme relevant du même processus d’effacement du bénéfice individuel et de primauté du bien-être collectif. En effet, si le nafîr est une pratique sociale qui renforce la communauté en offrant une occasion de se réunir et de célébrer, il s’agit également d’un outil de gestion des ressources

64 Journal, 5 novembre 2015. 65 Journal, 20 novembre 2015.

naturelles et des infrastructures collectives. La coopération entre les membres de la communauté est aussi une question de survie. Comme Kedar l’explique :

People plant his farm, and he must clean it in certain times, plantations are very easy, but cleaning is very difficult. So he needs a short period to clean his farm. So he makes food, some traditional drinks, and calls all these people in the village to come, with one day if the receive, for example, 40 to 60 people, he can do it in one day. But if he does it himself, he needs two months.67

Or, comme le rappelle un autre participant, la saison des pluies est très courte dans la région, ce qui impose des délais stricts et restreints pour la plantation et les récoltes68. Le nafîr est donc à la fois l’occasion de constituer la communauté, car elle se donne à voir physiquement dans le travail collectif, de la solidifier en offrant un moment de socialisation autant que de labeur, et enfin de garantir sa pérennité. Le bien-être collectif est d’ailleurs étroitement associé à celui de l’individu ou de la famille, car ce travail communal ne fait pas de distinction entre un bien privé (une maison) et un bien public (un puits). Par analogie, les projets de la Renaissance sont présentés comme relevant des mêmes préoccupations. Yasin, un fonctionnaire haut placé dans l’organisation de la Renaissance, indique notamment que « The idea is to mobilize this value [of nafîr] to go from personal benefit to communal benefit69». Les documents officiels insistent en outre longuement sur la situation économique de la province, établissant en creux l’urgence et la nécessité de la Renaissance. Le document sur la situation des ressources hydriques de l’État explique par exemple que

Selon les chiffres de la Stratégie du Soudan dans le Combat contre la Pauvreté 2011, le pourcentage de la pauvreté dans la Province est d’environ 58 %, donc supérieur à la moyenne du pays (46,5 %). Les facteurs du changement

67 Entretien, 19 mai 2015, Khartoum.

68 Entretien avec Asad, 29 novembre 2015, El Obeid. 69 Entretien, 10 novembre 2015, El Obeid.

climatiques sont l’une des causes de la hausse des taux de pauvreté. Cette hausse est liée à la baisse des quantités d’eaux potables et même des eaux destinées aux activités agricoles limitées (productions jardinières) (Gouvernement du Nord Kordofan, s. d.)

La Convention de la Renaissance indique quant à elle :

Le taux d’alphabétisation y est de 56 % inférieur à la moyenne nationale de 67 %. Elle vient au 9ème rang pour le taux de mortalité infantile. Concernant l’obtention d’eau potable, elle vient au 8ème rang avec 44 % en dessous de la moyenne nationale (55 %). Tous ces indices sont considérés comme très faibles pour une Province connaissant une stabilité sécuritaire, dotée d’une position stratégique, et possédant tous les outils indispensables au développement (Gouvernement du Nord Kordofan 2014a).

L’idée d’urgence est omniprésente avec plusieurs références aux changements climatiques qui menacent cette région touchée par la désertification depuis les années 1980. Cette idée contribue à justifier la Renaissance et, par conséquent, à susciter la participation, rendue d’autant plus inévitable pour le citoyen que cette dernière est présentée en en appelant à des normes connues, internalisées et localement légitimes.