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RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 2 Un cadre institutionnaliste pour l’analyse de la RSE chinoise

2.2. Comment appréhender la responsabilité des FMN et des usines chinoises dans la Chine contemporaine ?

2.2.3. Comment traiter de normes « douces » en économie ?

L'un des écueils majeurs d'une étude de la RSE visant à évaluer la possible émergence de nouveaux compromis tient dans la nature des normes véhiculées : il est question d'un « droit souple », « doux» ou « mou » (soft law) qui viendrait compenser la perte de pouvoir des États (Mazuyer, 2013). Contrairement au droit « dur » émis par les gouvernements, seuls dotés du pouvoir d'exercer une « violence légitime » (Weber, 1919) leur permettant « de faire le lien entre des exigences normatives et extra-juridiques et des moyens exécutifs de l'ordre de la coercition et de la sanction » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 51), les codes de conduite incarneraient une forme de normalisation plus « fluide », reposant sur les incitations marchandes plutôt que sur la contrainte, et mieux adaptée à un monde en réseau dans lequel les États ne seraient plus capables d'imposer leurs propres règles: « [les codes de conduite] se présentent ainsi comme une alternative aux procédés classiques d’actions normatives, lesquels montreraient leurs limites dans un contexte de mondialisation néolibérale » (Julien, 2013, p. 50)43.

43 Michalet évoquait déjà l'éventualité d'une régulation de la mondialisation marquée par un glissement du

pouvoir des États-Nations vers les entreprises privées (Michalet, 2002). La phase de globalisation se caractérise par une collusion entre États et FMN, avec une régulation peu institutionnalisée dans laquelle les oligopoles privés prétendent avoir un rôle plus important dans la proclamation de règles plus fluides. On ne peut cependant

Or comme nous le verrons dans le chapitre suivant, l’État est pour l’approche en termes de régulation doté d’un rôle central dans l'élaboration et la stabilité des compromis institutionnalisés en fournissant le cadre de leur mise en œuvre. « La dynamique de changement institutionnel que portent les pratiques de RSE interroge ainsi la nature des règles, et les conditions de leur production » (Lamarche, 2011, p. 2). Paradoxalement, alors que l'une des principales causes du délitement des arrangements de l’époque fordiste en Europe, comme de l’époque socialiste en Chine, se loge dans la montée en puissance des formes de la concurrence, le défi de la RSE consiste à réintroduire des préoccupations éthiques dans l'échange marchand, ce qui revient en d’autres termes à faire jouer l’échange marchand contre le principe capitaliste (Postel et Sobel, 2011). « Il s’agit donc de résoudre par l’échange marchand des problèmes relevant classiquement d’une théorie de la décision publique ou de la rationalité quand celles-ci sont en échec » (Chanteau, 2011, p. 5).

Dans la mesure où le comportement des entreprises ne peut se résumer à une logique purement altruiste ou utilitariste, Chanteau souligne la nécessité d'introduire des variables non économiques pour appréhender leur comportement (Chanteau, 2011). Il propose pour ce faire une méthode visant dans un premier temps à expliciter les mécanismes de construction et de valorisation d'une « norme de qualité » que les entreprises ont jusqu'à présent refusée ; puis à questionner le potentiel de diffusion de cette norme et sa capacité à influer effectivement sur les comportements. Alors que dans les traditions néoclassique et conventionnaliste, la qualité est perçue comme un moyen de résoudre l'incertitude sur des marchés imparfaits, ou plus généralement comme un critère identitaire construit collectivement et permettant d'accroître l'efficacité de tous, Chanteau perçoit la nécessité de s'intéresser à un troisième principe d'adoption d'une telle norme. Au-delà de ces dimensions d'ordres stratégiques et cognitifs,

« l’analyse économique de la RSE doit associer un principe d’ordre identitaire, par lequel des acteurs se conforment à la norme par identification à un groupe qui la respecte déjà ou du moins la rend désirable – ce que théorise en droit le concept de règle-modèle (Jeammaud, 1990), par exemple. Ce principe identitaire ne peut se confondre avec les deux précédents en ce qu’il n’est pas rationnel même s’il est souvent rationalisé ex post : il relève de l’affectuel et du désir, tels que construits par les processus de socialisation de l’individu et les représentations sociales qui en résultent (Chanteau, 2003) » (Chanteau, 2011, p. 7).

considérer que les États-Nations aient définitivement abandonné leur pouvoir réglementaire, la période actuelle voyant coexister normes formelles et informelles. La réponse à la question de la nature des normes de RSE – entre risque d'auto-légitimation des entreprises et renforcement de règles formelles (droit national et conventions de l'OIT) – se présente donc comme une contribution importante à la réflexion sur la caractérisation de la phase de mondialisation à venir.

La stabilisation d'une telle norme nécessite de la part des acteurs des investissements en ressources non seulement matérielles, mais également idéelles, pour faire avancer leur conception du « juste »44.

« Cette dimension symbolique constitue le principe d’action essentiel – le pouvoir de coercition ou d’attraction notamment – d’une norme de qualité, par sa capacité à orienter, attirer, contraindre les représentations sociales des acteurs économiques (effet de séduction, de focalisation voire de sidération) » (Chanteau, 2011, p. 8).

Le projet de norme doit ainsi satisfaire les imaginaires des acteurs concernés autant qu'il doit les intéresser financièrement. Des épreuves de conformité sont enfin nécessaires pour entériner l’accord, tant sur la valeur de la qualité (identité) que sur l’adéquation du produit à cette valeur (conformité) (voir schéma n°1.1) :

« En résumé, une norme de qualité sert à caractériser une valeur sociale (problème de l’identité d’une qualité) et attester de l’adéquation à cette valeur (problème de la conformité) sous contrainte économique (problème de la rentabilité) plus ou moins partagée ou imposée selon la forme de concurrence : les dispositifs matériels de la norme (cahier des charges, procédure d’accréditation, étiquette, signes de qualité, management…) symbolisent cette triple dimension. La normalisation est donc un fait social total, où se jouent des échanges de biens, des échanges de signes et la maîtrise d’une contrainte sur les conduites individuelles, où le fait économique est donc indissociable du fait politique » (Chanteau, 2011, p. 8).

Comme nous le verrons dans le chapitre 6, le potentiel de transformation véhiculé des dispositifs de RSE peut alors être analysé à l'aune de l'étendue de leur diffusion et de leur capacité à stabiliser cet effet en répondant aux épreuves de conformité sans porter à atteinte à la rentabilité des entreprises45.

Schéma n°1.1 : Les conditions institutionnelles d’une norme de qualité

Source : Chanteau (2011)

44 « L’institutionnalisation d’une norme de qualité est un processus à l’issue duquel la norme est adoptée comme

règle « normale » de conduite, depuis l’écriture de la norme (si elle est codifiée) jusqu’à sa diffusion généralisée avec in fine le réglage des comportements par rapport au modèle. Or ce processus requiert des investissements de forme (Eymard-Duvernay, 1989 ; Thévenot, 1995) que, à la suite de Godelier (2007), on qualifiera de ressources matérielles et idéelles » (Chanteau, 2011, p. 7).

45 Nous pouvons d'ores et déjà indiquer que la quête d'institutionnalisation d'une norme de qualité via les

mécanismes marchands semble introuvable pour Postel et Sobel, qui, au mieux, voient dans la RSE un phénomène susceptible de favoriser la transition vers un nouveau mode de régulation (Postel et Sobel, 2011).

Encadré n°1.3 : Responsable devant qui et sur quoi ?

La « responsabilité » se définit comme le devoir de rendre des comptes sur ses actes et d'en assumer les conséquences. Cette définition formelle nous en dit assez peu sur le contenu des dispositifs mis en œuvre dans ce cadre. C'est notamment le sens de la mise en garde de Robé adressée à ceux qui prennent part aux débats sur la « responsabilité » des entreprises : « [s]oyons clair : si elle n'est que morale, elle n'est rien » (Robé, 2010, p. 2). Il en est d'ailleurs de même du « S » (sociale ou sociétale) qui ne renvoie vers personne, et plus encore du « E », l'entreprise étant dépourvue de responsabilité juridique. En réalité, différents groupes cherchent à donner un contenu à la notion de RSE, la « responsabilité » ne pouvant avoir de sens qu'à l'égard d'un groupe de référence. Le schéma suivant reprend cette idée selon laquelle la définition de la RSE et le contenu des dispositifs, loin d’être figés, sont des sujets de débats, voire de conflits.

« On peut lire ainsi pourquoi et comment chaque terme de l’expression « responsabilité sociétale de

l’entreprise » fait l’objet d’investissements de forme pour sa définition (quel type d’engagement et quel type de sanction découlent d’une « responsabilité » ? que désigne le « sociétal », le « social », « l’environnemental », etc. ? ; que désigne « l’entreprise » (quel périmètre ? quelle autorité sur la prise de décisions ? etc.) ? Car, comme pour la définition de la notion de RSE, les réponses à ces questions ne peuvent être prédéfinies par un observateur scientifique : par exemple, ce n’est pas parce que des scientifiques jugent majeur le problème du changement climatique que les professionnels l’incluront ipso facto dans leur domaine de responsabilité » (Chanteau 2011, p. 10).

Schéma n°1.2 : Les axes de délimitation du devoir de responsabilité sociétale des entreprises

Source : Chanteau (2011)

2.2.4. La sociologie de Pierre Bourdieu et l’économie des grandeurs comme

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