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résilience de l’autoritarisme : outils d’analyse et démarche de recherche

1.2 Démarche de recherche

1.2.4 Les limites de l’enquête

1.2.4.2 Les défis d’une enquête de terrain au Soudan

Au-delà de ces limites, qui relèvent essentiellement de la gestion des gate keepers et de la mauvaise volonté de certains acteurs et intermédiaires, l’enquête de terrain au Soudan présente des défis qui lui sont propres. J’en identifie ici deux en particulier : la présence de l’appareil de sécurité et le maintien d’un degré d’agentivité dans la recherche.

L’appareil de sécurité du régime est visible dans les rues de Khartoum, avec la présence de policiers faisant la circulation, d’hommes armés surveillant les abords des bâtiments officiels, et d’une multiplicité d’uniformes qui ne doit pas faire oublier les autres, ceux qui n’en portent pas mais sont pourtant bien là. Cet appareil est également présent hors des murs de la capitale, comme en témoigne en particulier l’obligation pour la voyageuse étrangère de se présenter au poste de police de toute ville dans laquelle elle désire passer la nuit, officiellement pour des raisons de sécurité. Si la plupart du temps le poids de cet appareil s’est peu fait sentir, il restait omniprésent. Cet extrait de mon journal relatant l’entretien avec un politicien darfurien effectué le 10 mars 2015 en présence d’un autre doctorant en témoigne :

À un moment donné, un homme en tenue traditionnelle blanche entre dans le café de l’hôtel et passe en nous regardant avec insistance. Il s’installe à une table plus loin, qui fait face à notre interlocuteur, mais je ne peux personnellement pas le voir car je lui tourne le dos. Après l’entretien, P. me demande si je l’ai remarqué et m’indique qu’il n’a pas cessé de nous regarder pendant tout l’entretien et qu’il a quitté l’hôtel en même temps que nous. Nous nous demandons s’il connaissait notre enquêté ou s’il s’agissait de quelqu’un des services secrets.

Si la plupart du temps je n’avais pas le sentiment de faire l’objet d’une surveillance particulière, il m’est arrivé une fois lors de mon premier terrain de sentir que mes mouvements étaient bel et bien observés et connus. L’un de mes traducteurs, à qui je n’avais pas fait état de ma visite aux volontaires de la Renaissance à Khartoum, m’indiqua ainsi au détour d’une conversation quelques jours plus tard qu’il savait que je l’avais fait car quelqu’un sur un marché lui en avait parlé. S’il reste impossible de savoir quels chemins a emprunté l’information pour arriver jusque-là, mon traducteur suggéra lui-même que des membres des services de sécurité devaient être présents lors de ma visite, peut-être parmi ces hommes qu’on me présenta vaguement comme des chauffeurs. C’est cependant lors de mon passage à El Obeid que j’ai le plus senti la présence de l’appareil sécuritaire du régime, en particulier lors d’une tentative d’entretien menée le 12 novembre 2015. Ce jour-là, je me rends en compagnie d’une traductrice dans les locaux d’une organisation de jeunesse. Nous y rencontrons plusieurs femmes, mais, alors que je pose des questions sur la Renaissance, nous sommes interrompues :

Un homme arrive dans le local où nous nous trouvons et une discussion commence, de laquelle je suis exclue pour des raisons de langue. Je ne comprends pas très bien ce qu’il se passe, mais a priori il ne veut pas que nous discutions avec les femmes, que nous posions des questions. Je montre ma lettre d’invitation, dont il s’empare avant de se mettre à marcher, quittant le local. Nous le suivons et je ne comprends pas où nous allons. Je me rends compte qu’il nous emmène au bureau de la sécurité. Ma traductrice appelle Hilal afin qu’il explique à sa place ce que nous faisons, mais cela ne semble pas marcher. Nous arrivons au bureau et je m’assois avec ma traductrice dans l’entrée pendant que l’homme part dans un autre bureau avec mon papier. Le ton monte avec les gens qui sont dans la pièce - l’un d’eux travaille au bureau, les autres sont assis là et

j’imagine qu’ils y travaillent aussi mais impossible de le savoir. Aucun ne porte d’uniforme. L’un d’entre eux, qui je crois était présent lorsque je suis venue me déclarer quelques jours plus tôt, explique que je n’ai pas expliqué que je venais faire de la recherche et que je n’ai donc l’autorisation que d’être touriste. Je ne suis bien entendu pas certaine de ce que mon hôte a expliqué dimanche, mais je trouve étonnant qu’il n’ait pas dit ce pour quoi je venais. Je réponds que je n’ai effectivement pas montré ma lettre d’invitation car on ne me l’a pas demandée et que pour moi il ne s’agissait que d’une formalité administrative m’autorisant à rester à El Obeid, et n’ayant rien à voir avec ce que j’y fais concrètement. D’ailleurs, ils ne m’ont donné aucun document, lorsque je me suis enregistrée, qui signale que je suis ici pour le tourisme. Cela rend la situation quelque peu absurde car dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune preuve de ce pour quoi je suis ici. Après un long moment, on nous indique d’aller dans le bureau où l’homme qui nous a amenées ici s’est rendu, et que j’imagine être celui d’un des supérieurs. Il explique que je n’ai pas l’autorisation de faire de la recherche ici, et ma traductrice et moi passons dix bonnes minutes à lui expliquer que la lettre d’invitation de l’Université de Khartoum m’y autorise effectivement. Le problème est bien entendu que la lettre est en anglais et que personne dans ce bureau ne peut la lire. J’explique donc qu’il y a écrit « fieldwork research in

Sudan » dans la lettre et que « fieldwork research » signifie venir faire de la

recherche. Nous réussissons finalement à convaincre cette homme qui finit par nous dire « mafi mushkila43 » et par nous laisser repartir. Encore une fois on ne me donne aucun document certifiant qu’on m’a autorisée à faire de la recherche. J’imagine donc que si je retourne voir cette organisation - l’homme qui nous a amenées ici a bien évidemment disparu - le même problème de savoir si je suis autorisée ou pas se posera44.

Bien que cet incident se soit résolu positivement, il me rappela avec acuité l’omniprésence de l’appareil de sécurité ainsi que la fragilité de ma position, dont j’avais déjà eu conscience à mon arrivée en septembre 2015 lorsque, lors du passage des douanes, je fus mise à l’écart pendant que mon passeport était examiné par plusieurs personnes différentes. Je me trouvais alors à attendre en compagnie d’hommes dont j’ignorais s’ils étaient eux aussi des passagers ou bien des policiers, et l’un d’entre eux me demanda si j’avais eu des problèmes lors de ma dernière visite au Soudan. Le fait qu’il soit souvent difficile de discerner si la personne vous demandant

43Pas de problème.

vos papiers et la raison de votre visite occupe réellement un rôle officiel rend la situation particulièrement pesante : s’agit-il de la police, du NISS, d’un simple curieux ? Que se passera- t-il si je refuse ? Cependant, malgré ce contexte, de nombreux enquêtés n’hésitaient pas à tenir des discours critiques. Pour comprendre cette liberté, il m’a été essentiel de croiser les informations et d’obtenir des informations biographiques sur mes répondants de la part d’autres personnes. Le positionnement social mais aussi familial de certains expliquait en effet leur capacité à s’exprimer ainsi.

Un second défi du terrain fut de maintenir le contrôle sur ma recherche ainsi qu’un degré d’agentivité, dans un contexte où il m’était difficile d’agir seule, et ce en particulier à El Obeid où j’étais dans une situation d’immersion bien plus totale qu’à Khartoum. En effet, dans la capitale, mon logement, partagé avec des expatriés ainsi que les locaux du CEDEJ-K, me permettait en quelque sorte de sortir ponctuellement de mon terrain, la taille de la ville elle- même impliquant en outre que je n’étais pas prise dans des réseaux sociaux aussi denses. Une fois à El Obeid, je me trouvais souvent dépendante d’informateurs qui me conduisaient ici et là pour rencontrer d’autres personnes. Si cela contribue à « l’effet boule de neige » recherché dans toute enquête de terrain, cela ne va pas sans poser problème lorsque l’informateur-clé décide de lui-même qui doit être rencontré, sur les bases de sa propre compréhension de la recherche menée, ou qu’il reste présent lors des entretiens. Cela peut conduire à un phénomène d’encliquage. Il est cependant difficile de l’éviter, et nous ne pouvons souvent le limiter qu’à travers une prise de conscience. La gestion de ce phénomène a parfois été difficile, car certains informateurs ne comprenaient pas pourquoi je ne passais plus par eux et pourquoi je m’appuyais sur d’autres personnes, ce qui rappelle l’un des défis centraux de la méthodologie de l’enquête de terrain : la gestion des relations humaines.

À présent que la démarche méthodologique a été explicitée, nous pouvons entrer dans le vif du sujet. Nous allons donc nous intéresser dans un premier temps aux transformations des relations de pouvoir entre citoyens et autorités qui se jouent à travers la Renaissance.

Chapitre 2 : La tradition réinterprétée : convaincre et