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RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 2 Le mode de développement chinois

2.3. Identification de la configuration institutionnelle chinoise contemporaine

2.3.3. L’État chinois dans la régulation

2.3.3.2. L’incrémentalisme de la réforme

Comme l’ont observé nombre d’économistes avant nous (Naughton, 1995; Chavance, 1997; Huchet, 1997; Lemoine, 2006; Aglietta et Guo, 2012; Breslin, 2011; Huang, 2008), le processus de réforme amorcé en 1978 est fondamentalement incrémental, les dirigeants ayant fait preuve de pragmatisme tant sur le plan économique qu’idéologique. Wang Shaoguang, penseur influent de la « gauche » chinoise, souligne que la « capacité d’adaptation » (shiying nengli) du système politique a permis aux dirigeants chinois de surmonter les obstacles institutionnels en s’appuyant sur des expériences menées à petite échelle :

« Tout en préservant l’unité politique, le système autorise des prises de décisions décentralisées dans autant d’endroits que possible et crée ainsi les conditions institutionnelles pour la recherche de diverses méthodes de résolution des problèmes à travers des pratiques et expériences décentralisées » (Wang Shaoguang, in Frenkiel, 2011, p. 3).

Ainsi, lorsque les autorités introduisent des mécanismes de marché à la fin de la décennie 1970, elles le font par l’extension ex post d’expériences concluantes dans l’agriculture (retour à l’exploitation familiale) et dans l’industrie rurale – des secteurs considérés comme secondaires au regard de l’industrie lourde urbaine.

Initialement, les dirigeants n’ont en effet pas cherché à remettre en cause le système d’économie planifiée, leur stratégie consistant à maintenir le niveau de ressources allouées par le Plan en termes absolus. Mais l’augmentation de l’offre a rapidement donné de l’importance aux mécanismes de marché. À partir de 1984, la croissance est essentiellement portée par les secteurs ayant échappé à la planification, le gouvernement accompagnant alors la croissance de l’économie chinoise « hors du Plan » (Naughton, 1995).

138 Après la surchauffe de la fin des années 1980, un mouvement de recentralisation du système fiscal a été opéré

dans les 1990, dans l’optique de garder le contrôle macroéconomique à Pékin. Mais la part des recettes fiscales dans le PIB, qui avait décliné de 33,8% en 1978 à 10,8 % en 1994 (Naughton, 2007), n’a été que faiblement récupérée, leur niveau n’atteignant que 23,1% en 2013 (CIA World Factbook). Plus récemment, le premier ministre Li Keqiang a fait part en juin 2014 de son mécontentement quant à la manière dont les localités exécutent les directives centrales, et à leur inaction vis-à-vis du programme de réformes, via le site officiel du gouvernement (Zhai, 2014).

Néanmoins, contrairement à l’URSS, opter pour une stratégie gradualiste a offert la possibilité aux dirigeants chinois de décréter une « pause » de trois ans lorsqu’un fort mécontentement s’est fait entendre à la fin de la première décennie de réformes. Des périodes de consolidation ont ainsi alterné avec des moments de réforme accélérée. Puis une fois le risque de surchauffe et de déstabilisation sociale de Tian An Men suffisamment éloigné, les autorités se sont attaquées aux entreprises urbaines, tout en parvenant à maintenir une forme de contrôle sur la création de richesses.

Si le gouvernement central a agi sans plan prédéfini, il n’en a pas moins gardé le contrôle sur les pans essentiels de l’économie, le processus à l’œuvre s’apparentant davantage à une transformation de sa présence qu’à un recul. Huchet souligne ainsi qu’« [à] chaque grande étape des réformes, le PCC doit d’abord accepter de changer son propre rôle dans l’économie et la société chinoise » (Huchet, 2013, p. 4). Concernant les entreprises publiques par exemple, « la capacité à diriger l’économie chinoise ne se mesure pas seulement à travers les actifs détenus ou contrôlés par la centaine d’entreprises centrales » (Pairault, 2015, p. 35). La SASAC recensait ainsi près de 20 000 filiales en 2010139.

Le pragmatisme de la réforme se retrouve également dans la souplesse idéologique du régime. La mobilisation sur des thèmes politiques est progressivement délaissée à la fin de la décennie 1970 au profit d’enjeux économiques, l’injonction de Deng prononcée à Shenzhen en 1992 – « enrichissez-vous !» – incarnant un moment de rupture forte avec les objectifs initialement promus par le PCC, même si cette évolution avait déjà été formulée par Zhao Ziyang lorsqu’il était Premier ministre (1980-1987)140. La légitimation idéologique vient ainsi entériner la poussée de l’initiative privée autant qu’elle ne l’encourage. L’année 2001 constitue en ce sens une année charnière dans l’évolution du « socle institutionnel » tel que présenté par Chavance. En plus des transformations institutionnelles consacrées par l’adhésion à l’OMC, l’ouverture du Parti aux entrepreneurs avec les « Trois Représentations » marque dans le même temps l’aboutissement du basculement idéologique, le régime reconnaissant officiellement l’importance de l’accumulation à titre privé.

Encadré n°2.5 : La Chine a-t-elle rejoint la famille capitaliste ?

Doit-on considérer que la Chine appartient dorénavant à la famille capitaliste ? Sans prétendre trancher le débat sur la nature du « modèle chinois », auquel contribuent des spécialistes de toutes disciplines formulant

139Par ailleurs, un tiers du personnel de ces entreprises est membre du PCC (contre 6% en moyenne pour

l’ensemble de la population) (Pairault, 2015).

140 “China must go through an extremely long primary stage so that it can achieve the industrialization and the

commercialization, socialization and modernization of production that other countries have secured through capitalistic means” (Zhao Ziyang, citation de 1987, in Breslin, 2004, p. 6).

des éléments de réponse plus ou moins argumentés, nous nous appuyons sur l’analyse comparative des systèmes pour apprécier la profondeur des transformations à l’œuvre. La tendance dominante en économie consiste à considérer que la Chine a certes fait de grands pas dans la transition vers l’« économie de marché », mais que l’absence de clarté sur les droits de propriété et le rôle toujours prépondérant de l’État dans l’activité économique ne permettent pas de la qualifier d’économie capitaliste à part entière.

Comme corollaire aux droits de propriété, cette réflexion est souvent menée par les économistes au travers de l’ « environnement des affaires », autre manière d’évoquer les relations qu’entretient l’État avec les capitalistes. Dans cette optique, Huang (2008) distingue les années 1980, qui ont été celles d’un « capitalisme entrepreneurial » reposant sur l’initiative privée locale, propice à la lutte contre la pauvreté, à la décennie 1990, qui a vu s’installer un capitalisme « clientéliste » (crony capitalism), caractérisé par la corruption systématique et la coercition du PCC. Depuis lors, l’administration est selon lui omniprésente et arbitraire, et se pose en obstacle à la liberté d’entreprendre. Les entrepreneurs chinois souffrent en particulier de barrières dressées à leurs activités au profit des investisseurs étrangers.

Huang s’inscrit donc dans la perspective dominante selon laquelle la Chine n’a pas achevé sa transition vers le capitalisme car la mainmise de l’État sur les entreprises est toujours forte (qu’elles soient publiques ou non), et que les droits de propriété n’ont pas été suffisamment clarifiés, notamment dans les campagnes. On pourrait ajouter en se référant aux critères du Consensus de Washington, que l’une des raisons pour laquelle la Chine ne peut être considérée comme une économie capitaliste réside dans l’absence de libéralisation du système financier, comme le souligne Breslin :

“the key is the incomplete liberalisation (particularly financial and currency reforms), the use of banks

to support priority industries, and the way that state sector continues to dominate the commanding heights of the national economy while still allowing a role for “hybrid local and foreign firms” and small-scale capitalist activity” (Breslin, 2011, p. 1331)141.

Dans la perspective de l’analyse comparative des systèmes, au contraire, on peut observer une métamorphose du socle institutionnel dans les années 1990 dans au moins trois dimensions : le recul de la planification engendré par les restructurations et privatisations d’entreprises ; les changements dans la structure du salariat (diminution du nombre de fonctionnaires et développement du segment capitaliste) ainsi que dans l’attachement des salariés (contractualisation, mise au travail par la contrainte de la machine plutôt que par la contrainte politique) ; et enfin le soutien explicite du régime politique à l’accumulation privée avec le discours des « Trois représentations ».

L’enjeu de cette réflexion n’est pas d’ordre purement sémantique. Huang considère en effet avoir identifié la raison pour laquelle la Chine est passée d’un développement profitant à toute la population à une croissance marquée par la montée des inégalités depuis la décennie 1990 (Huang, 2008). Un important travail empirique le conduit à mettre en lumière deux aspects de la réforme chinoise, le « succès » de la réforme agraire et le dynamisme des EBV contrastant avec les excès liés à la corruption et à une trop grande mainmise de l’État. Il nous semble pourtant, comme nous le verrons dans le chapitre 4, que la dégradation de la situation des principaux groupes sociaux marginalisés (ruraux et « ancienne » classe ouvrière urbaine) tient davantage aux transformations du rapport capital/travail qu’au rapport entre capitalistes ou entre l’État et ces derniers142. Les travaux de Bergère montrent en effet que de nombreux capitalistes ont profité des années 1990 pour prospérer, à la condition d’accepter les règles fixées par le système. La croissance des inégalités s’explique davantage par la mise à l’écart de catégories dépourvues d’une forme de représentation effective qui leur permettrait de défendre leurs intérêts.

141 Les spécificités suivantes sont avancées pour identifier la nature du « modèle chinois » dans les colonnes du

magazine libéral The Economist, les spécificités suivantes sont avancées : “a managed exchange rate, state

control over key industries including the banking system, preference for diktat rather than democratic debate, heavy state investment in infrastructure and strong support for the export sector” (The Economist, 2010).

142 Si nous ne partageons pas ce qui ressort comme l’une des principales conclusions de cet ouvrage, l’auteur

n’en propose pas moins une analyse détaillée des conditions du décollage économique en remontant le curseur jusqu’à l’époque maoïste. Sa vive critique des travaux de Jeffrey Sachs et l’accent mis sur l’explosion des inégalités depuis les années 1990 constituent d’autres apports importants de ce travail.

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