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résilience de l’autoritarisme : outils d’analyse et démarche de recherche

1.1 Trois mécanismes

1.1.2.2 Le développement comme gouvernementalité

Les politiques de développement sont un terrain privilégié pour mettre en place ces mécanismes de contrôle allant de la répression à la routinisation. En effet, de nombreux travaux en sociologie et anthropologie du développement, inscrits dans la lignée de Foucault mais également dans le courant des études postcoloniales, permettent de conceptualiser le développement comme un acte de pouvoir en soi. Il s'inscrit dans la logique de ce que Foucault définit comme la gouvernementalité, une nouvelle forme de rationalité qui se constitue au XVIIème et XVIIIème. Définie comme « la conduite des conduites », cette nouvelle rationalité politique

S'appuie sur deux éléments fondamentaux : une série d'appareils spécifiques de gouvernement, et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance. (…) Ces techniques et savoirs s'appliquent à un nouvel ensemble, « la population » pensée comme une totalité de ressources et de besoins (Lascoumes 2004, 3).

La gouvernementalité signe le passage d'un exercice du pouvoir dont la finalité était d'entretenir la richesse et le pouvoir du souverain, et dont les principales activités était la conquête et l'appropriation, à un État qui vise à produire et organiser la société afin de développer toutes ses propriétés (Scott 1998, 91). Ainsi, si l'amélioration du bien-être et des conditions de vie de la population devient une fin en soi pour l'État, elle s'inscrit tout de même dans une logique économique. Le concept de développement est une incarnation de cette nouvelle rationalité politique. Il fait partie de cet

Ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population (Foucault 2004, 111 - 12).

À travers les connaissances et les dispositifs matériels qu'il produit, le développement supplée aux savoirs de l'économie politique et aux dispositifs de sécurité qui sont respectivement la « force majeure » et « l'instrument essentiel » de la gouvernementalité (Laborier 2014, 170). Le développement est donc un acte de pouvoir disciplinaire25 dont le but est de façonner les conduites humaines en s'appuyant non plus seulement sur la simple coercition, mais sur l'intériorisation, par l’intermédiaire de dispositifs matériels, de façons de se comporter appropriées. Il vise ainsi à éduquer les désirs et configurer les habitudes, les aspirations et les croyances (Li 2007, 5). Il est une entreprise d'ingénierie sociale dont le grand ordonnateur est en général l'État26.

Le développement est premièrement un discours de connaissance, fondé sur un savoir scientifique qui construit les problèmes, délimite les champs d’intervention et prescrit les moyens d’action. La production de ce savoir spécialisé est ce qui rend possible la mise en œuvre des politiques de développement. Pour Scott (1998), c’est l’essor des sciences qui va permettre à l’État de s’arroger une mission en matière de développement grâce aux connaissances qu’elles produisent. En rendant la société lisible aux yeux de la puissance publique grâce à la production de cartes et de statistiques, les sciences vont permettre de l'envisager comme quelque chose de séparé de l'État et donc un domaine sur lequel il peut agir. En effet,

Legibility is a condition of manipulation. Any substantial state intervention in society - to vaccinate a population, produce goods, mobilize labor, tax people and their property (…) requires the invention of units that are visible. The units in question might be citizens, villages, trees, fields, houses, or people grouped according to age, depending on the type of intervention. Whatever the units being manipulated, they must be organized in a manner that permits them to be

25 Pour une revue du débat sur le lien entre gouvernementalité et discipline, voir Macmillan 2010.

26 L’apparition de l’industrie internationale du développement après la Seconde Guerre moniale signifie que

identified, observed, recorded, counted, aggregated, and monitored (Scott 1998, 183).

Toute intervention en matière de développement implique donc la production préalable d’un savoir spécifique. La pauvreté est ainsi construite comme un enjeu, à la fois de santé publique et de morale, au XIXe siècle, alors que la révolution industrielle bat son plein. Les « pauvres » deviennent une catégorie distincte et la pauvreté un problème social qui requiert l'intervention de l'État (Li 2007, 22). Cette population devient objet de connaissance, elle est gérée à travers la mise en place de politiques sociales touchant de nombreux domaines : l’éducation, la santé, l’hygiène, la moralité… Le discours scientifique n’est cependant pas le seul guide de ces transformations. Elles sont également influencées par des représentations qui font de ces catégories sociales des classes dangereuses, menaçantes pour l'ordre établi (Scott 1998; Li 2007).

Des processus similaires, mais qui ont recours à la violence physique, sont à l'œuvre dans les colonies. Dans ces territoires, ce sont les anthropologues qui produisent un savoir sur les colonisés qui va façonner les modalités d’intervention du pouvoir colonial27. Dans ces espaces dont le développement, instrumental, visait avant tout à bénéficier à celui de la métropole, la volonté d'amélioration apparaît sous les traits de la mission civilisatrice, du « fardeau de l’homme blanc ». Les pratiques coercitives sont alors légitimées par une série de représentations du colonisé comme arriéré. Tantôt « bon sauvage », tantôt travailleur récalcitrant qui nécessite un traitement autoritaire, le travailleur indigène « can, within certain limits, be improved (Barnett 1975, 200 - 201) ». Ces discours ne disparaissent pas totalement avec la

27 Ces relations entre savoir et pouvoir dans les colonies sont analysées de façon approfondie par Edward Saïd

décolonisation. On en retrouve la trace après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le discours contemporain sur le développement émerge. Les mêmes processus qu'au XIXe siècle sont à l'œuvre : les outils scientifiques - démographie, statistiques - sont utilisés par les puissances occidentales pour décrire certains États comme sous-développés - non plus arriérés - et mettre en place les conditions de possibilité d'une intervention visant à régler le problème identifié (Li 2007, 6). L’industrie du développement repose sur une hiérarchie des savoirs, qui place au sommet ceux que la communauté scientifique des ingénieurs, des techniciens, des planificateurs, en un mot des « experts (Mitchell 2002) » produit. À l’instar des États au XIXe siècle et de la puissance coloniale, ces acteurs savent ce qui est bon pour les populations « sous-développées », dont le savoir se trouve logiquement en bas de l’échelle. Les discours sur la supposée résistance au « progrès » des bénéficiaires du développement et sur leur méconnaissance de ce qui leur est bénéfique se fondent sur cette hiérarchie. Ils fournissent un alibi à l’usage d'une certaine violence, jugée nécessaire afin d’imposer aux sujets du développement les solutions à leurs « problèmes »28.