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La sociologie de Pierre Bourdieu et l’économie des grandeurs comme prolongement du cadre régulationniste

RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 2 Un cadre institutionnaliste pour l’analyse de la RSE chinoise

2.2. Comment appréhender la responsabilité des FMN et des usines chinoises dans la Chine contemporaine ?

2.2.4. La sociologie de Pierre Bourdieu et l’économie des grandeurs comme prolongement du cadre régulationniste

Une fois balisé le contexte institutionnel dans laquelle la RSE se déploie, deux temps doivent donc être distingués dans l’analyse de ses effets : il convient tout d'abord d'identifier le type de normes et de règles avancées et par quels types d'acteurs ; avant d'évaluer si celles- ci sont susceptibles de contribuer à l'élaboration de nouveaux compromis institutionnalisés. L'analyse du changement institutionnel en temps réel au niveau des acteurs et de leurs interactions nécessite donc de mobiliser une méthode spécifique pour compléter le cadre théorique régulationniste. Nous opérons ainsi un premier rapprochement avec l'analyse du champ chez Bourdieu ; avant d'entamer un dialogue avec les économies de la grandeur.

Considérer la RSE comme un champ social en construction – traversé par des luttes et des alliances entre acteurs sur les valeurs, discours et pratiques à faire prévaloir – permet

d'appréhender cet objet de manière dynamique (Chanteau, 2011). Chanteau n'est pas le premier à opérer un rapprochement entre l’approche en termes de régulation et la sociologie de Pierre Bourdieu (SPB), Boyer (Boyer, 2003) ayant lui-même défendu la compatibilité de ses travaux avec l'approche en termes de champs, le concept d'habitus permettant de mettre en évidence la manière dont la logique des acteurs se trouve en grande partie déterminée par les compromis institutionnalisés.

Dans le cadre de notre travail de thèse, l'objectif que nous gardons en point de mire n'est pas la description exhaustive de ce champ, et encore moins d'affirmer que la RSE dans l'industrie chinoise répond intégralement aux critères du champ46, mais plutôt de nous inspirer d'une méthode focalisée sur ce que produisent les interactions entre acteurs – qu'elles soient conflictuelles ou partenariales –, en particulier lorsque ces derniers font référence dans leurs discours et dans leurs pratiques à d'autres acteurs du même champ (ou sous-champ).

Dans sa tentative de rapprochement avec la sociologie de Pierre Bourdieu, Boyer s’efforce de démonter les critiques fustigeant l'aspect statique de cette dernière, sa lecture de Bourdieu visant justement à nourrir son analyse du changement et des crises. Ainsi l'affirmation selon laquelle des lois invariantes gouvernent le fonctionnement de divers champs ne doit pas être confondue avec l'impossibilité d'une analyse de la dynamique historique qui s'y opère (Boyer, 2004, pp. 135–136). Si chaque champ est traversé par une opposition entre dominants et dominés, l'asymétrie de pouvoir étant la règle, il est également le lieu de luttes pour conserver ou transformer la distribution de capitaux. Les dominants, se trouvant dans une meilleure position pour défendre leurs acquis, ont plus de facilités à reproduire les mécanismes de domination et à contenir les facteurs déstabilisateurs, sans pour autant que l'on constate de reproduction ad infinitum d'une même structure.

Boyer en vient à retenir cinq facteurs de changement au sein d'un champ : les acteurs dominants sont en mesure d'imposer le « temps des transformations, et l’usage des différentiels de temps est l’une des principales voies de leur pouvoir » (Boyer, 2004, p.139), ce qui suppose également une capacité d'innovation de leur part. La structure du champ est susceptible d’être modifiée par l’entrée de nouveaux agents, ainsi que par la redéfinition des frontières entre les champs. L'intervention publique et la désynchronisation entre habitus et champ – liée par exemple aux évolutions démographiques – sont également des moteurs du

46 Le peu d'autonomie vis-à-vis des autres champs, la jeunesse des dispositifs et organisations ou encore

l’absence d’habitus commun à tous les agents nous amènerait plutôt à évoquer un « sous-champ » à la jonction entre les champs industriel, militant et bureaucratique, et influencé par les interactions avec des acteurs internationaux issus du monde privé et public.

changement. La sociologie de Pierre Bourdieu apparaît à ce titre complémentaire de l’approche en termes de régulation en permettant de passer par l'analyse du niveau des acteurs et des organisations et de leurs interactions pour finalement observer les mutations du mode de régulation.

L'apport de l'approche compréhensive en sociologie nous permet en outre de nous intéresser aux idées et aux représentations dont sont porteurs les dispositifs de RSE. En particulier, les travaux des économies de la grandeur constituent l'une des avancées les plus importantes en économie hétérodoxe dans la prise en compte du rôle des croyances. Considérant dans une perspective wéberienne que l'engagement des individus dans la production capitaliste ne s'explique pas uniquement par une pure contrainte matérielle47, Boltanski et Chiapello s'attellent à partir de l'analyse d'ouvrages de management des années 1990 à identifier l' « esprit du capitalisme », c'est-à-dire l' « ensemble de croyances associées à l'ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d'action et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 42).

47 Ce positionnement les amène à prendre leurs distances avec les approches critiques ne voyant dans la

justification qu'un moyen de masquer les rapports de force, ainsi qu'avec les théories contractualistes de la justice sociale.

Encadré n°1.4 : Sociologie « critique » et « de la critique »

La tentative de réunir dans un même cadre la théorie des champs et les économies de la grandeur peut paraître périlleuse. Ces quelques pages n'ont sûrement pas vocation à revenir sur les termes de la « rupture » entre deux des principaux sociologues français de la seconde moitié du XXe siècle, ou pour caricaturer davantage notre propos, d'unifier les pensées de Durkheim et Weber. Il nous semble toutefois envisageable de les associer dans une perspective dynamique visant à retracer le processus historique de construction des dispositifs de RSE par des groupes d'acteurs ainsi que leurs justifications en analysant conjointement les mécanismes de domination au sein du champ et les conditions d'élaboration de la critique et ses conséquences48. Nous associons ainsi certains

aspects de la sociologie « critique » bourdieusienne à la sociologie « de la critique » à la manière de Boltanski (voir annexe n°1.2 sur la question du changement dans les sciences sociales).

Ces auteurs identifient sept registres de justification – ou échelles de valeur permettant de mesurer la « grandeur » des individus – modélisés dans le concept de « cité »49 et élaborés pour appuyer la critique autant que pour y répondre. L'esprit du capitalisme puise des principes de légitimation au sein de ces différentes cités : il s'agit d'un compromis relativement stabilisé à l'échelle de quelques décennies – à l'image des modes de régulation. Dans le sens où la justification doit se soumettre à des « épreuves » pour être prise au sérieux par la critique50, l'esprit du capitalisme légitime le processus d'accumulation autant qu'il le contraint, fournissant « à la fois une justification du capitalisme (par opposition aux remises en question qui se veulent radicales) et un point d'appui critique permettant de dénoncer l'écart entre les formes concrètes et les conceptions normatives de l'ordre social » (Boltanski et Chiapello 1999, p. 67). La critique se voit donc attribuer un rôle moteur dans les changements du capitalisme, celle-ci pouvant délégitimer l'esprit du capitalisme ; contraindre les porte-parole du capitalisme à adopter des dispositifs plus « justes » – c’est-à-dire « incorporant une partie des valeurs aux noms desquelles il était critiqué » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 73) – ; ou encore, entraîner un « brouillage des cartes » leur permettant d'« échapper à l'exigence de renforcement des dispositifs de justice sociale » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 74).

48 L'objectif n'est pas ici de faire ressortir les constituants de l'esprit du capitalisme en Chine mais plus

modestement d'identifier les différents types de justification mobilisés par les acteurs qui composent le champ de la RSE dans l'industrie, en les replaçant dans une approche historicisée.

49 Respectivement cité inspirée, domestique, civique, marchande, d'opinion, industrielle et par projets.

50 L'existence d'épreuves indique que l'esprit du capitalisme ne se limite pas à une dimension argumentative. Il

doit en effet s'appuyer sur « des dispositifs, c'est-à-dire des assemblages d'objets, de règles, de conventions, dont

le droit peut être une expression au niveau national, et qui, ne se bornant pas à encadrer la recherche du profit, [sont] orientées vers la justice » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 67). L’épreuve est à la fois un rapport de force et représentative des registres de justification de ceux qui y prennent part. « L'épreuve est toujours un rapport de

force, c'est-à-dire l’événement au cours duquel des êtres, en se mesurant (imaginez un bras de fer entre deux personnes ou l'affrontement entre un pêcheur et la truite qui cherche à lui échapper) révèlent ce dont ils sont capables et même plus profondément, ce dont ils sont faits. Mais lorsque la situation est soumise à des contraintes de justification, et lorsque les protagonistes jugent que ces contraintes sont réellement respectées, cette épreuve de force sera tenue pour légitime » (Boltanski et Chiapello, pp. 76-77).

La réunion de la sociologie de Pierre Bourdieu et de l'économie des grandeurs nous permet de traiter la RSE en tant que champ investi par des acteurs inégalement dotés en ressources afin d'y avancer leurs projets respectifs. Le modèle des cités, en mettant en évidence la pluralité des modes de coordination envisageables comme autant de compromis entre différentes conceptions du juste, permet de faire ressortir le processus de construction des dispositifs mis en œuvre par les protagonistes de ce champ et leur besoin de légitimité51. En prolongeant le cadre de l’approche en termes de régulation aux niveaux méso et micro, la mobilisation de ces deux courants offre la possibilité de se défaire d’une approche trop simpliste visant à mesurer l' « impact » de la RSE indépendamment du contexte socio- politique dans lequel s'ancrent les dispositifs mis en œuvre.

Conclusion

Ce premier chapitre avait pour objectif de poser les jalons d’une réflexion sur la manière d’appréhender la RSE en Chine dans une perspective institutionnaliste. Il visait également à éclairer le contexte de développement de ce phénomène dans l’industrie chinoise, et à présenter succinctement les organisations et les dispositifs qui seront analysés dans les parties 2 et 3 de cette thèse.

Nous avons montré que la RSE peut être appréhendée comme une réponse des FMN aux critiques les enjoignant à assurer des conditions d’existence décentes pour les travailleurs des pays du Sud. Elles ont ainsi élaboré, seules ou collectivement, des codes de conduite contrôlés par des audits sociaux. D’autres organisations présentes sur le territoire chinois, qu’elles soient publiques, à but lucratif ou partie prenante de la « société civile »52, prônent cependant la mise en œuvre d’autres types d’approches selon elles plus à même d’influer sur les transformations du rapport salarial. Nous reviendrons plus en détail sur les conditions d’élaboration des instruments de RSE et sur leurs effets. Nous verrons que les dispositifs de RSE sont également des épreuves au sens de Boltanski et Chiapello (1999), c’est-à-dire

51 Nous nous inspirons davantage de la méthode de l'économie des grandeurs que des cités telles qu’identifiées

par Boltanski et Chiapello, car celles-ci apparaissent figées et correspondent aux ordres de justification en vigueur dans la société française au tournant du XXIe siècle (Boltanski et Chiapello, 1999). A titre d’exemple, très schématiquement, la critique des ONG pourrait s'apparenter à la cité civique (l'idée de suivre un intérêt général décidé collectivement), mais cela conduirait à oublier la référence à une vision occidentalo-centrée de l'idéal démocratique tel que défini par Rousseau.

52 Nous incluons dans la « société civile » les organisations largement autonomes des autorités publiques, et dont

les activités ne sont pas tournées vers la recherche de profit. Dans le cas chinois, cette définition comprend des organisations enregistrées auprès du ministère du commerce (MOFCOM), agissant dans l’intérêt des travailleurs (voir chapitre 10 sur les difficultés d’enregistrement des ONG en RPC).

l’émanation de rapports de force devant néanmoins être considérés comme légitimes par la critique pour parvenir à contenir cette dernière.

Nous avons montré que la RSE pouvait être appréhendée comme une tentative de contribution au renouvellement du nécessaire compromis entre efficacité et éthique dans les sociétés capitalistes. Il conviendra dans cette thèse de caractériser les normes promues par les entreprises et les autres acteurs engagés dans la RSE. Nous analyserons leur capacité à renforcer la mise en œuvre des normes légales, ou au contraire à légitimer la résistance des acteurs privés à l’élaboration de contraintes réglementaires. Afin d’appréhender les questions auxquelles la RSE est censée répondre, il convient néanmoins de revenir sur le contexte socio- économique de la Chine contemporaine.

Préalablement à l’analyse des effets de la RSE, les trois prochains chapitres ont pour objectif de poser le cadre dans lequel elle se déploie. Le chapitre suivant nous permet de présenter le cadre d’analyse régulationniste et de revenir sur les transformations de l’économie et de la société chinoise.

Chapitre 2 -

Les transformations de l’économie chinoise

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