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RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 1 Brève introduction au développement de la RSE dans l’industrie chinoise : une entrée par les acteurs et les dispositifs

1.1. Les codes de conduite comme compensation du pouvoir des FMN dans les échanges internationau

1.1.1. Les firmes multinationales contre les États

Le constat suivant souffre peu de contestation : la financiarisation des économies, la suppression des barrières aux échanges internationaux et la multinationalisation des firmes ont conduit dans les dernières décennies à relativiser le pouvoir des États-nations. L'œuvre de Charles-Albert Michalet a eu pour objectif de clarifier les concepts et les catégories permettant de traiter du « système de l'économie mondiale » (Michalet, 1985)8. L’auteur retrace ce mouvement en distinguant les différentes phases de la mondialisation s'étant succédé depuis la Seconde Guerre mondiale (Michalet, 2002)9. À la configuration « inter- gouvernementale », basée sur les accords de Bretten-Woods, qui attribuent aux États un rôle majeur dans la définition des règles du jeu du commerce international, se substitue à partir de la décennie 1960 la configuration « multi-nationale » fondée sur la collusion entre les FMN et les États. L’importance croissante de la circulation des biens et capitaux internes aux firmes et la montée des investissements directs à l’étranger (IDE) conduit les gouvernements à se préoccuper de l’attractivité des territoires et à privilégier la concertation avec les FMN plutôt que de leur imposer des règles strictes. En Asie, c'est le moment choisi par les Quatre Dragons (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taiwan) pour établir les zones franches ayant ensuite inspiré la création des zones économiques spéciales (ZES) en Chine (voir chapitre 2).

La décennie 1990 marque l’entrée dans la phase de « globalisation » (Michalet, 2002) qui voit triompher les idées du consensus de Washington inspirées par Williamson et prônant la mise en place de politiques de libéralisation des marchés au détriment de politiques publiques considérées comme trop interventionnistes et dépensières10. Au nom d’une

8 Engagé dans un dialogue permanent avec les auteurs de l’ATR, il reproche à ces derniers un regard quasi

exclusivement macro-économique les conduisant à minorer le rôle des FMN et des banques dans la régulation de l'économie mondiale.

9 La mondialisation se caractérise pour Michalet par l’internationalisation de l’activité des grands groupes

industriels et financiers (Michalet, 1985).

10 Faisant référence au « new constitutionalism » de Gill (1995), Sum considère que le GATT puis l’OMC ont

encouragé la mise en place d’un cadre juridique et politique favorisant les activités des multinationales au détriment des gouvernements. “In contrast with old/democratic constitutionalism, which provides citizens with

rights and freedom by limiting the power of the government, ‘new constitutionalism’: a) locks in (or confers) privileged rights of (trans-)national capital by anchoring them in a cross-cutting web of (trans-)national laws and regulations; and b) locks out (or insulates) democratic scrutiny on marketized issues.” (Sum, 2009, p. 2)

concurrence plus « équitable », l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) – figurant en annexe des accords de Marrakech (1994) instituant l’OMC – limite par exemple la possibilité pour les États de maintenir des règles susceptibles d’être considérées comme des « barrières non tarifaires » 11. Le pouvoir de négociation des gouvernements nationaux est également mis à mal par la transformation organisationnelle de FMN qui, dorénavant plus soucieuses de rentabilité financière que de compétitivité, établissent un réseau d’entités formellement indépendantes de la « firme pilote » (Michalet, 2002 ; Vercher et Palpacuer, 2013).

Dans son analyse macro-historique des systèmes-mondes, Wallerstein appréhende l’expansion territoriale du capitalisme non pas en tant qu’augmentation des échanges sur des marchés, mais comme intégration croissante des systèmes de production et de consommation internationaux (Wallerstein, 2009). La mise en évidence des inégalités au niveau mondial entre deux pôles, le « centre » développé et la « périphérie » fournissant main-d’œuvre et matières premières conduit l’auteur à mettre en exergue les tendances à l'exploitation des travailleurs dans cette dernière. À la suite de Gereffi et al. (Gereffi et Korzeniewicz, 1994; Gereffi et al., 2005), de nombreux travaux se sont inspirés de cette approche pour situer l'analyse au niveau des organisations, à travers le concept de chaînes globales de valeur (CGV). Les auteurs se rattachant à cette conception soulignent que les stratégies d’externalisation et d’internationalisation des grandes firmes sont à l’origine de l’apparition de « chaînes de valeur désormais transnationales, organisées dans des enchevêtrements complexes de réseaux intra et inter-entreprises et dans lesquelles la hiérarchisation des activités, les systèmes de décision, les rapports de pouvoir et les relations au territoire ont profondément évolué » (Palpacuer et Balas, 2010, p. 90)12. En nous situant dans le prolongement de ces travaux, nous mettons en évidence la complexité des rapports de force qui se jouent derrière l’impératif moral que des groupes sociaux tentent d’opposer aux FMN. Parmi les différentes dimensions de l’étude des chaînes globales de valeur13, le mode de gourvenance vise à « saisir les rapports de pouvoir qui structurent l’organisation des échanges et la répartition de la valeur créée le long de la chaîne » (Vercher, Palpacuer, 2013, p. 39). Les grandes firmes des pays développés deviennent des acteurs-clés dans la

11 Nous reviendrons dans le chapitre 8 sur la libéralisation de la production et des échanges dans les secteurs à

forte intensité de main d’œuvre ayant suivi l’entrée de la Chine à l’OMC.

12 Le concept de « chaîne de valeur » fait référence à « la séquence des processus par lesquels les biens et les

produits sont conçus, fabriqués et mis sur le marché » (Vercher, Palpacuer, 2013, p. 38).

13 On distingue la structure input-output, la configuration géographique, la dimension socio-institutionnelle et le

phase de « globalisation » – depuis les années 1990 – en se concentrant sur les activités immatérielles à forte valeur ajoutée et en se désengageant des processus de transformation et de fabrication14, qu’elles laissent à des sous-traitants15. Cette stratégie, qui revient à profiter des avantages offerts par un pays dans un secteur particulier sans implantation industrielle (Michalet, 2002; Sum et Pun, 2005), ne se traduit pas par une perte de contrôle sur le processus productif. Dans les secteurs intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée, les FMN gardent un cahier des charges très strict en ce qui concerne les délais, les critères de qualité ou de design16. Le recours à la sous-traitance est donc un moyen pour les firmes pilotes de réduire leurs coûts fixes (Michalet, 2002).

Encadré n°1.1 Qu’est-ce qu’une multinationale ?

Une « multinationale » est un sujet économique complexe, définie officiellement comme une entreprise (« corporation ») détenant des filiales dans un ou plusieurs pays (The United Nations Centre on Transnational Corporations). Unifiée en tant qu'organisation économique produisant des biens et des services, elle n'a cependant pas d'existence juridique en tant qu'ensemble : « chacune des filiales est une personne juridique

indépendante avec sa personnalité morale propre, son patrimoine propre, sa comptabilité, ses cocontractants ses responsabilités délictuelles et contractuelles, ses créanciers et ses débiteurs » (Robé, 2013, p. 321). Dans les secteurs intensifs en main-d’œuvre que nous analysons, le recours massif à la sous-traitance prolonge la distance entre l'entité chargée de la production et la responsabilité juridique du donneur d'ordres.

Robé (2013) distingue les notions d'« entreprise multinationale » (EMN) (préférable à « société » ou « compagnie » multinationale), désignant l'organisation économique, et de « groupe » pour évoquer la structure sociétaire qui lui permet de fonctionner, mais inexistante du point de vue du droit. Par souci de clarté, nous préférons néanmoins adopter la terminologie de FMN (plutôt qu'EMN) mobilisée par Michalet et la plupart des auteurs se référant aux chaînes globales de valeur. L'approche en termes de CGV a en effet l'avantage d'appréhender ce paradoxe en considérant le processus de production et de distribution non seulement comme le fait d'une somme d'entités distinctes, mais en faisant également ressortir l'organisation économique unifiée par des règles et des conventions. Ainsi pour Levy (Levy 2008), ces réseaux de production mondiaux (global production networks) sont des structures « économiques, politiques et discursives dans lesquels s'articulent le

pouvoir du marché et le pouvoir politique » [traduction]. Ils sont également le lieu d’un rapport de force entre acteurs dominants (les firmes pilotes et donneurs d’ordres) et dominés (les fournisseurs et sous-traitants).

14 La valeur ajoutée au niveau d’une entreprise se définit comme la différence entre le chiffre d’affaires et les

achats à d’autres entreprises. Le PIB est la somme de ces valeurs ajoutées au niveau national, qui inclut d’autres agents que les entreprises (ménages et administration) (Husson, 2013).

15 Selon l'INSEE, « [l]a sous-traitance industrielle consiste, pour une entreprise dite « donneur d'ordres », à

confier la réalisation à une entreprise, dite « sous-traitant » (ou « preneur d'ordres »), d'une ou de plusieurs opérations de conception, d'élaboration, de fabrication, de mise en œuvre ou de maintenance du produit. Ces opérations concernent un cycle de production déterminé. Le sous-traitant est tenu de se conformer exactement aux directives ou spécifications techniques (ou encore « cahier des charges ») que le donneur d'ordres arrête en dernier ressort » (site Internet de l’INSEE).

Le sous-traitant se distingue notamment du fournisseur, qui lui n’est pas censé se conformer à un cahier des charges ni adapter sa production à la demande. La frontière entre les deux est cependant ténue dans les secteurs dominés par un nombre limité d’acheteurs.

16 Ces secteurs (confection, jouet, etc.) sont caractéristiques des CGV dominées par les acheteurs (« buyer-

driven » chains) dans lesquelles un nombre relativement restreint de marques mondialement connues délèguent l’essentiel de la production de produits finis à des sous-traitants pouvant être dispersés sur l’ensemble du globe. Les firmes-pilotes “can and do exert a high degree of control over spatially dispersed value chains even when

Les FMN bénéficient ainsi de la libéralisation des échanges et de la mise en compétition des usines. Profitant de la plus faible mobilité du travail en comparaison des capitaux, elles s'appuient sur la main-d’œuvre moins protégée des pays du Sud, tout en évitant les relations d'emplois directes impliquant une responsabilité juridique. Facilitée par la désintermédiation financière, la mise en place d'une organisation plus flexible les conduit en outre à jouer avec les législations toujours cantonnées à un territoire national, et à obtenir d’importantes concessions auprès d’États soucieux de les attirer. Comme nous le verrons dans les chapitres 2 et 8, l’intégration accélérée de la Chine dans les échanges mondialisés a largement contribué au développement de telles stratégies par les FMN dès les années 1980.

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