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RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 1 Le développement d’un salariat capitaliste (1949-2002)

1.4. Un nouveau prolétariat dépourvu d’appartenance sociale

Alors que l’essor des entreprises de bourg et de village dans la première phase des réformes était entretenu par la demande domestique, la dégradation du rapport salarial dans les années 1990 est allée de pair avec la transition vers un régime de croissance tiré par les exportations204. La place de l’industrie manufacturière exportatrice est ainsi grandissante dans les années 1990, et s’intensifie encore avec l’accession de la RPC à l’OMC en 2001. Les stratégies de FMN des secteurs textile et de l’habillement, du jouet, puis de l’électronique, en quête de main-d’œuvre peu coûteuse, contribuent à renforcer le mouvement migratoire enclenché lors de la première phase des réformes. La distribution de la population active par secteur est en conséquence considérablement modifiée (voir graphique n°4.3). En 1978, 70,5% des travailleurs étaient employés dans le secteur primaire, 17,3% dans le secondaire et 12,2% dans le tertiaire. 18 ans plus tard, ces chiffres atteignaient 42,6%, 25,2% et 32,2% respectivement (Pringle, 2011). Les restructurations et le dynamisme du secteur non-étatique ont également bouleversé la répartition de la population active par type de propriété, les employés du public comptant pour moins de 40% des travailleurs formellement déclarés à partir de 2006 (voir tableau en annexe n°4.3). Ces chiffres ne tiennent par ailleurs pas compte des travailleurs migrants, dont la grande majorité travaille également dans le secteur privé et les entreprises étrangères (Lee, 2009 ; Périsse, 2009).

203 Alors qu’en 1978, quasiment tous les travailleurs appartenaient au secteur public (dans les entreprises d’État

ou collectives), plus de 80% d’entre eux étaient passés dans le secteur « non-public » dans les années 2000, si l’on prend en compte le secteur informel (Lee, 2009). Corrélativement, alors que moins de 20% des conflits avaient lieu dans le secteur privé en 2000, il en concentre 80% en 2010 (CLB, 2012).

204 La baisse de la consommation des ménages dans le PIB a accompagné la chute de la part des revenus du

Graphique n°4.3 : Emploi par secteurs, comparaison entre 1978 et 2006

Source : Chinal Labour Statistical Yearbook, 2007, in Pringle (2011, p. 42)

Depuis les années 1980, le flux d’individus issus du monde rural entrant sur le « marché du travail » à la recherche d’un salaire, au sein des EBV dans un premier temps, puis dans les entreprises privées et étrangères, n’a cessé de croître. « De main-d’œuvre d’appoint et marginalisée, les mingong sont devenus indispensables tant à la vie quotidienne des urbains qu’à l’économie tout entière » (Périsse, 2014, p. 12). Selon les chiffres du BNS, les travailleurs migrants ont constitué la composante la plus dynamique de la force de travail entre 1995 et 2007, avec une progression de près de 14% par an (Knight et al., 2010). En 2013, toujours selon le bureau national des statistiques, la Chine comptait 269 millions de nongmingong (contre 235 millions en 2008), 166 millions d’entre eux résidant en dehors de leur ville d’origine (waichu nongmingong), et 103 millions étaient employés dans des villes proches (bendi nongmingong) (CLB, 2014b) (voir graphique en annexe n°4.4)205. À la fin des années 2000, ils comptaient pour 58% des travailleurs de l’industrie et 52% dans les services. Ces chiffres sont encore plus importants si l’on se restreint à l’industrie manufacturière (68%) ou au BTP (80%) (Park et Cai, 2011).

La constitution de cette « armée de réserve » a très largement contribué à façonner le régime d’accumulation chinois depuis la fin des années 1970 et représente encore aujourd’hui le principal avantage comparatif du pays. Le système de hukou a facilité la gestion du mouvement migratoire et l’exploitation des travailleurs migrants par les employeurs, avec l’aval des autorités (voir encadré suivant). Le poids des corporatismes locaux s’est là encore fait ressentir, la compétition entre provinces pour attirer les investisseurs incitant les cadres du PCC à fermer les yeux sur le non-respect du droit du travail (Périsse, 2009; Friedman et Lee,

205 La population active totale était quant à elle estimée par le BNS à 919,5 millions en 2013. Les nongmingong

2010). Lee parle à ce sujet de « decentralized local authoritarianism » (Lee, 2007), qui englobe non seulement les pratiques de corruption et de népotisme, mais constitue également le pendant peu reluisant du « local state corporatism » dans le domaine du travail (voir chapitre 2). En l’absence de contre-pouvoirs institutionnalisés, les capitalistes se retrouvent avec un accès illimité au flux de migrants qu’ils peuvent employer pour un salaire de subsistance, dans des conditions de travail ne respectant pas les standards légaux. La « course vers le minimum » (Chan, 2003) dont sont victimes les nongmingong a été très largement décrite depuis le début des années 2000 par les chercheurs et ONG spécialisés sur les questions de travail. Parmi les abus les plus fréquents, ces travaux mettent la lumière sur un temps de travail excessif, pouvant dépasser 80h par semaine sans jour de repos ; des salaires régulièrement impayés, notamment pour les travailleurs sans contrat de travail ; la promiscuité, l’absence d’intimité et l’insalubrité des dortoirs ; les pressions subies par les travailleurs, en particulier les femmes, dans les ateliers et en dehors, qui peuvent s’accompagner de la confiscation du permis de résidence ; un procès de travail peu sécurisé source de nombreux accidents de travail ; une surexposition aux produits toxiques ; ou plus récemment, le recours abusif aux stagiaires et aux intérimaires pour pallier le déficit de main-d’œuvre (Solinger, 1999; Chan, 2003; Ren et Pan, 2006; Fung et Chan, 2011; Froissart, 2013; BSR, 2013)206. En résumé, quatre raisons principales permettent d’expliquer l’exploitation des travailleurs de l’industrie depuis le lancement des réformes : l’abondance d’une main-d’œuvre aisément substituable, la collusion entre les pouvoirs locaux et les employeurs, l’absence de syndicats autonomes et le système de hukou.

Encadré n°4.1 : Hukou et segmentation du rapport salarial

« La base de toute division du travail bien faite, suscitée par l’échange de marchandises, est la séparation entre

la ville et la campagne. On peut dire que toute l’histoire économique de la société est résumée dans l’évolution de cette antithèse ».

Cette affirmation de Marx dans Le Capital prend tout son sens au regard de l’histoire contemporaine chinoise. À l’arrivée des communistes au pouvoir, le système d’économie planifiée est fondé sur la distinction entre villes et campagnes, ces dernières étant chargées de procurer les ressources du développement industriel. L’enregistrement de résidence (hukou) joue un rôle central dans ce dispositif en matière de rationnement et de gestion des migrations. C’est lorsque ce contrôle est relâché à la fin des années 1970 que le développement économique prend toute son l’ampleur, entraînant un bouleversement des institutions de travail.

Pourtant, l’abolition du hukou n’est alors pas programmée. Il devient au contraire un instrument essentiel de la régulation des flux de travailleurs des campagnes vers les zones urbaines et semi-urbaines, en faisant peser une série de contraintes sur l’ « armée de réserve ». Les individus nés dans les campagnes sont ainsi autorisés à venir travailler en ville, mais doivent pour cela obtenir le statut de résident temporaire qui ne leur

206 Comme nous le verrons dans le chapitre 6, la relation salariale peut varier considérablement d’un secteur à

l’autre, l’industrie électronique favorisant par exemple un procès de travail plus sécurisé mais également plus intensif. Elle a également évolué depuis la fin des années 1990, le défaut de paiement des salaires et l’absence de contrats étant aujourd’hui moins répandus que par le passé.

donne pas accès aux bénéfices sociaux des urbains, ainsi qu’un permis de travail. Ce système place entre les mains des employeurs une palette de menaces à intimer aux travailleurs (licenciements expéditifs, confiscation de papiers d’identité, salaires impayés, dénonciation d’individus non enregistrés), tout en limitant les velléités d’actions collectives et de recours en justice. Le hukou rassure par ailleurs les autorités urbaines face au risque de débordement des biens collectifs (Séhier 2009).

Lorsqu’ils prennent le chemin des villes, les migrants abandonnent une grande partie de leurs droits civils et sociaux, et entrent dans une catégorie de « citoyens de seconde zone », parfois comparée une situation d’Apartheid (Solinger, 1999 ; Chan, 2003). Avec l’arrivée de Hu et Wen au pouvoir, la volonté d’ériger une « société harmonieuse » en prenant notamment en compte les risques liés à la montée des inégalités, la question du bienfondé de la séparation entre villes et campagnes a commencé à être posée. De nombreuses expériences de réformes ont depuis lors vu le jour dans les plus grandes villes chinoises. Elles s’inscrivent cependant dans une logique élitiste, l’obtention d’un hukou urbain étant par exemple réservée aux individus acceptés à l’université, capables d’acquérir un logement en centre-ville, ou de justifier d’un compte en banque bien garni. L’éventualité d’une abolition pure et simple de ce système, qui permettrait à tous les citoyens de jouir des mêmes droits sur l’ensemble du territoire national, apparaît fort peu probable à court ou moyen terme (Kam et Buckingham, 2008; Kam, 2013).

L’évolution du hukou depuis le lancement des réformes vient illustrer le processus de conversion d’une institution – l’un des principaux mécanismes de transformation institutionnelle répertoriés par Boyer (2004). Plutôt que de s’en séparer, les dirigeants ont choisi de réformer l’ancien système d’enregistrement de résidence pour l’adapter aux besoins du développement. La possibilité a ainsi été offerte aux villes de réguler l’afflux de cols bleus tout en mettant en place des politiques attractives pour les cols blancs, selon un modèle rappelant à certains égards la « green card » américaine.

L’existence d’une telle ségrégation entre les travailleurs nous empêche de traiter du rapport salarial chinois comme d’un ensemble unifié. Pour Billaudot, le rapport salarial s’établit en effet à la même échelle que la citoyenneté (Billaudot, 1996). Or en Chine, ce dernier met en lien des individus non semblables dans l’ordre politique, les règles mises en place aux niveaux national et local ayant pour but de tracer une séparation entre deux catégories sociales. L’existence du hukou a donc renforcé les discriminations qui s’opèrent habituellement sur le « marché du travail » durant les périodes de développement industriel207.

Il n’est donc pas surprenant que Boyer insiste sur « la nature dépendante, segmentée, sérialisée et, pour

de nombreux travailleurs, concurrentielle du rapport salarial » (Boyer, 2013b) dans son analyse de la configuration institutionnelle chinoise. Il cumule en effet des aspects du rapport salarial « à l’ancienne », « concurrentiel », ainsi que des emplois protégés pour une partie des détenteurs de hukou urbains. Mais c’est bien la faible intégration d’une part massive des travailleurs qui constitue aujourd’hui une véritable menace pour le maintien de la cohérence de la configuration institutionnelle. Ce segment du rapport salarial renvoie en certains aspects à la situation de l’Europe industrielle au tournant du XIXe siècle, avec une quasi-absence

d’organisation indépendante des travailleurs, de protection sociale, ou de limites au temps de travail ; la prévalence de salaires de subsistance ; ou encore une main-d’œuvre composée pour l’essentiel de femmes et de migrants.

L’arrivée des communistes au pouvoir au lendemain de la guerre civile contre le Guomidang entraîne l’unification d’une forme spécifique de rapport salarial, le travail occupant le rôle central de la vie politique – en tant qu’outil de mobilisation et de répression –, sociale, conditionnant l’appartenance à la communauté dans les communes populaires et les

207 A la suite de Piore et Doeringer, Favereau montre qu’au XIXe siècle, puis durant les 30 glorieuses, la

distinction entre « marchés internes » et « externes » trouve son origine dans la généralisation du taylorisme, qui conduit à segmenter le « marché du travail » entre employés qualifiés et non-qualifiés (Favereau, 1989) (voir également note de bas de page n°433 dans le chapitre 8). Dans la Chine contemporaine, cette séparation est légitimée dans l’ordre politique, les travailleurs migrants n’ayant quasiment aucune chance d’accéder au marché interne.

danwei – et économique – avec la massification du salariat et l’impulsion donnée à la production industrielle. À partir de 1978, la « réorientation » conduit au relâchement de la contrainte économique dans les zones rurales, les paysans se voyant autorisés à cultiver une partie des terres pour leur propre compte ou à rejoindre l’industrie, tandis le contrôle social reste intense avec le maintien du système de hukou. Le développement du contrat de travail sert ensuite d’instrument pour démanteler les institutions protectrices du travail, tout en posant les bases d’une nouvelle relation salariale dans le secteur privé, même si dans les faits très peu de salariés en sont bénéficiaires. Nous nous intéressons maintenant plus spécifiquement à la forme du rapport salarial dans l’industrie intensive en main-d’œuvre, qui constitue depuis une dizaine d’années le principal terrain de luttes pour des institutions protectrices des travailleurs.

Section 2 - Le réveil des travailleurs migrants comme prélude au

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